samedi 17 septembre 2022

Bourdieu à Hollywood : Les évadés, un exemple de propagande sociologique

 

 


 La « propagande sociologique » au cinéma

 Le sociologue Jacques Ellul distingue deux types de propagande, la propagande « politique » et la propagande « sociologique » : « La première (celle des gouvernements, partis et groupes de pression) se distingue de la seconde qui, moins visible, se rapproche de la socialisation, que l’on peut définir elle-même comme processus d’inculcation des normes et valeurs dominantes par lequel une société intègre ses membres »[1]. Ellul oppose ainsi « le caractère direct, délibéré et coercitif de la propagande politique (que l’on trouve en priorité dans les régimes totalitaires) au caractère "plus vaste", "plus incertain", idéologique, "diffus", inconscient et spontané, de la propagande sociologique. Celle-ci, que l’on répugne à désigner sous le terme de propagande dans nos démocraties pluralistes, agit "en douceur", par "imprégnation". Elle s’exprime par la publicité, le cinéma commercial, les relations publiques, la technique en général, l’éducation scolaire, les services sociaux… En partie non intentionnelle, cette propagande repose sur ces activités multiples qui agissent de façon concordante comme un ensemble pour inculquer un certain mode de vie. »[2]. Inculquer (ou reproduire) un « certain mode de vie » mais aussi un certain ordre social, avec ses hiérarchies et ses rapports de domination[3].

 On a un très bon exemple de propagande sociologique avec le film hollywoodien Les évadés (Frank Darabont, 1994), que l’on pourrait utiliser pour illustrer les analyses du sociologue Pierre Bourdieu sur la reproduction de la domination sociale, en particulier ses notions de « capital culturel » et de « violence symbolique ».

 

La vie privilégiée d’un bourgeois en prison (le capital culturel)

 Le vice-directeur d’une grande banque, Andy Dufresne (Tim Robbins), est condamné injustement à la prison à vie pour le meurtre de sa femme et son amant. Au pénitencier, il est visiblement le seul à être issu de la classe dominante, les autres détenus semblent tous issus des classes populaires, en particulier celui qui va devenir son ami, Red (Morgan Freeman). Grâce à sa « bonne éducation » (maîtrise de la langue écrite et autres dispositions et compétences acquises dans le milieu dont il est issu), Andy peut s’en sortir bien mieux que les autres détenus (et même s’évader). Son capital culturel[4] lui permet d’acquérir de véritables privilèges. Il échappe au service de la blanchisserie pour travailler à la bibliothèque et comme comptable personnel du directeur de la prison – ce dernier souhaitant « trouver quelque chose de plus convenable pour un homme de son éducation ». Autrement dit, à l’intérieur même de la prison, il échappe aux travaux manuels visiblement pénibles pour un travail plus « intellectuel ».

 

 

Il peut mettre ses compétences au service des gardiens, en remplissant leur déclaration d’impôt ou en leur donnant divers conseils. En échange des services rendus, il obtient des privilèges non seulement pour lui-même (protection des gardiens notamment) mais aussi pour ses camarades. Par exemple, pour avoir donné un bon conseil (financier) au chef des gardiens, il obtient qu’on leur donne une bière.

 

 
 

L’usage de connaissances acquises au sein d’un milieu favorisé est présenté ici comme une action désintéressée. On percevra ce personnage non pas comme un individu privilégié mais comme un homme « bon » ou « généreux ». À ce propos, Red fait le commentaire suivant : « Vous pourriez dire qu’il a fait ça pour s’attirer la faveur des gardiens, ou peut-être se faire des amis parmi les détenus. Moi, je crois qu’il l’a fait juste pour se sentir à nouveau normal, ne serait-ce qu’un petit moment ». Ce serait ainsi une action complètement désintéressée. Mais quelque temps plus tard, Andy sortant de l’infirmerie après une agression, ses amis veulent lui faire bon accueil (lui offrir un cadeau notamment) et l’un d’entre eux déclare : « On lui doit bien ça, rien que pour les bières ».

