jeudi 14 septembre 2023

Sociologie des Beatles

       Introduction : Le contexte dans lequel évoluent les Beatles

  Du xvie au xixe siècle, l’Angleterre est en expansion : expansion démographique, économique (accélérée grâce à la révolution industrielle et à celle des transports) et territoriale (unification du royaume et colonisation). Philippe Chassaigne parle « d’hégémonie mondiale » de la Grande-Bretagne entre 1815 et 1914, une hégémonie économique qui se « doublait d’une puissance coloniale avec laquelle aucun pays ne pouvait rivaliser : l’Angleterre était bel et bien la superpuissance mondiale en ce troisième quart de xixe siècle[1] ». Cette hégémonie commence à prendre fin à partir du tournant du xixe et du xxe siècle, au bénéfice des États-Unis. Plusieurs graves crises économiques (années 1870 et années 1930) et deux guerres mondiales diminuent grandement ses ressources. Et dès la fin de la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne devient une « puissance de rang moyen[2] ». Cependant, il faut ici relativiser le déclin du pays qui reste malgré tout une grande puissance (économique et militaire). Et ce relatif déclin n’empêche nullement l’amélioration des conditions de vie de la population, en grande partie grâce aux luttes sociales des années 1930-1940. L’Angleterre connaît une période économique relativement prospère du début des années 1950 au milieu des années 1960 ; le taux de chômage ne dépasse pas 2,5 % et « les salaires réels progressèrent en moyenne de 29 % entre 1951 et 1964[3] ». La situation économique se dégrade ensuite, à la fois au niveau international (le pays se fait doubler par d’autres dans la course à l’accumulation des richesses) et au niveau national (la lutte contre les inégalités économiques s’affaiblit). C’est précisément durant cette période qu’émerge le phénomène Beatles, et plus largement celui du rock anglais, qui fera la fierté du pays. On comprend d’ailleurs pourquoi la Reine et le gouvernement valorisent le succès mondial des Beatles, qui permet de dominer culturellement (à défaut de dominer économiquement ou militairement), et de donner l’illusion d’une continuité de la domination anglaise sur le monde… Cette toile de fond socio-économique ainsi posée, quelles sont plus précisément les conditions de production de la musique populaire anglaise ?

Si l’on peut distinguer une musique « populaire » et une musique « savante » dans toutes les sociétés divisées en classes sociales comme l’Angleterre, le terme « populaire », au milieu du xxe siècle, ne renvoie plus à la même réalité sociale (et musicale) qu’un siècle auparavant. Alors que la musique « populaire » au début du xixe siècle est produite par les membres des classes populaires (paysans, ouvriers, artisans, etc.) et pour eux-mêmes, c’est plus rarement le cas dès la fin du siècle. Se met progressivement en place l’industrie de la musique de masse, une industrie (en expansion rapide au xxe siècle) qui est investie par des individus issus de différents milieux sociaux (y compris de la classe dominante pour les entrepreneurs qui font fortune grâce à elle). Les musiciens à son service bénéficient de conditions (d’apprentissage et d’exercice de leur métier) très différentes de celles des musiciens populaires amateurs du siècle précédent. Si ces conditions ne sont pas encore comparables à celles dont bénéficient les musiciens savants, elles sont toutefois bien plus confortables, et on peut légitimement se demander si cela n’a pas produit d’effets sur la valeur esthétique de leurs productions. C’est particulièrement évident dans le cas des Beatles, dont nous allons étudier la trajectoire en deux temps : 1/ les conditions d’apprentissage et leurs conditions de production jusqu’à leur tout premier succès (1940-1962) ; 2/ les conditions de leurs activités compositionnelles une fois au service de l’industrie du disque, jusqu’à la dissolution (officieuse[4]) du groupe (1963-1969). 

 


 

 

Chapitre 1 : Formation et professionnalisation d’un groupe de rock (1940-1962)

 

Ce chapitre aborde la première phase de la trajectoire des Beatles : leur formation (années 1940-1950), puis leur intégration progressive dans le monde de la musique pop jusqu’à leur tout premier succès commercial (à la fin de l’année 1962). Nous nous intéresserons ainsi aux compétences et dispositions développées durant leur formation de musicien « populaire » puis au cours de leur professionnalisation (passage d’un groupe amateur à un groupe semi-professionnel puis professionnel). Et nous montrerons les étapes qui ont conduit quatre jeunes hommes issus des classes populaires ou moyennes à occuper une position particulière dans la sphère de la musique « commerciale » et donc à jouir de conditions de vie et de travail pouvant expliquer en partie la valeur de leur production.

 

1 L’apprentissage de Lennon& McCartney

 Pour composer de la musique « populaire », il faut être doté de dispositions et compétences spécifiques. L’analyse de la trajectoire initiale (apprentissage au sein de la famille et à l’école,puis premiers pas dans la pratique musicale de groupe) des deux compositeurs principaux des Beatles (Lennon et McCartney[5]) permettra d’en déterminer les conditions de développement.

 1.1 Genèse des dispositions et compétences de deux musiciens populaires

 Le grand-père paternel du chanteur des Beatles, John (« Jack ») Lennon (1855-1921), dont le nom de famille est irlandais, a grandi à Liverpool et commencé à travailler comme commis avant d’émigrer à New York dans les années 1880. Il a été membre des Andrew Robertson’s Colored Operatic Kentucky Minstrels (troupe de minstrel composée d’environ 30 membres) pendant quelque temps ; mais il n’obtient aucun succès et rentre à Liverpool au tournant du siècle pour reprendre son travail de commis pour une compagnie maritime. Jack Lennon se remarie avec sa logeuse irlandaise (Mary Maguire) avec qui il a huit enfants (les deux premiers moururent très vite). Le salaire de Jack étant faible, la famille Lennon vit dans la pauvreté. Le quatrième fils, prénommé Alfred (1912- 1976) est le père du chanteur des Beatles. Il reçoit une éducation musicale de son père Jack, qui pratique la musique en amateur (au pub ou à la maison) : « Les talents musicaux de Jack furent transmis de façon variable à ses enfants. George, Herbert, Sydney, Charles et Edith chantaient de façon passable et les garçons jouaient de l’harmonica, le seul instrument que des jeunes de leur condition sociale pouvaient s’offrir. Mais Alf, lui, fit preuve de talents d’une qualité supérieure, doublés de ce que son frère Charles, né en 1918, appelait le "goût de la frime". Il savait chanter toutes les chansons de music-hall et d’opérette qui avaient été des succès au cours de la Première Guerre mondiale ; il savait déclamer des ballades, raconter des blagues et se livrer à des imitations[6]. » Le père d’Alfred meurt lorsque celui-ci est seulement âgé de 9 ans. Pour faire vivre sa famille, sa mère gagne sa vie en faisant des lessives. Alfred et Edith sont admis au Liverpool’s Bluecoat Hospital (une école de charité) ce qui enlève à leur mère un poids financier. Alfred rêve alors d’intégrer le show-business : « Depuis sa tendre enfance, son unique désir était de suivre les traces de son père dans le show-business[7]. » Il a d’ailleurs eu l’occasion de réaliser son rêve : après un spectacle, il se présente au responsable d’une troupe de danseurs et chanteurs, et il est immédiatement embauché ; mais ses frères ne lui donnent pas leur accord et un professeur de Bluecoat le ramène à l’école (alors qu’il a tenté de partir sur la route avec la troupe). Un an plus tard, il peut quitter l’école et entrer dans le monde du travail. Il gagne sa vie tout d’abord comme garçon de bureau puis garçon de cabine sur le SS Montrose : « Sa nature sociable et joviale le rendit populaire auprès des passagers et de ses officiers supérieurs […] Lennie – son surnom à bord – obtint rapidement une promotion et devint serveur sur les bateaux de croisière qui naviguaient entre Liverpool et la Méditerranée. Pendant ses heures de loisir, il distrayait des collègues de travail à l’aide de chansons et d’imitations […][8]. » En 1928, il fait la connaissance de Julia Stanley, la mère du chanteur des Beatles. Cette dernière a aussi des talents artistiques : « Julia possédait elle aussi un talent de chanteuse au-dessus de la moyenne et, contrairement à Alf, était une musicienne confirmée. Son grand-père, autre commis de Liverpool en mal de gloire scénique, lui avait appris à jouer du banjo ; elle savait en outre passablement se débrouiller sur un accordéon à touches et un ukulélé[9]. » Mais, après avoir quitté l’école à 15 ans, elle travaille dans une imprimerie (travail de bureau). Ainsi, les deux parents de Lennon ont eu le rêve (aspiration) de faire carrière dans le show-business, qu’ils n’ont pas été en mesure de réaliser ; c’est finalement leur enfant qui le réalisera.

