Dans son
ouvrage intitulé The Beatles, Ian
Inglis propose une rapide synthèse (176 pages) qui tente de tenir bout à bout :
l’analyse objective des productions du groupe anglais, celle des conditions de
productions (le contexte dans lequel ont travaillé les Beatles) et celle des
conditions de réception (leur succès commercial notamment)[1]. Un
tel projet est particulièrement enthousiasmant lorsque l’on sait que journalistes
et sociologues de la culture ont tendance aujourd’hui à traiter séparément ces
aspects, en privilégiant souvent la réception.
Le cœur de
l’ouvrage est la présentation de l’œuvre des Beatles. Ainsi, Ian Inglis décrit
rapidement chaque chanson enregistrée, en évoquant notamment son thème
(paroles) et certaines caractéristiques musicales (instrumentation, effets
sonores, etc.). Comme indiqué dans l’introduction de son ouvrage, Ian Inglis
entend se distinguer des autres publications sur les Beatles en restant
« objectif et impartial » (p. 1). Cependant, on ne trouvera que des
critiques positives voire élogieuses de la musique du groupe anglais. Critiques
sur la musique reposant selon nous sur deux critères principaux : la
qualité (ou la richesse de l’écriture, du travail sur le son, des harmonies
vocales, etc.) et l’originalité (changements de tempo inédits dans le rock,
mélodie atypique, etc.)[2]. Pourtant,
Ian Inglis critique l’usage des notions de qualité et d’originalité, affirmant
que les jugements reposant sur ces termes sont « presque toujours
subjectifs » et se fondent sur le raisonnement circulaire : « Je
l’aime parce que c’est bon, et je pense que c’est bon parce que je
l’aime » (p. 167). Il met ainsi en question l’objectivité des jugements
esthétiques, y compris donc ceux formulés dans son ouvrage. Pour résoudre cette
contradiction, il faudrait distinguer les jugements de goût propres à chaque
auditeur et donc entièrement subjectifs (comme lorsque l’on aime une musique
qui évoque des souvenirs, une mélodie qu’un parent nous chantait enfant par
exemple) des jugements esthétiques objectifs reposant sur les propriétés
esthétiques de l’œuvre musicale (on peut donc aimer une chanson tout en
reconnaissant qu’elle est objectivement mauvaise)[3].
Par ailleurs,
si l’on accepte le principe d’un jugement esthétique possiblement objectif, une
évaluation de l’œuvre des Beatles soulève une autre question : à quelles productions
musicales doit-elle être comparée ? Doit-on limiter la comparaison à la
production populaire occidentale du 20e siècle, comme le fait
l’auteur, ou à toute la musique occidentale de la même période ? Pour
comprendre ce dont il est question ici, prenons l’exemple de la chanson
« Rain » (1966) : Ian Inglis parle de « premier véritable
enregistrement révolutionnaire » (p. 94), en évoquant les sons lus à
l’envers à la fin de la chanson. Mais cette œuvre musicale, qui peut sans doute
être considérée comme novatrice (ou « révolutionnaire ») par rapport
à la production populaire de son temps, l’est-elle encore par rapport à l’ensemble
de la production musicale contemporaine occidentale, la musique savante (ou
« classique ») comprise[4] ?
Le problème soulevé ici se retrouve dans nombre d’ouvrages portant sur la
musique populaire. Le terme « populaire » est relationnel, dans le
domaine culturel il est défini par opposition au terme « savant ». Les
musiques « populaires » et « savantes » d’une même culture
(ou tradition) partagent en effet des caractéristiques musicales communes et
peuvent donc en principe être comparées. Il serait légitime de formuler un
jugement esthétique comme « révolutionnaire » en tenant compte de la
production musicale savante, ce qui relativiserait certainement l’originalité
prétendue de nombre de productions populaires.
Replacer la
musique populaire dans le cadre plus large de la musique occidentale du 20e
siècle pourrait nous éclairer également sur ses conditions de possibilité. Même
si le contexte économique des années 1960 est évoqué (en particulier le déclin
économique de Liverpool dont sont originaires les Beatles), rien n’est dit (ou
presque) sur la division de la société anglaise en classes sociales. Pourtant
l’opposition entre musique « populaire » et musique
« savante » ou, pour reprendre d’autres termes en usage, musique
« d’en bas » et musique « d’en haut », évoque implicitement
la production musicale de deux classes sociales bien distinctes qui ne
partagent pas tout à fait les mêmes conditions matérielles d’existence. Ces
conditions sont très déterminantes au niveau de la formation et l’exercice des
dispositions et compétences des musiciens. Ian Inglis rappelle à ce sujet que
pour devenir musicien, il faut suivre un apprentissage, afin d’acquérir
notamment des compétences techniques (p. 28). Mais rien n’est dit sur
l’éducation spécifique aux musiciens d’origine populaire, en particulier le
fait qu’ils n’ont pas accès aux études au conservatoire. On peut supposer que
cela a des conséquences sur les compétences acquises et la valeur esthétique
des productions musicales.