 Comme l’a bien montré Marcel Mauss, sous l’apparence d’un acte purement désintéressé que serait le don (offre de biens ou de services) se cache un système complexe d’obligations qui impose aux individus de donner, d’accepter ce don et de le rendre. Par l’obligation de rendre, le donataire devient l’obligé du donateur. Le don instaure ainsi une hiérarchie entre individus (et groupes sociaux) : « par ces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité »[5]. Grâce à son capital culturel, Andy peut rendre service aux gardiens et faire des « dons » à ses codétenus, qui lui sont alors redevables, ce qui instaure (ou renforce) une hiérarchie (une relation de domination[6]) entre eux.

 La position sociale dominante de notre bourgeois embastillé est affirmée également par ses pratiques culturelles distinguées : il parvient notamment à faire entendre un air de musique classique aux détenus, qui mettent en suspens leurs activités et semblent fascinés par ce qu’ils écoutent. Comme l’a bien montré Pierre Bourdieu, la culture savante est un « vecteur de "distinction", c’est-à-dire de différenciation de soi d’avec les autres, de mise à distance des autres, d’écart institué avec eux »[7]. À ce propos, Daniel Vander Gucht précise ceci : « Il faut donc reconnaître que la culture peut servir à assurer une forme de domination symbolique qui est d’autant plus redoutable qu’elle est insidieuse. (…) les œuvres culturelles aussi bien que les pratiques culturelles sont hiérarchisées socialement de telle sorte que nos goûts et nos choix culturels nous classent immanquablement. L’usage de la culture légitime génère des profits de distinction pour ceux qui aiment ou font mine d’apprécier les valeurs de la culture savante. »[8].

 Pour ses qualités (sociales) et par ses pratiques (culturelles), Andy obtient de ses codétenus (et même de ses gardiens[9]), une forme de respect et de soutien, qu’aucun dominé ne serait en droit d’attendre dans ce contexte.

 

Le pauvre noir reconnaissant (la violence symbolique)

 

 

Le personnage joué par Freeman (Red) est tout de suite admiratif d’Andy. Si à son arrivée il dit qu’Andy « a l’air d’être né avec une cuillère en argent dans la bouche » (il reconnaît donc immédiatement ses origines sociales plus élevées), il dit peu de temps après ceci : « Je comprends pourquoi les gens le prenaient pour un snobinard. Il avait une espèce de retenue, de façon de marcher différente des autres. Il déambulait comme un type dans un parc sans avoir l’air de se soucier du monde, comme s’il avait une cape invisible qui pouvait le protéger de cet endroit. Oui, je crois pouvoir dire franchement qu’Andy m’a plu dès le début » (on le voit regarder Andy avec admiration).

 On a une illustration ici de ce que Pierre Bourdieu appelle la violence symbolique, qui caractérise le rapport entre Andy et son ami Red. Le sociologue Franck Poupeau rappelle que « la violence symbolique désigne avant tout une incorporation de structures cognitives et de catégories de pensée qui produisent un ajustement ou plus exactement un consentement à l’ordre social d’autant plus fort qu’il s’impose comme allant de soi. »[10]. Red ne perçoit pas semble-t-il tout ce que l’on peut attribuer aux conditions privilégiées dont a bénéficié Andy, et semble en permanence ébloui par les capacités (intellectuelles notamment) et la bonté de son ami bourgeois. Il accepte de le servir avec gratitude… Lorsqu’Andy devient le conseiller financier des gardiens de prison, Red lui sert d’assistant. Le rapport de classe est donc maintenu. Il le sera également à la sortie de prison. En effet, Andy Dufresne parvient à s’échapper et devient propriétaire d’un hôtel (au Mexique) où il va employer Red lorsque celui-ci sera libéré. Le bourgeois blanc continue ainsi d’être le maître du pauvre noir reconnaissant.