Au niveau sociologique, la famille maternelle est située quelques marches plus haut dans l’échelle sociale que la famille paternelle. En effet, alors que le compagnon de Julia est un garçon de cabine, son père (Pop Stanley) a un rang bien plus élevé dans la hiérarchie de la marine marchande. Ceci explique sans doute en partie les rapports très conflictuels entre Alf Lennon et sa belle-famille. Cela ne les empêche nullement de se marier en 1928 sans même en avertir leurs familles respectives. Leur unique enfant, John, nait le 9 octobre 1940. Du fait de la guerre et de son métier de marin[10], le père de John doit souvent s’absenter du foyer familial. Le mariage des Lennon n’est pas très heureux (fréquentes disputes). En 1944, Julia annonce à son mari qu’elle est enceinte d’un autre homme (l’enfant sera finalement adopté) et en 1946 elle a une liaison ouverte avec un certain John « Bobby » Dykins. Alf Lennon a alors l’intention de s’occuper seul de son fils mais Julia finit par le récupérer. Après quelques péripéties, c’est finalement sa tante Mimi (une sœur de Julia) qui obtient la garde de John Lennon (alors âgé de 6 ans) : « Née en 1906, Mimi était de ces femmes qui, tout à fait à la manière de Betsey Trotwood et d’autres fortes femmes de Dickens, paraissaient n’avoir jamais connu ni passion juvénile ni péché. C’est une personne d’une intelligence exceptionnelle, au langage très châtié et passionnée de lecture qui aurait pu passer de l’école à l’université et tout aussi bien réussi en tant qu’avocate, médecin ou enseignante[11]. » Mimi sera finalement infirmière chef. En 1939 elle épouse George Smith, qui travaille dans l’élevage laitier à Woolton (banlieue aisée de Liverpool)[12]. Le couple s’installe en 1942 dans une large maison (appelée « Mendips »). Mimi assure à John une « bonne » éducation, en particulier au niveau du langage : « Sous sa férule, la plus infime trace d’accent de Liverpool disparut bientôt de la voix de John[13]. » La tante de Lennon dispose d’un capital culturel non négligeable, elle a notamment le goût de la lecture qu’elle transmet à son neveu[14].

L’attrait de ses parents pour le monde artistique (commercial) et de sa tante pour la culture légitime (la littérature notamment) expliquent certainement son intérêt précoce pour l’art. John Lennon commence ainsi à dessiner et peindre très tôt et gagne quelques petits prix artistiques à l’école. On le remarque aussi pour ses caricatures (d’élèves ou de professeurs)[15]. Au niveau de son éducation musicale, sa tante s’intéresse à la musique savante uniquement, qu’elle écoute à la radio mais qu’elle ne pratique pas[16]. Et il ne semble pas que cet intérêt lui ait été transmis. John voit régulièrement sa mère (surtout lorsqu’il se dispute avec sa tante) qui pratique elle-même la musique (lebanjo) et lui fait découvrir les airs à la mode : « Chez Julia, la TSF était allumée en permanence […]. Elle possédait également un gramophone et rapportait presque chaque semaine chez elle un 78 tours flambant neuf dans sa triste pochette brune. Grâce à elle, John avait connaissance de tout ce qui figurait dans le premier hit-parade de musique populaire britannique – appelé "top 12" avant de devenir "top 20" […][17]. » John Lennon est très vite sensible à la musique : « Depuis sa tendre enfance, la réaction de John à la musique avait été viscérale[18]. » Il débute l’harmonica (qu’un étudiant louant une chambre à Mendips lui offre) à l’âge de 6 ou 7 ans : « L’harmonica révéla qu’il possédait une oreille musicale innée, tout comme sa mère, son père et la plupart de ses oncles Lennon inconnus[19]. » Il montre également un intérêt pour le piano, instrument qu’il découvre à l’école et chez des amis, mais que refuse d’acheter sa tante[20]. De plus, Lennon participe à la chorale de l’église qui assure deux messes le dimanche et intervient durant les mariages du samedi. Mais, suite à un petit larcin, il en est assez rapidement exclu. Notons en passant, et ce n’est pas anodin, que John est le chef d’une petite bande de copains qui ne sont pas des « voyous » mais qui commettent quelques petits larcins (entrer au cinéma sans payer, voler dans les magasins, etc.). Ce n’est certainement pas rare pour des enfants de son âge et de son milieu, mais il est important de noter qu’il est déjà le chefde sa petite bande, position qu’il occupera également au sein de ses groupes de musique. 

John Lennon réussit l’examen Eleven plus (examen passé par les collégiens à l’âge de 11 ans) ce qui lui ouvre l’accès à de bons lycées ; il peut ainsi s’inscrire au Quarry Bank High School en 1952 (il a alors 12 ans). Une fois lycéen, ses résultats vont très vite décliner et son comportement être marqué par l’indiscipline. Il est assez bagarreur et dira plus tard à propos de cette période : « J’étais agressif, parce que je voulais être aimé, je voulais être le chef. Ça me paraissait plus amusant que d’être un simple mollasson. Je voulais qu’ils fassent tout ce que je leur demandais de faire, qu’ils rient à mes blagues et m’acceptent pour patron[21]. » On retrouve ici son désir évident de dominer, d’être le chef. Autre trait remarquable de sa personnalité (que l’on retrouvera jusqu’à la fin de sa vie), c’est le fait d’avoir un rapport quasi-fusionnel avec un proche (ami ou petite-amie). Il a ainsi un meilleur ami, Peter Shotton (« Pete »), avec qui il est inséparable : « La comparaison de Pete avec des frères siamois était peut-être plus révélatrice qu’il ne le croyait dans la mesure où John, l’unique, le super-original John, n’aima jamais agir seul. Ainsi qu’il le prouverait plus souvent qu’à son tour par la suite, il lui fallait un partenaire pour laisser s’épanouir ce qu’il avait en lui de plus individualiste : une âme sœur parfaitement branchée sur sa longueur d’onde particulière et faisant à la fois office de stimulus et de public[22]. » Il faudra revenir plus en détails sur ce trait de la personnalité, ce goût de la compagnie qui s’oppose au goût de la solitude des compositeurs savants.

Mais si Lennon n’est pas un élève studieux, il ne se désintéresse pas pour autant de la culture : « Ce qu’il y avait de curieux, concernant cet obstiné bon à rien, c’est qu’en dehors de la salle de classe et de ses contraintes détestées, c’était un rat de bibliothèque dont les goûts littéraires allaient bien au-delà du programme d’anglais de Quarry Bank et qui, livré à lui-même, passait des heures à lire, à écrire ou à dessiner en adoptant la posture du plus consciencieux des étudiants[23]. » Un professeur d’anglais l’encourage également à lire de la poésie. En revanche, ses talents artistiques (y compris musicaux) ne sont pas encouragés par sa tante: « Aux yeux de Mimi, ses dessins et ses poèmes n’étaient rien d’autre qu’une perte de temps qui nuisait à ses études. Il arrivait souvent à John de découvrir en rentrant qu’elle avait effectué un raid sur sa chambre et jeté à la poubelle de la cuisine tous les morceaux de papier sur lesquels elle avait pu mettre la main. […] "Je disais tout le temps [à Mimi] : "Tu as jeté ma putain de poésie, mais tu le regretteras quand je serai célèbre", se remémora John. Je ne lui ai jamais pardonné de ne pas m’avoir traité comme un génie."[24]. » Notons en passant que Lennon est très vite convaincu (dès l’âge de 12ans d’après ses souvenirs[25]) qu’il est un génie.

Jusqu’à l’âge de 15 ans, pour John Lennon, la musique n’est pas encore une « passion[26] ». Ce n’est vraiment qu’à partir de 1955-1956 qu’il commence à se passionner pour le rock[27] et plus particulièrement pour Elvis Presley (1935-1977) dont il va imiter la façon de s’habiller et se coiffer. Si sa tante n’apprécie pas du tout ce genre de musique, en revanche, sa mère l’aime beaucoup. Cette dernière, après l’avoir initié au banjo (en lui apprenant des mélodies simples), lui offre sa première guitare (acoustique). Lennon souhaite prendre des cours particuliers et rencontre même un professeur, mais celui-ci exige de ses élèves d’apprendre le solfège ce qu’il ne « voulut pas se donner la peine[28] ». Sa mère lui conseille alors d’accorder les quatre cordes les plus aiguës de sa guitare comme un banjo et de ne jouer que sur ces cordes ; elle peut ainsi lui apprendre ses premiers accords. À partir de là, John Lennon se passionne véritablement pour la pratique musicale.

À la suggestion d’un camarade de classe, Lennon décide de former un groupe de skiffle, qui était « du rock sous une forme édulcorée et plus socialement acceptable[29] ». Il forme donc un groupenommé (après plusieurs noms provisoires) les Quarrymen[30], dont il prend la tête : « Dès le début, ainsi que s’en souvient Henton, John s’attribua tout naturellement le rôle de leader. "Comme il était le seul chanteur du groupe, c’était lui qui nous disait quoi jouer et dans quel ordre. Et si on voulait être à peu près bons, il nous fallait apprendre les chansons qu’il connaissait"[31]. » Le premier concert public du groupe a lieu en septembre ou octobre 1956. Ils répètent pendant les récréations ou après les cours ; et ils peuvent compter sur le soutien de la mère de John qui les accueille chez elle et leur prépare de quoi se sustenter[32]. Cette dernièreencourageait ainsi les activités musicales de son fils[33].

