Si l’apparence d’un individu donne lieu à des jugements dépréciatifs et engendre une souffrance chez celles et ceux qui n’ont pas la chance d’être considérées comme « beaux » ou « belles », on peut se demander si cette injustice n’est pas aggravée par un lien possible entre beauté et réussite sociale. La beauté constitue-t-elle un capital qui favoriserait l’ascension sociale pour une minorité d’individus et désavantagerait au contraire les moins bien lotis ?
Dans un documentaire intitulé Le chic des laids (2019)[1], on découvre le « Club des gens laids » (Club dei brutti), qui rassemble plus de 32 000 membres dans le monde et organise chaque année le concours de « l’homme le plus laid d’Italie ». Ce club, qui était au départ une sorte d’agence matrimoniale offrant son aide aux personnes « pas très séduisantes » désireuses de se marier, est devenu le « défenseur des laids », se donnant pour objectif de « dédramatiser la laideur, en s’en amusant », comme l’explique son président Giannino Aluigi. Le reportage présente ainsi ses membres comme des « insurgés contre le culte de la beauté » :
« « La laideur est une vertu, la beauté une servitude. » Telle est la devise du village italien de Piobbico, dans la région des Marches. Ses quelque 2 000 habitants opposent en effet une résistance farouche au culte de l’apparence, perpétuant chaque année une tradition née en 1879 : le festival des moches. (…) Ils sont nombreux à faire le déplacement car ils ne rateraient sous aucun prétexte les parades chamarrées qui se succèdent à cette occasion, accompagnées de vin, de danses et de chants. De l’avis général, l’élection de l’homme le plus laid d’Italie est le moment phare du festival. Le vote a lieu dans une ambiance joyeuse et détendue. En effet, à Piobbico, personne ne doit avoir de complexe parce que son physique ne correspond pas aux canons de beauté en vigueur. S’il peut prêter à sourire, le sujet est en réalité très sérieux, comme en témoigne « Poldo » Isabettini, grièvement blessé dans un accident qui l’a profondément marqué sur le plan physique et psychique. « L’homme le plus laid d’Italie », c’est lui – un titre qu’il entend bien défendre à Piobbico. Car au-delà de la compétition, il en va de son amour-propre »[2].
Documentaire Le chic des laids (Arte, 2019)
Giannino Aluigi explique que son club reçoit nombre de lettres dans lesquelles leur auteur raconte son expérience personnelle de la laideur, expérience de rejet et de souffrance. Le but du club est donc de faire en sorte que l’on « arrête de stigmatiser la laideur » : « Notre philosophie de vie consiste avant tout à ne pas prêter d’importance au mot laid. C’est à force de répéter « il est moche, il est beau », qu’on fait exister la différence. Il faut arrêter d’accorder de l’intérêt à cette distinction. D’ailleurs la beauté qu’est-ce que c’est ? C’est une façon de voir ! ». Est-ce une façon de nommer les choses ou de les voir ? Et ne plus nommer la chose suffira-t-il à la faire disparaître ? Il n’est pas certain que cette déconstruction d’un mot ou d’une représentation soit vraiment efficace, d’autant que celles et ceux qui fixent les canons de beauté disposent de moyens colossaux pour perpétuer cette représentation. De fait, les industries culturelles et médiatiques, sans parler des mondes politique et économique, n’ont pas l’air d’être spécialement préoccupés par la souffrance générée par le « culte de la beauté »…