 

 

Dans ce film (comme dans la plupart des fictions), on ne nous donne pas les clefs de compréhension de la reproduction de la domination sociale ou symbolique. De fait, les dominants présentent toujours leur parcours comme une réussite individuelle qui ne doit rien à leur appartenance de classe. Les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon parlent à ce propos d’« aveuglement intéressé » : « Les interactions sociales se jouent dans le présent, sans que la boîte noire de l’histoire de chacun soit ouverte : les rapports de force symbolique ne sont possibles qu’à cette condition, et l’on voit à quel point les dominants ont intérêt à ramener la personne à son individualité, irréductible à toute détermination par le social. »[11].

 Alors que le film débute par un fait rare, un membre de la classe dominante se retrouve en prison au plus grand étonnement de ses camarades d’infortune visiblement peu habitués à côtoyer une personne de son rang (« né avec une cuillère en argent dans la bouche »)[12], tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes capitalistes possible[13].

 

[Ce texte reprend et développe une analyse proposée dans son ouvrage : Désaccords artistiques. Essai sur l’origine des désaccords politiques et esthétiques sur l’art (l’Harmattan, 2020).]

 



[1] Jacques Ellul, Propagandes, Economica, 2008 [1962], p. 75.

[2] Idem.

[3] Pour Noam Chomsky, « le divertissement n’a pas que le mérite d’être mieux adapté à la vente de marchandises ; il véhicule également toutes sortes de messages idéologiques. Dans un système d’inégalité croissante, ce divertissement équivaut aux jeux du cirque des Romains : il détourne l’attention du public de la politique et génère une apathie favorable au statu quo » (Noam Chomsky & Edward Herman, La fabrique de l’opinion publique, Paris, Le serpent à plumes, 2003 [1988], p. xviii).

[4] Rappelons avec Alain Accardo que « le capital culturel est l’ensemble des savoirs, savoir-faire, savoir-être, dont l’intériorisation très variable fait qu’un enfant, selon son origine familiale, est plus ou moins précocement familiarisé avec la culture dominante et plus ou moins bien préparé à répondre efficacement aux attentes de l’univers scolaire, à maîtriser les codes, les classements et les stratégies qui y prévalent » (Alain Accardo, Engagements, Chroniques et autres textes [2000-2010], Marseille, Agone, 2011, p. 240).

[5] Marcel Mauss, « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Année sociologique, 1923-1924, in Sociologie et Anthropologie, PUF, 1950, p. 269. Bourdieu prolongera cette réflexion en montrant que c’est l’écart de temps qui sépare le don du contre-don qui fonde la « domination » du donateur sur le donataire.

[6] Domination symbolique, le privilège de classe se transformant par la magie du don en apparence désintéressé en capital symbolique.

[7] Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2010 [2009], p. 170.

[8] Daniel Vander Gucht, L’expérience politique de l’art. Retour sur la définition de l’art engagé, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2014, p. 57.

[9] On peut l’observer lorsqu’Andy les aide à remplir leur feuille d’impôts, les gardiens attendent leur tour avec patience et lui parlent avec respect.

[10] Franck Poupeau, Les mésaventures de la critique, Paris, Raisons d’agir, 2012, p. 122.

[11] Monique Pinçon-Charlot & Michel Pinçon, « Hégémonie symbolique de la grande bourgeoisie », in Paul Bouffartigue (dir.), Le retour des classes sociales, Inégalités, dominations, conflits, Paris, La Dispute, 2004, p. 146-147. Cela fait partie du travail du sociologue critique de dévoiler les mécanismes de la domination, dont l’origine et les effets sont toujours dissimulés ou ignorés.

[12] Cf. Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.

[13] Je n’aborde ici que la question du contenu du film, et passe sous silence celle du contenant, à savoir un produit de l’industrie du cinéma dont l’objectif est de faire du profit (comme toute institution capitaliste digne de cette fonction),  participant ainsi à la reproduction des inégalités économiques (accumulation des richesses par un petit nombre). Produit par Castle Rock (une filiale de Warner Bro.) et distribué par Columbia Pictures, pour un budget de 25 millions de dollars, le film (pourtant considéré comme un « échec commercial ») a rapporté à ce jour plus de 75 millions de dollars. 

 

[Publié à l'origine sur le site du Comptoir]

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