Son investissement dans la musique ne fait rien pour améliorer ses résultats scolaires qui sont médiocres. Cependant, grâce à l’intervention d’un professeur, John Lennon peut s’inscrire au Liverpool College of Art (où il va étudier pendant 4 ans à partir de 1957) : « Ce qui avait été accompli par John n’avait rien d’extraordinaire. Dans le complaisant système éducatif britannique de la fin des années 1950, pratiquement toute personne faisant preuve de la moindre parcelle de créativité pouvait se trouver une place dans une école d’art et se voir accorder par les autorités locales une bourse généreuse pour subvenir à ses besoins[34]. » Les écoles fréquentées par les élites sont toujours aussi sélectes après la guerre ; ce n’est pas le cas des écoles d’art qui ont une forme de recrutement beaucoup plus souple[35]. Même si les élèves ont souvent des origines sociales plus élevées que les siennes, il parvient à se faire des amis, à commencer par Stuart Sutcliffe (1940-1962) qui est pourtant tout l’inverse de Lennon : il est un excellent élève (très bon peintre), discipliné et très cultivé[36] ; mais il est aussi très attiré par le côté rebelle de Lennon (et la musique rock). De son côté, Lennon admire ses talents artistiques, ce qui ne l’empêche pas de les dénigrer publiquement,sans doute parce que ce serait reconnaître implicitement ses propres faiblesses dans ce domaine. Plusieurs témoignages laissent à penser que Lennonrejette de façon agressive ce qu’il peine à maîtriser. Et son agressivité ne fera que croître après la mort de sa mère (renversée par une voiture) à la fin de l’année 1958. C’est à ce moment-là qu’il rencontre une élève de son école Cynthia Powell (1939-2015). Lorsqu’ils commencent à sortir ensemble, durant les premières semaines, John et Cynthia sont inséparables. Cynthia lui redonne confiance en lui et l’apaise selon le témoignage de Bill Harry (un camarade du Liverpool Art College)[37]. Mais à la fin de l’année scolaire 1959, John est gagné par un sentiment d’échec (scolaire) et sa colère se serait alors transformée en désespoir[38].

Arrivés au terme des études scolaires de John Lennon, nous pouvons faire un premier bilan de ses dispositions et compétences artistiques et musicales. Témoignant à propos des années d’étude au Liverpool Art College, Cynthia Powell (sa future épouse) dira que l’art exige « patience et discipline » ce qui était, selon elle, « impossible pour John[39] ». L’incapacité à se discipliner a été remarquée à propos de ses études générales, mais l’art ne fait pas exception, il semblerait que Lennon était incapable de s’astreindre à un travail régulier et intensif. Il n’a pas les dispositions indispensables pour la création artistique savante (persévérance, patience, goût de la solitude, cf. Partie 1, chapitre 2) comme en témoigne l’un de ses professeurs de peinture : « Je lui trouvais un très grand potentiel, dit Burton. Mais il n’avait pas vraiment le tempérament nécessaire pour être peintre, chose qui implique de passer beaucoup de temps seul. John avait toujours besoin d’un tas de gens autour de lui – et aussi d’en être le leader[40]. » Lennon a clairement conscience de son manque de dispositions et compétences artistiques, ce qui explique sans doute son attitude de rejet de l’institution et de l’autorité : « Dès son second trimestre au Liverpool College of Art, John s’était déjà acquis la réputation d’être l’étudiant qui posait le plus de problèmes, tous groupes d’âge et toutes matières confondues : un fauteur de troubles et un subversif refusant d’accomplir le moindre travail sérieux par lui-même et faisant tout son possible pour distraire ses condisciples. La plupart de ses professeurs l’avaient très vite déclaré réfractaire à tout enseignement, n’exigeant de lui que peu ou pas de travail et évitant toute confrontation en rapport avec son comportement[41]. » Il joue les rebelles (autrement dit, il a une disposition critique manifeste) mais,selon Philip Norman, il manquerait de confiance en lui : « À l’extérieur, il pouvait n’être que fanfaronnade et défiance, mais à l’intérieur il était rongé par son manque de confiance en lui-même, persuadé qu’il n’avait intégré l’école d’art que par un coup de chance et n’avait aucune aptitude pour le travail que l’on attendait de lui[42] ». Cette thèse est soutenue également par un professeur de l’école : « Je crois qu’il se sentait frustré, ce que jamais il n’aurait voulu reconnaître, se souvient Arthur Baillard, un de ses premiers professeurs. Il était là, entouré de gens qui possédaient quelques dons artistiques, et je crois qu’il se sentait dépassé. Il se conduisait de façon stupide pour détourner les autres de leur travail et probablement nier le fait qu’il n’était pas aussi doué qu’eux[43]. » Cependant, on peut penser que pour se rebeller ouvertement contre l’institution et ses représentants (ses professeurs d’art), il faut avoir une grande assurance. Si Lennon devait peut-être complexerdans son école d’art en raison de la faiblesse de ses compétences artistiques, cela ne signifie pas nécessairement qu’il manque en général de confiance en lui. Comme indiqué précédemment, il est très tôt convaincu d’être un génie, il s’impose comme le chef de sa bande de copains et il ne manque pas d’ambition au niveau musical (comme nous le verrons plus loin).

Toujours est-il que John Lennon ne semble pas avoir développé les dispositions typiques des artistes (et compositeurs) savants (autodiscipline, persévérance, patience). Qu’en est-il au niveau de ses compétences musicales ? Lorsque Jann Wennerlui demanderaen 1970 comment il se considère techniquementcomme guitariste, Lennon répondra ceci : « Je suis vraiment embarrassé par mon jeu de guitare en un certain sens car il est très pauvre. […] Mais je peux faire parler une guitare (make a guitar speak)[44]. »On peut penser qu’il s’agit d’une forme de dépréciation correspondant à un manque de confiance en soi ; cependant, il semblerait bien à la lecture des biographies du musicien des Beatles, qu’il n’a pas consacré quotidiennement de longues heures à l’étude de son instrument (en plus du fait qu’il a commencé relativement tardivement, à savoir à l’âge de 15 ans). Cela étant dit, personne n’a jamais prétendu que Lennon était un virtuose de la guitare. Ce point ne fait donc pas vraiment discussion. Retenons enfin que Lennon apprend à jouer de la guitare à l’oreille (oralement si l’on préfère), il ne prendra jamais de cours de solfège et ne pourra lire (ni écrire) la musique.

 

Un rapport plutôt hédoniste à la musique

 

Ce qui différencie la musique populaire de la musique savante selon le musicologue Leonard Meyer[45] c’est le plaisir immédiat ou la jouissance immédiate à l’écoute. On pourrait dire de même pour la pratique : il semblerait en effet que le rapport du musicien populaire à la pratique musicale (instrumentale notamment) puisse être qualifié d’hédoniste. Dans sa très belle étude sur l’apprentissage de la musique populaire en Angleterre (des années 1960 aux années 1990), Lucy Green affirme que le plaisir (enjoyment) est absolument central : les musiciens populaires travaillent leur instrument aussi longtemps qu’ils se font plaisir et arrêtent dans le cas contraire[46]. Nous avons vu dans la première partie qu’un musicien savant débute son apprentissage par l’étude du solfège, puis la maitrise de son instrument se fait par la répétition intensive (et souvent pénible) d’exercices techniques (il fait ses gammes). À l’inverse, comme l’explique Lucy Green, les musiciens populaires préfèrent généralement apprendre en jouant des chansons plutôt qu’en faisant des exercices techniques (des gammes)[47]. Cela ne veut pas dire qu’ils n’en font jamais. L’opposition ascétisme savant/hédonisme populaire n’est sans doute pas aussi tranchée que je pourrais le laisser croire (on devrait plutôt parler de pratique plus ou moins hédoniste ou ascétique): tout musicien populaire doit travailler son instrument et il rencontre des difficultés lorsqu’il compose ou enregistre sa musique ; à l’inverse, le plaisir est loin d’être toujours exclu de l’apprentissage de la musique savante. Mais il est vrai que le rapport à la musique savante est plutôt ascétique. Les œuvres de musique justement nommée « sérieuse », semblent en effet exiger une grande discipline, un travail acharné (persévérance) et une relative solitude, à la fois pour les produire (composition) et les reproduire (interprétation). Des dispositions étrangères semble-t-il à celles que développent ordinairement les musiciens populaires[48].