Cela étant
dit, il faut souligner la spécificité des conditions de production d’une partie
de la musique « populaire » du 20e siècle, la musique (dite
« de masse ») produite par les industries culturelles comme les
grandes maisons de disque. Ian Inglis mentionne ainsi les moyens matériels importants
mis à la disposition des Beatles, en particulier le studio, qui n’est plus
simplement un lieu d’enregistrement mais un outil de création musicale (p. 79).
Les Beatles profitent du savoir-faire des ingénieurs du son. Ils bénéficient également
de l’aide de leur producteur, George Martin (1926-2016), compositeur et
musicien de formation savante, qui met ses compétences au service du groupe, ce
qui contribue grandement à la valeur esthétique de leur production. Les
conditions sociales de possibilité de la musique de masse sont donc très
différentes de celles des musiciens des classes populaires (paysans ou
ouvriers) qui jouent leur musique pour eux-mêmes ou leur entourage proche, avec
des moyens (matériels) très limités, et sans l’aide de techniciens ou musiciens
savants. Mais ces conditions ne se confondent pas non plus avec celles (autrement
plus privilégiées) de la musique savante, dont on ne dit rien dans cet
ouvrage.
Ian Inglis ne
parvient pas selon nous à montrer clairement le lien existant entre la valeur
de la production musicale et ses conditions de production[5].
Qu’en est-il en outre du lien entre la production et ses conditions de
réception ? L’auteur affirme à plusieurs reprises qu’il y a un rapport
entre la musique elle-même et le succès commercial. Par exemple, le succès de
l’album Please, Please Me (1963) était
garanti selon lui par la variété des chansons contenues dans l’album et la
simplicité musicale qui le rend accessible au grand public (p. 54). La
simplicité et la variété sont-ils des arguments pertinents pour expliquer un
succès de vente ? Plus généralement, le succès commercial d’un disque
est-il lié à son contenu ? Certains faits évoqués par l’auteur laissent
penser le contraire. Inglis indique ainsi que le succès du disque « She
Loves You/I’ll Get You » (1963) a été assuré par la précommande (par les
fans) de plus de 500 000 exemplaires (p. 55). C’est un indice du fait que
les fans achètent aveuglément les disques et donc que la musique n’est pas
toujours à l’origine du succès. Ian Inglis pense cependant que l’on peut
trouver d’autres explications à leur succès (en dehors de la musique
elle-même), comme l’apparence ou le comportement des Beatles, ce qui nous semble
plus convaincant. Il est en effet plus facile d’établir un lien entre les producteurs
(le groupe) et leur réception (leur succès), qu’entre la production (les
chansons) et sa réception. Finalement, les faits évoqués par l’auteur ne sont
pas sans intérêt, mais il manque peut-être un cadre d’analyse qui donnerait une
plus grande cohérence à l’ouvrage et éclairerait un peu mieux le lecteur sur les
liens entre productions, conditions de production et conditions de réception.
[1] Ian Inglis, The Beatles, Sheffield, Equinox, 2017, p. 1-2.
[2] On
peut ainsi lire que « This Boy » est une « chanson d’amour très
originale et émouvante » (p. 58) ; « Eight Days a Week »
« innove (breaks new ground) en
utilisant le fade-in [montée progressive du son au début de la chanson] »
(p. 64) ; « The Inner Light » est une « synthèse
extraordinaire de traditions distinctes » (p. 107) ; « While My
Guitar Gently Weeps » est la chanson de George Harrison la plus
« accomplie et puissante (powerful) »
à cette date (p. 109).
[3] Pour
plus de détails sur cette question, voir Sébastien Réhault, La beauté des
choses. Esthétique, métaphysique et éthique, Rennes, PUR, 2013 ; Eddy
Zemach, La beauté réelle, Une défense du
réalisme esthétique, Rennes, PUR, 2005 ; Roger Pouivet, Le réalisme esthétique, Paris, PUF,
2006.
[4] On
sait que la musique électroacoustique a déjà exploré depuis au moins deux
décennies (milieu des années 1940) les procédés de modification du son d’un
enregistrement repris par les Beatles.
[5] Ce que j’ai tenté de faire
dans La valeur des Beatles, Rennes,
PUR, 2016.
Laurent Denave, « Ian Inglis, The Beatles », Volume !, 14 : 2 | 2017, p. 267-269, mis en ligne le 26 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/volume/5646