Introduction : Le contexte dans
lequel évoluent les Beatles
Du xvie au xixe siècle, l’Angleterre est
en expansion : expansion démographique, économique (accélérée grâce à la
révolution industrielle et à celle des transports) et
territoriale (unification du royaume et colonisation). Philippe Chassaigne parle « d’hégémonie mondiale » de la
Grande-Bretagne entre 1815 et 1914, une hégémonie économique qui se
« doublait d’une puissance coloniale avec laquelle aucun pays ne pouvait
rivaliser : l’Angleterre était bel et bien la superpuissance mondiale en ce troisième quart de xixe siècle ».
Cette hégémonie commence à prendre fin à partir du tournant du xixe et du xxe siècle, au bénéfice des
États-Unis. Plusieurs graves crises économiques (années 1870 et années 1930) et
deux guerres mondiales diminuent grandement ses ressources. Et dès la fin de la
Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne devient une « puissance de
rang moyen ».
Cependant, il faut ici relativiser le déclin du pays qui reste malgré tout une
grande puissance (économique et militaire). Et ce relatif déclin n’empêche
nullement l’amélioration des conditions de vie de la population, en grande
partie grâce aux luttes sociales des années 1930-1940. L’Angleterre connaît une
période économique relativement prospère du début des années 1950 au milieu des
années 1960 ; le taux de chômage ne dépasse pas 2,5 % et « les
salaires réels progressèrent en moyenne de 29 % entre 1951 et 1964 ».
La situation économique se dégrade ensuite, à la fois au niveau international
(le pays se fait doubler par d’autres dans la course à l’accumulation des
richesses) et au niveau national (la lutte contre les inégalités économiques
s’affaiblit). C’est précisément durant cette période qu’émerge le phénomène
Beatles, et plus largement celui du rock anglais, qui fera la fierté du pays. On
comprend d’ailleurs pourquoi la Reine et le gouvernement valorisent le succès mondial
des Beatles, qui permet de dominer culturellement (à défaut de dominer
économiquement ou militairement), et de donner l’illusion d’une continuité de
la domination anglaise sur le monde… Cette toile de fond socio-économique ainsi
posée, quelles sont plus précisément les conditions de production de la musique
populaire anglaise ?
Si l’on peut
distinguer une musique « populaire » et une musique
« savante » dans toutes les sociétés divisées en classes sociales
comme l’Angleterre, le terme « populaire », au milieu du xxe siècle, ne renvoie plus à
la même réalité sociale (et musicale) qu’un siècle auparavant. Alors que la
musique « populaire » au début du xixe
siècle est produite par les membres des classes populaires (paysans, ouvriers,
artisans, etc.) et pour eux-mêmes, c’est plus rarement le cas dès la fin du
siècle. Se met progressivement en place l’industrie de la musique de masse, une
industrie (en expansion rapide au xxe
siècle) qui est investie par des individus issus de différents milieux sociaux
(y compris de la classe dominante pour les entrepreneurs qui font fortune grâce
à elle). Les musiciens à son service bénéficient de conditions (d’apprentissage
et d’exercice de leur métier) très différentes de celles des musiciens
populaires amateurs du siècle précédent. Si ces conditions ne sont pas encore
comparables à celles dont bénéficient les musiciens savants, elles sont
toutefois bien plus confortables, et on peut légitimement se demander si cela
n’a pas produit d’effets sur la valeur esthétique de leurs productions. C’est
particulièrement évident dans le cas des Beatles, dont nous allons étudier la
trajectoire en deux temps : 1/ les conditions d’apprentissage et leurs
conditions de production jusqu’à leur tout premier succès (1940-1962) ; 2/
les conditions de leurs activités compositionnelles une fois au service de
l’industrie du disque, jusqu’à la dissolution (officieuse) du
groupe (1963-1969).