 

Passons maintenant à la description de la trajectoire initiale de Paul McCartney. Celui-ci est issu d’un milieu relativement plus modeste que celui de John Lennon mais un peu plus musical. Sa mère, prénommée Mary, est une irlandaise catholique qui s’est mariée en 1941 avec Jim McCartney, un anglais protestant. Ce dernier commence à travailler à l’âge de 14 ans dans l’industrie du coton et gravit les échelons pour devenir « vendeur » 14 ans plus tard. De son côté, Mary McCartney devient infirmière à 14 ans (elle travaille à l’hôpital) et 10 ans plus tard elle devient infirmière chef. Après son mariage (à 31 ans), elle travaillera comme infirmière à domicile et sage-femme. La famille de Paul McCartney appartient donc aux classes moyennes même si elle est située un cran plus bas que celle de John Lennon[49].

Les McCartney ont deux enfants : James Paul, né en 1942, et Peter Michael (« Mike »), né en 1944. Paul McCartney est un enfant plutôt sage[50]. Il réussit l’examen « Eleven Plus » : les plus brillants peuvent s’inscrire dans les « grammar schools[51] » qui ouvrent l’accès aux études supérieures. C’est le cas de Paul qui s’inscrit(en 1953) dans la meilleure grammar school de la ville, le Liverpool Institute[52]. Sa scolarité se poursuit sans problème, il obtient de bons résultats[53]. Il suit également des cours d’art[54]. On sait que, durant ces années, Paul McCartney a eu l’ambition de devenir professeur mais également architecte. Cependant, ses résultats scolaires, qui vont baisser à mesure qu’il s’engagera dans la musique, ne lui permettront pas de réaliser ses ambitions[55].

La trajectoire sociale initiale de McCartney se distingue donc assez nettement de celle de Lennon : le premier est à la fois issu d’un milieu moins élevé et il est un élève beaucoup plus sage. Il a également comme particularité d’être issu d’une famille plus musicienne que celle de Lennon et ce, depuis au moins deux générations. Son grand-père a joué dans une fanfare, tandis que son père, pianiste autodidacte, a été musicien semi-professionnel durant la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle il a formé sa propre fanfare (les Masked Melody Makers qui deviendra par la suite Jim Mac’s Band dans laquelle joue du trombone son grand frère Jack). Et il a même composé des « tunes » (airs), sans pour autant se considérer comme un « songwriter » (compositeur de chanson)[56]. Paul grandit ainsi dans un environnement familial musical : « depuis son plus jeune âge, Paul est bercé de ces moments toujours chaleureux où son père crée l’ambiance dès que l’occasion s’en présente, faisant de la musique l’accompagnement vivant d’un quotidien équilibré et harmonieux[57] ». Mais lorsqu’ils sont petits, ni Paul ni son frère[58] ne s’intéressent particulièrement à la musique. Leur père aimerait qu’ils apprennent la musique dans les règles de l’art, c’est-à-dire en étudiant le solfège et le piano classique[59]. Il leur paye des cours particuliers, mais les deux frères abandonnent très vite (au bout de quelques leçons). Il est d’ailleurs intéressant de voir à ce propos comment un biographe présente ces faits : « pour Paul, ces leçons strictes et leur cadre poussiéreux tournent très vite à la torture mentale. Au bout de quelques semaines, il jette l’éponge et enterre avec dédain le solfège et sa rigueur ennuyeuse[60]. » Le biographe présente ainsi le renoncement à l’apprentissage d’un savoir-faire (solfège), qui aurait peut-être donné les moyens (techniques) de produire des œuvres savantes[61], comme un refus légitime de ne pas s’abaisser à une pratique dépassée (« poussiéreuse »), autoritaire (« stricte », « rigueur ») et sans intérêt (« ennuyeuse »). Toujours est-il que Paul McCartney retentera de prendre des cours de piano classique à l’âge de 16 ans (en 1958), encore sous l’impulsion de son père, mais sans plus de succès (ce qui ne l’empêche nullement de jouer un peu de piano sans savoir lire la musique). Il refuse en effet de faire à la maison les exercices que lui donne son professeur et rejette la « discipline rigide[62] » qu’on tente de lui imposer[63]. Il garde donc un rapport plus hédoniste à la pratique musicale. Son père l’a par ailleurs incité à chanter dans un chœur (la chorale de la Cathédrale de Liverpool), sans succès. Néanmoins, Jim McCartney a réussi à lui transmettre quelques connaissances et compétences musicales. Il lui apprend ainsi les bases de l’harmonie (tonalité et accords), en particulier l’harmonisation vocale (chanter plusieurs notes différentes simultanément), ce que Paul enseignera plus tard aux membres des Beatles[64]. En outre, Paul McCartney racontera que son père lui a fait écouter attentivement les parties de basse lorsqu’une musique passait à la radio[65] : on trouve peut-être ici l’origine du talent particulier de McCartney pour la guitare basse (qu’il pratiquera plus tard).

Son père lui offre une trompette pour son quatorzième anniversaire, mais ne pouvant pas chanter en s’accompagnant, comme il aimerait le faire, il obtient qu’on l’échange contre une guitare (acoustique) dont il apprend à jouer seul : « Comme son père le fit jadis, c’est en parfait autodidacte que Paul s’initie alors à son nouvel instrument, mais sans les difficultés inhérentes au fait qu’il soit gaucher. Parce que les années passées à écouter jouer son père lui ont donné une oreille très sûre, il surmonte rapidement ce léger handicap et tire de sa guitare des sons très présentables. […] Au piano, qu’il continue à pratiquer, il singe aussi avec brio Little Richard et son électrifiant Long Tall Sally. Subjugué par le magnétisme des nouveaux héros d’un rock’n’roll naissant, la passion pour cette musique s’empare de lui de façon dévorante et exclusive[66]. » Paul McCartney apprend à jouer de la guitare (accords et solos) en écoutant en boucle des disques sur le gramophone familial[67]. Jusqu’en 1955, il écoutait la même musique que ses parents, en l’occurrence les ballades et musiques de danse (dance tunes), en premier lieu les standards de Gershwin, Cole Porter et Rodgers & Hart[68]. À partir de 1955, il commence à écouter les compositions (plus simples) de skiffle puis de rock’n’roll : le film The Blackboard Jungle où l’on peut entendre la musique de Bill Halley est diffusée en Angleterre en 1955 ; et « Heartbreak Hotel » d’Elvis Presley en mai 1956. Elvis devient l’idole de Paul (comme pour Lennon). Il se coiffe et s’habille dans le style rock et commence à négliger ses cours pour la pratique musicale. Il apporte sa guitare à l’école et joue parfois devant ses camarades dans la cour[69]. La guitare devient alors une véritable passionqui occupe une bonne partie de son temps libre[70]. Certains biographes font un lien entre l’intensification de la pratique musicale et la mort de sa mère (des suites d’un cancer le 31 octobre 1956) ; mais à ma connaissance aucun document ne semble étayer cette thèse.

Finalement, de l’avis de tous les spécialistes des Beatles, Paul McCartney sera de loin le meilleur musicien du groupe, en raison de l’environnement familial très musical, et de sa pratique – très irrégulière avant 1956 mais plus intensive à partir de cette date – de la musique. Il aura notamment une bonne oreille musicale (il peut ainsi accorder sa guitare à l’oreille, ce dont était incapable Lennon). Il continuera d’ailleurs de progresser techniquement durant les années 1960, si bien que pour son premier album solo (qui sortira en 1970), il jouera de tous les instruments (guitare, piano, basse, batterie) entendus sur le disque. Du reste, McCartney sera tout à fait conscient du fait que ses compétences musicales dépassent celles de ses camarades : il ne se privera jamais de leur donner des conseils, de leur montrer comment ils doivent jouer de leur instrument, voire de jouer leur partie à leur place. Plus généralement, McCartney a une très grande confiance en lui, confiance sans doute renforcée par le passage au Liverpool Institute qui donne un « sentiment d’importance » aux élèves[71]. Loin d’être timide, il aime jouer devant ses camarades (notamment lorsqu’il est scout ou à l’école). Chris Salewicz faitainsi remarquer que Paul McCartneyn’a jamais eu peur ou même été nerveux de jouer en public[72]. Il est même très vite persuadé qu’il aura tôt au tard du succès[73]. En revanche, rien n’indique qu’il ait développé toutes les dispositions courantes chez les artistes savants (en particulier l’autodiscipline, l’ascétisme et le goût de la solitude), ce qui le rapproche à cet égard de John Lennon.

 

1.2 Œuvrer au sein d’un groupe de rock

 Le 6 juillet 1957, lors d’un concert donné à la paroisse de l’église de Woolton, John Lennonfait la rencontre de Paul McCartney. Ce dernier est très impressionné par Lennon qui est une sorte de Teddy boy(jeune garçon un peu rebelle), plus âgé que lui (de 18 mois), issu d’un milieu plus élevé que le sien et alors inscrit à une école d’art. Lennon constate que McCartney est un musicien meilleur que lui et que cela pourrait mettre en question sa position de leader mais son ambition artistique le convainc de l’intégrer au groupe. Lennon et McCartney vont très vite se lier d’amitié. Ils peuvent se voir assez souvent car le Liverpool Institute où étudie le second se trouve à côté de l’école d’art du premier. Ils peuvent également se retrouver chez la mère de John qui leur apprend de nouveaux morceaux, ou chez Paul, notamment les après-midi lorsqu’ils décident tous les deux de « sécher » les cours[74]. Ils se retrouvent notamment pour travailler leur instrument (la guitare) : « Assez tôt pour que cela veuille dire quelque chose, John et Paul se mirent à travailler leurs guitares ensemble, sans les autres Quarrymen[75]. » Ils échangent des idées et des techniques de jeu.Mais la première chose que McCartney montre à Lennon est la manière d’accorder une guitare (auparavant ce dernier devait payer un voisin pour le faire)[76]. S’ils peuvent travailler leur instrument en solitaire, la pratique en groupe (ou, tout au moins, en duo) s’impose très vite. Il s’agit d’ailleurs d’un trait distinctif de l’apprentissage de la musique populaire selon Lucy Green : le musicien populaire peut apprendre la musique en écoutant des disques ou en lisant des manuels ce qui est un travail solitaire ; cependant, l’apprentissage se fait toujours en grande partie collectivement (un ami montre les accords d’une chanson, on observe un autre musicien plus expérimenté ou on apprend en jouant avec d’autres musiciens)[77].

Avant de se rencontrer, Lennon et McCartney admiraient tous les deux le duo de chanteurs The Everly Brothers et rêvaient de trouver un partenaire pour composer de la musique. Ils vont réaliser leur rêve ensemble et écrire leurs premières chansons dès l’été 1957. Selon Philip Norman : « L’idée d’écrire puis d’interpréter des chansons originales au lieu de se contenter de recycler celles des autres était solidement ancrée dans l’esprit de Paul bien avant qu’il rencontre John. Il avait commencé à s’y essayer pratiquement dès le jour où il avait acquis une guitare[78] ». McCartney a en effet écrit sa première chanson (« I Lost My Little Girl ») dès la fin de l’année 1956. Ce n’est pas le cas de Lennon semble-t-il qui écrit ses toutes premières compositions sous l’impulsion de sa collaboration avec McCartney. Lorsqu’ils composent, McCartneynote soigneusement les paroles et le nom des accords dans un petit cahier de brouillon (exercice book)[79]. Quant à la mélodie, qu’ils ne peuvent noter, ils partent du principe simple que, si quelques jours plus tard ils ne s’en souviennent plus, c’est qu’elle n’est pas très marquante et a donc peu de chance de retenir l’attention. Dans des entretiens accordés au début des années 1960, lorsqu’ils seront célèbres, McCartney et Lennon déclareront avoir écrit plus d’une centaine de chansons avant « Love Me Do » (leur premier disque enregistré pour EMI). C’est un mensonge comme le reconnaîtra d’ailleurs McCartney un peu plus tard : il dira que « c’est une légère exagération » et que le nombre exact était plus « proche de quatre » ou en tout cas « moins de vingt[80] ». La plupart ont été composées assez rapidement, en deux ou trois heures selon le témoignage de McCartney[81]. Finalement, Lennon& McCartney apporteront au reste du groupe pratiquement toutes les chansons à interpréter et leur indiqueront ce qu’ils doivent jouer, même si leurs camarades peuvent également leur suggérer des idées. À ce propos, Lucy Green fait remarquer que, bien que l’on identifie les compositeurs de chansons dans le domaine populaire, le produit fini (l’œuvre composée puis enregistrée) est presque toujours le résultat d’une coopération entre plusieurs personnes : la composition de musique populaire est généralement le résultat d’une « activité de groupe[82] ».

L’absence de goût de la solitude a déjà été signalée chez Lennon, c’est également valable pour McCartney. On pourrait définir une disposition diamétralement opposée qui serait un goût de la compagnie (ou goût du collectif), à savoir le désir de travailler (composer notamment) en groupe ou avec un collaborateur, de préférer travailler au sein d’un collectif plutôt que seul. Comme le signale Philip Norman, « quoi qu’il fasse, John avait toujours besoin d’un compère soigneusement choisi à titre de mentor et de suiveur[83] ». McCartney et Lennon deviennent très vite « inséparables » selon Geoffrey Giuliano[84]. Ils composent, travaillent la guitare, répètent et donnent des concerts ensemble. Il ne s’agit donc pas ici simplement d’un travail de collaboration entre deux artistes ou d’une mise en commun de savoir et savoir-faire, mais plutôt d’une co-construction de leur identité de musicien-compositeur, symbolisée par la signature commune (« Lennon-McCartney ») pour toutes leurs nouvelles chansons.  

Mike Evans pense que le travail en groupe a permis à Lennon d’être créatif : « Grâce à la collaboration du très pro McCartney et à la capacité innée d’écrire dans le cadre d’un groupe, généralement de bons résultats s’en suivirent. Sans de telles contraintes, le travail solo de Lennon, bien que fréquemment excellent, inclurait aussi un nombre de compositions au mieux vite oubliées, au pire incompréhensibles – une accusation qui pourrait rarement être portée contre la musique des Beatles[85]. »Lennon a sans doute besoin de la discipline imposée de l’extérieur[86] par un collectif de travail pour être productif (du reste, après sa séparation d’avec les Beatles, il lui faudra ensuite travailler en étroite collaboration avec Yoko Ono ou d’autres artistes). C’est valable également pour McCartney qui, de l’avis des spécialistes, sera moins bon en solo et travaillera durant pratiquement toute sa carrière en groupe. C’est une différence essentielle avec un artiste savant qui n’a en principe besoin de personne pour composer son œuvre.

George Martindéfend que s’ils ne s’étaient pas rencontrés, ni Lennon ni McCartney ne seraient devenus les « grands songwriters » qu’ils sont ; Lennon aurait peut-être composé des chansons protestataires à la Bob Dylan tandis que McCartney aurait sans doute composé de jolies mélodies manquant « l’acidité » qu’il a obtenue grâce à John[87]. Selon Bob Spitz, Lennon et McCartney se complètent assez bien : alors que le premier est impatient et négligeant (careless), le second est assez perfectionniste ; et alors que « John se bat pour devenir musicien », Paul semble être un « musicien né[88] ». Mais le premier semble avoir plus de sens critique (autocritique) que le second, ce dont témoignera plus tard Geoff Emerick (l’ingénieur du son des studios Abbey Road où les Beatles enregistrent pratiquement tous leurs albums) : McCartney aura une idée précise de ce qu’il voudra enregistrer, contrairement à Lennon, mais il sera moins ouvert à la critique[89].Selon Emerick, Lennon et McCartney commenteront souvent ensemble ce qu’ils viennent d’enregistrer et discuteront de ce qu’ils pourraient corriger ou changer. Les deux se critiqueront mutuellement ; et Lennon sera sans doute le seul à pouvoir faire changer McCartney d’avis[90].

Didier Eribon note fort justement qu’un groupe de collègues est à la fois émulation (ou compétition[91]) et limitation : « les collègues dont le groupe, on le sait, fonctionne collectivement au moins autant comme une instance de limitation intellectuelle que comme une instance d’émulation[92]. » Et pour s’intégrer dans un groupe de travail il faut être prêt au renoncement nécessaire à la coopération : « si toutes les intelligences individuelles, toutes les ingéniosités, toutes les génialités se donnaient libre cours, il n’y aurait pas d’œuvre commune possible parce que les génialités, du fait de la haute singularité qui caractérise chacune d’entre elles, ont un pouvoir considérable de divergence et de désorganisation, de création de désordre[93]. » C’est valable pour un groupe de musique comme les Quarrymen (et les futurs Beatles). Il faut ainsi savoir s’autolimiter, « restreindre volontairement ses habiletés, brider son intelligence pour que chacun puisse trouver une place à part entière dans le collectif et apporter sa contribution singulière à la coopération[94] ». C’est bien ce qui se passera par exemple lorsque Paul McCartney acceptera de prendre la basse (lorsque le bassiste Stuart Sutcliffe quittera le groupe en juillet 1961), alors même qu’il est meilleur guitariste que George Harrison. Travailler au sein d’un collectif impose ainsi des contraintes voire des limitations.

 

George Harrison entre en piste

 

George Harrison (1943-2001) est issu d’un milieu relativement plus bas que celui de ses camarades (et que l’on pourrait situer au bas des classes moyennes ou entre classes moyennes et classes populaires). Son père, après avoir travaillé comme steward sur un bateau (entre 1926 et 1936), devient chauffeur de bus. Sa mère, qui travaillait chez un marchand de fruits et légumes avant d’être enceinte, s’occupe ensuite de ses enfants à la maison (George est le cadet d’une famille qui compte quatre enfants). Bien que ses parents disposent de peu de moyens financiers, son enfance est heureuse et sans heurts à la différence des autres Beatles. Bon élève, même s’il peut faire quelques sottises en classe (comme la plupart des enfants de son âge)[95], il réussit ses examens Eleven-plus en 1954. Plus tard, il dira qu’il n’aimait pas l’école et s’est assez vite désintéressé des cours[96]. Il va en effet se passionner pour la guitare dès l’âge de 13 ans : « C’était bien entendu, partiellement, un moyen pour arriver à des fins : l’argent, les filles, une vie meilleure, une maison plus grande. Mais, plus que tout, c’était une fin en soi, le chemin le plus direct pour déboucher sur une source simple mais profonde de plaisir[97]. » Sa mère lui offre sa première guitare (d’occasion), une guitare acoustique (et six mois plus tard, elle lui en offre une autre de meilleure qualité). Elle l’encourage constamment, à la fois financièrement et moralement[98]. Il débute seul, à l’aide d’un manuel, et rend visite une fois par semaine à un ami de son père qui lui montre de nouveaux accords ou lui fait découvrir de la musique comme celle de Django Reinhardt[99]. Il apprend également d’un camarade d’école très bon guitariste. Ce qui l’intéresse alors est l’interprétation (de chansons principalement) mais pas la composition ni l’improvisation[100]. Il pense alors qu’il n’a aucun talent pour la musique : sa mère témoignera dans les années 1960 qu’il « ne se trouvait pas bon » et qu’il lui parlait de tous « ces gens qui étaient bien meilleurs que lui[101] ». Ses parents l’ont encouragé, mais n’ayant pas grandi dans une famille très musicale et n’ayant pas pris de cours un peu formels, il a des difficultés techniques et peine à maitriser son instrument. Cela ne l’empêche nullement de former un petit groupe avec un ami et son frère (qui jouent également tous les deux de la guitare). Après avoir rencontré Paul McCartney au Liverpool Institute (où il est admis en 1954), il assiste régulièrement aux répétitions des Quarrymen et c’est à force de persévérance qu’il finit par y être intégré (au début de l’année 1958). Comparé à McCartney (qui s’est toujours comporté avec lui comme s’il était un peu supérieur), il n’a pas sa « créativité ni sa confiance[102] » en lui. Il est simplement guitariste et on n’attend rien d’autre de sa part. Le groupe, dès son arrivée, est dominé par Lennon et McCartney. Ces derniers ne l’encouragent pas à composer et ne lui font pas non plus de compliments sur son jeu de guitare. Cela ne le détourne nullement de son implication dans le groupe. Il s’investit ainsi de plus en plus avec les Beatles et à l’âge de 17 ans il décidera de se consacrer entièrement à la musique, avec la bénédiction de ses parents (qui pensent qu’il est encore jeune et a le temps de voir)[103]. George Harrison deviendra le guitariste soliste des Beatles. Il n’écrira pas de chanson avant 1963 ; il ne bénéficiera d’ailleurs pas de l’aide de ses camarades plus expérimentés à cet égard (même si le fait de les fréquenter quotidiennement lui a permis de beaucoup apprendre) et devra se battre pour imposer ses compositions aux autres membres du groupe (à Lennon et McCartney surtout) qui n’en ont pas une très haute estime[104].

 

Lorsqu’ils composent (ensemble ou séparément) à la fin des années 1950, Lennon et McCartney ne perdent jamais de vue le public pour lequel ils produisent leurs chansons et l’espoir de le séduire avec leurs mélodies, comme en témoignera Paul McCartney (à propos de son travail commun avec Lennon) : « Nous composions ensemble parce que nous aimions ça, se rappelle Paul. C’était avant tout le plaisir d’être capables de le faire, de savoir qu’on le pouvait. Et il y avait aussi la question de savoir ce qu’ils aimeraient. J’avais toujours le public à l’esprit, "ça, ça les fera danser" et tout. La plupart des chansons n’étaient donc conçues qu’en fonction de la danse[105]. » Comme indiqué précédemment, s’ils ne retiennent pas leurs nouvelles mélodies, ils considèrent que le public ne le fera pas non plus[106]. Non seulement ils composent en pensant au public auquel ils s’adressent, mais ils ont besoin d’avoir des « retours » immédiats sur leurs compositions auprès de leurs amis (à qui ils peuvent demander d’assister aux séances de composition[107]). Plus tard, leur manager Brian Epstein et leur producteur George Martin donneront leur avis sur leurs chansons, notamment sur celles à retenir pour leurs enregistrements. On s’éloigne ici du modèle, relativement courant dans le monde savant aux xixe-xxe siècles, du compositeur qui écrit pour lui-même, sans trop se soucier de la réception de son œuvre(cf. Partie 1, chapitre 2).

Pour Lennon et McCartney, la musique occupe très vite une place centrale dans leur existence. Mais loin d’être uniquement une fin en soi, elle est également un moyen d’arriver à d’autres fins extrinsèques qui peuvent être aussi importantes que la passion pour la musique elle-même, en particulier : le désir de succès (devenir riche et célèbre) et séduire les filles[108]. Dans l’un des premiers questionnaires (life lines) que certains journaux anglais aiment faire remplir par les artistes à succès, John Lennon indique à la question « ambition professionnelle » : « devenir riche et célèbre[109] ». Selon Roy Shuker, cette motivation est très fréquente chez les musiciens qui s’investissent dans un groupe de rock[110]. Devenir riche est effectivement l’une des motivations premières de John Lennon : « Je me disais toujours que je deviendrais un artiste célèbre et qu’il me faudrait peut-être épouser une très vieille dame riche, ou un homme, qui prendrait soin de moi pendant que je me consacrerais à mon art… Je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire, à part devenir un milliardaire excentrique. Il fallait que je sois milliardaire. Si je ne pouvais y arriver sans me faire escroc, alors je ferais escroc[111]. »Lennonétait également très ambitieux et désireux de devenir « plus grand qu’Elvis (bigger than Elvis)[112] ».J’ai déjà mentionné l’ambition de McCartney. Dès son entrée dans le groupe les Quarrymen, il ne veut pas se contenter de jouer dans un groupe de copains, mais se prend immédiatement au sérieux et invite le reste du groupe à faire de même. Cette ambition lui vient sans doute de ses parents, qui ont eu très vite des espoirs ambitieux de carrière professionnelle à son endroit, le voyant soit comme médecin soit comme un « grand scientifique[113] ». McCartney et Lennon rêvent d’être aussi célèbres que leurs vedettes préférées (Elvis notamment)[114]. Mais, outre le désir de succès (devenir riche et célèbre), ils veulent également plaire aux filles. C’est l’une des raisons premières d’intégrer un groupe de rock, comme en témoignera Paul McCartney : « Nous avons toujours dit que la seule raison d’être dans un groupe était de ne pas avoir de boulot et d’avoir des filles[115] » ; il redira ailleurs que « les filles c’est la raison principale de participer à un groupe de musique[116] ». Cesmotivations (désir de séduire les filles, et surtout de devenir riche et célèbre), présentes dès le début de leur engagement dans l’activité de musicien, expliquent l’orientation prise par les deux compositeurs des Beatles, à savoir le désir de jouer dans un groupe et de faire carrière dans la sphère de la musique pop (l’industrie musicale). Autrement dit, Lennon et McCartneysont déjà disposés à occuper une position dans le monde de la musique, la sphère « commerciale », qui offre certes bien des avantages mais impose également des contraintes, expliquant en partie la valeur esthétique de leur production (comme nous le verrons dans le chapitre suivant). Mais avant d’occuper cette position tant désirée, les attend un véritable parcours du combattant, que peu de prétendants à la célébrité franchissent.

 

2 L’improbable intégration dans l’industrie musicale

 Pour devenir un groupe musical professionnel et qui plus est un groupe à succès, il est impératif de surmonter un certain nombre d’épreuves et d’adopter certaines stratégies, comme nous allons le voir à propos des Beatles.

 2.1 Le purgatoire des musiciens populaires

 Durant l’été 1957, lorsque Paul McCartney est invité à rejoindre les Quarrymen[117], il s’agit alors d’un groupe de copains d’école comme il y en a tant d’autres à Liverpool à cette époque. Au milieu des années 1950, se forment en effet de nombreux groupes amateurs qui « s’initient à l’imitation plus ou moins réussie des standards en vogue dans les cours d’écoles[118] ». Ils donnent des concerts localement, à différentes occasions festives ou dans des bars, gratuitement ou pour des sommes dérisoires qui couvrent à peine leurs frais. Les Quarrymen est donc un groupe de musique « populaire » amateur même si ses membres peuvent se prendre un peu au sérieux en distribuant des cartes de visite ou en demandant à Nigel Walley (qui a joué un temps dans le groupe) de faire office de « manager » pour leur trouver des lieux où jouer. L’arrivée de McCartney va accroître sensiblement l’ambition du groupe : « La présence de Paul eut un impact immédiat au sein des Quarrymen, transformant ce qui avait essentiellement été une bande de copains désireux de s’amuser en un groupe moins bon enfant et plus structuré[119]. » Il donne immédiatement son avis sur la gestion du groupe (répartition des gains) et les capacités musicales de ses membres (il reproche notamment les faiblesses du batteur). À ce propos, Philip Norman écrit que « le nouveau professionnalisme insufflé par McCartney fit rapidement ses preuves. Quand, le 23 novembre 1957, les Quarrymen revinrent au New Clubmoor Hall pour s’y produire une nouvelle fois pour Charlie Mac, ils avaient troqué leur mélange désinvolte de chemises à carreaux et de tricots à rayures contre des jeans noirs identiques, des chemises blanches et des cravates lacet façon cow-boy[120] ». Si John Lennon est le leader des Quarrymen, Paul McCartney devient très vite son « administrateur » (s’occupant des tâches pratiques).

Le groupe décide au milieu de l’année 1958 d’enregistrer un disque dans un petit studio amateur de Liverpool qui offre ce service moyennant finances. Sur ce disque simple (single), ils enregistrent une reprise de Buddy Holly et « In Spite of All the Danger » un « pastiche de country-western » composé par Paul McCartney[121]. Selon Philip Norman, les membres du groupe se « ventent auprès de leurs amis et de leurs familles » de « faire un disque[122] ». Il s’agit en réalité d’un unique exemplaire de très mauvaise qualité qu’ils ont enregistré en une seule prise. Mais il est utilisé pour la promotion du groupe : « Nigel Walley fit consciencieusement circuler l’objet dans les clubs et les salles de bal, mais sans grand succès[123]. » Même si l’enregistrement ne convainc pas immédiatement, il s’agit d’une étape non négligeable de l’histoire du groupe, quise prend ainsi de plus en plus au sérieux.

Autre étape importante de la trajectoire des Quarrymen : la rencontre et la collaboration avec Allan Williams (né en 1930), petit entrepreneur de Liverpool qui tente de produire des groupes locaux, en partenariat avec Larry Parnes (1939-1989), producteur de plusieurs vedettes au niveau national. Ce dernier a besoin de musiciens pour accompagner ses vedettes et demande à Williams d’organiser un petit concours local pour sélectionner un groupe ayant le privilège d’accompagner Billy Fury (1940-1983). Les Quarrymen, renommés « Silver Beetles », ne remportent pas l’audition mais sont malgré tout remarqués par Larry Parnes qui leur propose d’accompagner Johnny Gentle (né en 1936) pour une tournée en Ecosse du 20 au 28 mai 1959. C’est leur premier engagement sérieux. Cette entrée dans le monde professionnel de la musique « populaire » se traduit par le désir de se trouver un « nom de scène » : « George devint Carl Harrison, en hommage à Carl Perkins, l’auteur de "Blue Suede Shoes" ; et Stu devint Stu de Stael, en hommage au peintre abstrait russe Nicolas de Staël[124]. » Lennon se fait appeler « Long John » et McCartney « Paul Ramon ». Une entrée dans le monde professionnel de la musique qui est loin d’être spectaculaire car la tournée se fait dans des conditions très modestes : concerts dans des lieux peu prestigieux (salles de bal, bâtiments municipaux, etc.) et trajet dans des conditions inconfortables (ils voyagent avec leurmatériel dans une petit camionnette). La tournée a été, dans l’ensemble, assez pénible : outre un accident de la route sans gravité, ils se retrouvent sans un sou à la fin de la tournée. Mais il s’agit d’une première expérience assez instructive. Ainsi, Lennon en profite pour se renseigner auprès de Johnny Gentle sur les clefs du succès : « c’est John qui questionnait le plus assidûment Gentle sur sa vie d’idole des jeunes et le moyen le plus rapide d’y accéder[125]. » Finalement, cette tournée ne leur rapporte pas d’argent, mais un petit capital symbolique : « Si la tournée écossaise ne participa guère à améliorer les finances des Silver Beetles […], elle leur permit au moins d’accéder à un autre statut à Liverpool. Johnny Gentle chanta leurs louanges auprès de Larry Parnes, disant qu’il partirait volontiers de nouveau en tournée avec eux et pressant Parnes de les prendre sous contrat[126]. » Cette chaleureuse recommandation ne sera pas suivie d’effets. De retour à Liverpool, le groupe donne finalement chaque semaine un concert au Jacaranda (dont Allan Williams est propriétaire). Ils font la rencontre du poète Royston Ellis qui leur conseille de tenter leur chance à Londres, capitale de la musique (pop et savante) en Angleterre. Mais les désormais nommés « Beatles » préfèrent continuer leurs études tout en donnant des concerts dans la région. Ils restent donc des musiciens semi-professionnels locaux. 

Néanmoins, les Beatles vont très vite décrocher un contrat hors de Liverpool, qui marquera un autre tournant dans la trajectoire du groupe. En effet, Allan Williams est en contact avec Bruno Koschmider, le propriétaire d’un club à Hambourg (Allemagne), qui souhaite recruter des groupes anglais ; Williams lui en propose plusieurs dont les Beatles avec qui il voudrait signer un contrat de 6 semaines (à partir du 16 août 1960). Les Beatles, désormais au nombre de cinq (Lennon, McCartney, Harrison, le bassiste Stuart Sutcliffe et le batteur Pete Best), sont à la croisée des chemins de la carrière de musicien : il leur faut alors choisir entre se lancer dans l’activité de musicien à temps plein ou rester dans la situation de musiciens amateurs étudiant ou travaillant en parallèle. Comme l’écrit Philip Norman, ce contrat « exigeait d’eux tous qu’ils abandonnent leurs diverses activités pour affronter l’existence précaire de musiciens à plein temps[127] ». Ce choix est risqué pour McCartney, qui vient de réussir ses examens, et Harrison, qui a trouvé un emploi comme apprenti électricien. Le seul qui n’a rien à perdre est Lennon (en échec scolaire et sans travail). On ne sait pas si la mère de Paul McCartney aurait autorisé son fils à s’engager dans la voie de musicien professionnel[128]. Il a d’ailleurs du mal à obtenir l’accord de son père et doit compter sur le soutien de son frère et surtout d’Allan Williams qui est venu s’entretenir avec son père (« de façon convaincante » selon les propres dires de Jim McCartney[129]). Il s’agit en effet d’un contrat relativement alléchant : on leur promet un cachet de 100 livres par semaine ce qui parait « astronomique en comparaison des pourboires qu’ils touchaient à Liverpool[130] ».

Les Beatles signent finalement leur contrat et partent pour Hambourg. Si les revenus sont sans commune mesure avec ce qu’ils touchaient auparavant, les conditions de travail sont beaucoup plus éprouvantes : « À Liverpool, ils n’étaient jamais restés plus d’une vingtaine de minutes sur scène. À l’Indra, on leur demandait de jouer pendant quatre heures et demie chaque jour de semaine, entrecoupées de trois pauses de trente minutes seulement. Les samedis et dimanches, leur temps de jeu grimpait à six heures[131]. » Ces cadences engendrent une grande fatigue physique et ils ne tiennent que grâce à l’alcool. Au bout de 7 semaines de jeu à l’Indra, les Beatles obtiennent de changer de club et de jouer au Kaiserkeller, club plus côté : « En vertu de ce privilège, on attendait d’eux qu’ils jouent chaque soir plus longtemps encore, commençant à dix-neuf heures trente pour finir à deux heures trente, soit cinq heures et demi ponctuées par trois pauses d’une demi-heure[132]. » Ils jouent presque exclusivement des reprises, à savoir « des chansons essentiellement empruntées à leurs idoles du moment, Chuck Berry, Little Richard, Buddy Holly, Carl Perkins, mais parfois même, vers la fin, les premiers fruits du tandem Lennon& McCartney[133] ».

À Hambourg, les Beatles font plusieurs rencontres importantes. Tout d’abord celle d’un chanteur et guitariste anglais, Tony Sheridan(1940-2013), qui contribue (modestement) à la socialisation musicale du groupe : « Sheridan élargit l’horizon musical de John dans toutes les directions, l’encourageant à aller au-delà des accords joués avec trois doigts que lui avait enseignés Julia pour s’aventurer vers le bas du manche de sa compacte nouvelle Rickenbacker, en quête d’accords mineurs et autres septièmes plus risqués dans le haut registre. John, qui haïssait toujours le jazz, se laissa même persuader que tout dans ce genre n’était pas à jeter parce que prétentieux et "mou"[134]. » Parmi les autres rencontres assez déterminantes pour les Beatles figurent celles d’étudiants allemands : Klaus Voormann (né en 1938 à Berlin), graphiste allemand beatnik qui appartient aux classes moyennes, et sa petite amie photographe Astrid Kirchherr (née en 1938 à Hambourg), issue également de la petite bourgeoisie allemande. Ceux-ci vont leur transmettre un petit capital culturel : « sous l’influence magnétique de la très belle Astrid, les jeunes Beatles s’ouvrent aux horizons d’une culture moins primaire que celle du rock et s’initient aux charmes de la peinture, de la poésie, du cinéma d’avant-garde et de la nouvelle vague française. L’air de rien, Astrid leur fait don d’un certain vernis culturel et de quelques bonnes manières. Sous son regard bienveillant, cette jeune femme cultivée leur donne le sentiment d’être dignes d’un véritable intérêt, bien différent de celui que leur porte jusqu’ici le public des bars glauques et mal famés. Elle régénère leur ambition, leur offre un indéniable supplément d’âme tout en modifiant leur allure. C’est grâce à ses pertinents conseils qu’ils abandonnent leur look teddy-boy, et leurs cheveux jusqu’ici soigneusement ramenés en arrière vont désormais faire place à une frange inspirée des coiffures de la nouvelle vague dont Jean-Claude Brialy est alors l’un des emblèmes[135]. » Grâce à Astrid Kirchherr, qui relooke les Beatles[136], ceux-ci acquièrent un capital culturel et, surtout,cela renforce leurambition dans le domaine artistique[137].

 

Le capital de séduction d’un musicien « populaire » 

 

L’histoire des Beatles est celle de quatre individus de sexe masculin célébrés de par le monde. La place occupée par les femmes dans cette histoire est beaucoup moins valorisante : elles sont soit absentes (aucune musicienne dans le groupe), soit réduites au rôle de faire-valoir, comme les « groupies »(admiratrices) ou leurs compagnes de la fin des années 1950 et du début des années 1960 (par la suite leur statut sera tout autre comme nous le verrons plus loin). Dorothy (“Dot”) Rhone, la petite amie de McCartney (de décembre 1959 à l’été 1962), témoignera plus tard que McCartney avait un air supérieur et imposait sa volonté sur elle. De plus, avec Cynthia Powell (la petite amie de Lennon depuis 1958), elles restaient sans rien dire des soirées entières auprès de leurs compagnons pendant que ces derniers discutaient de musique[138]. À ce propos, Philip Norman raconte ceci : « elle [Dorothy Rhone] était encore plus douce que Cynthia Powell et se soumit sans protester aux mêmes règles que John avait imposées à Cyn : adoration absolue, fidélité, disponibilité et changement d’allure et de garde-robe pour ressembler autant que possible à Brigitte Bardot[139]. » Les deux Beatles imposent en effet à leur compagne de changer leur apparence pour ressembler à leur fantasme (Bardot)[140]. Norman évoque également la relation de Cynthia et Lennon alors qu’ils étudient encore à l’école d’art : « Elle faisait ses devoirs pour lui quand il ne se donnait pas la peine de les terminer – ou de les commencer – et négligeait les siens propres quand il était en quête d’attention. Pour lui plaire, elle transforma radicalement son apparence pour ressembler, comme elle l’espérait, à l’ultime rêve féminin de John, Brigitte Bardot, se teignait les cheveux en blond et portant des jupes moulantes et des bas résilles à jarretelles[141]. » S’il est vrai que les idées féministes n’avaient sans doute pas encore produit beaucoup d’effets dans le milieu auquel appartenaient les deux membres des Beatles, il est vrai également que la domination masculine atteint ici un niveau sans doute assez caricatural. Le contrôle de leur compagne pouvait même se faire de façon plus autoritaire encore du côté de Lennon qui était possessif, jaloux et parfois violent physiquement avec sa petite amie[142]. Preuve évidente de la domination masculine, ce contrôle se fait à sens unique : ainsi la jalousie de Lennon ne l’empêche nullement de son côté de séduire bien d’autres filles, en particulier les groupies.

D’ailleurs, si les Beatles ne sont encore ni riches ni célèbres, en revanche, le désir de séduire les filles (motivation première de l’entrée dans un groupe de rock) commence à porter ses fruits. On peut ainsi parler d’accumulation d’un capital de séduction qui a lieu sans doute dès le début de la formation du groupe mais qui devient nettement plus évidente durant leur séjour à Hambourg. Geoffrey Giuliano évoque ainsi le succès, « inexplicable » selon lui, des Beatles auprès de la gent féminine allemande : certaines les attendent devant leur logement et peuvent même s’introduire dans leurs chambres en attendant leur retour. Le batteur Pete Best dira que chaque soir, il y avait toujours « cinq ou six filles entre nous quatre » ; et chaque membre du groupe avait toujours « deux ou trois filles chacun par nuit[143] ». Mais il s’agit sans doute d’une exagération. En 1980, John Lennon affirmera en effet qu’il y a toutes sortes de « légendes » qui circulent à propos des pratiques sexuelles des Beatles à Hambourg[144]. Néanmoins, il est vrai selon Mark Lewisohn que les Beatles ont bien eu de multiples relations, notamment avec des barmaids et des stripteaseuses, ainsi qu’avec de jeunes allemandes qui assistent à leurs prestations[145].

Les représentantes de la gent féminine sont semble-t-il attirées en premier lieu par les plus « beaux mâles » du groupe : Pete Best et Stuart Sutcliffe. À propos de la beauté du corps d’un individu, et en s’appuyant sur certaines analyses de Pierre Bourdieu, la sociologue Berverley Skeggs pense qu’il peut constituer un capital (le «  capital corporel ») : « Le corps, produit du social, est la seule manifestation tangible de la personne. Porteur de signes, il produit également des signes, des marques physiques de la relation corporelle (différence de maintien, de posture, de mouvements et d’usage de l’espace). En naissant, nous accédons à des volumes distincts de capital économique, social, culturel et symbolique et nous habitons un corps physique qui correspond plus ou moins au système symbolique de la beauté et de l’attirance. L’attirance physique peut fonctionner comme un type de capital (le capital corporel) qui correspond le plus souvent, ajoute Bourdieu, à un privilège de classe[146]. » L’origine sociale des membres des Beatles pourrait alimenter cette thèse : Pete Best (qui est le fils d’un champion de boxe et de la propriétaire du Casbah Coffee Club où l’on donne des concerts de rock) et Stuart Sutcliffe (dont le père a été haut fonctionnaire puis ingénieur sur un navire et la mère maîtresse d’école) ont sans doute des origines sociales supérieures à celles de leurs camarades. Mais cette thèse doit être nuancée, le capital corporel n’étant pas entièrement attaché aux origines sociales. Ainsi, certains sont considérés comme plus beaux que d’autres au sein d’un même milieu social ou même lorsqu’ils sont issus d’un milieu moins élevé[147], ce qui est le cas par exemple de McCartney par rapport à Lennon[148].

Mais, de toute façon, tous les membres des Beatles attirent les filles, et cela, avant même de devenir célèbres. De fait, ce capital de séduction est semble-t-il accumulé par tout musicien amateur qui se produit en public. Il s’agit ici d’un cas d’attirance physique pour un personnage charismatique. En effet, les musiciens amateurs accumulent un petit capital symbolique, local et éphémère, pour deux raisons. Premièrement, la pratique musicale est une activité spécialisée (réservée à un petit nombre d’individus) et ultra-valorisée. Les musiciens ont un savoir-faire relativement peu partagé et qui, pour ceux qui ne sont pas musiciens (les profanes), peut se rapprocher d’une forme de pouvoir magique (pratique sacrée). Secondement, le concert est une intervention dans l’espace public qui capte l’attention. En occupant la « scène », espace séparé du commun des mortels (où on est mis « au-devant de la scène », c’est-à-dire en valeur), on sépare ceux qui ont le droit (et le privilège) de s’exprimer en public de ceux qui ne l’ont pas (et doivent se contenter d’écouter). Les musiciens (même amateurs) ont ainsi le privilège de pratiquer une activité socialement valorisée et de capter l’attention du public. Durant ce moment (le concert), ils occupent une position de pouvoir (très relative, car éphémère et locale pour les musiciens amateurs, mais réelle).

Et comme l’ont bien montré certains sociologues, le désir de séduction est un effet produit par la reconnaissance (au sens d’acceptation) de la domination. Bernard Lahire écrit ainsi que la relation dominant/dominé peut « prendre la forme d’un envoûtement, c’est-à-dire d’une relation enchantée ou ensorcelée[149] ». Cette relation de domination peut prendre la forme du désir sexuel : « La formation sociale de corps désirants explique que les puissants, qu’ils soient les "puissants des puissants" (empereurs, rois, présidents, etc.) ou les puissants d’un sous-univers (patrons, savants, sportifs, artistes, etc.), puissent être désirés en tant qu’ils sont associés à (ou propriétaires de) des choses désirables[150]. » Il ajoute que « le pouvoir apparaît souvent sexuellement attirant, car aimer et se faire aimer du dominant est une manière de s’en approcher[151] ». La sociologue Nathalie Heinich consacre un chapitre de son ouvrage sur la « visibilité » des célébrités aux « attachements individuels », qui sont de deux ordres : l’identification et le désir de possession (relevant donc de ce que l’on appelle l’amour). Mais l’amour d’une vedette est impossible et le fan doit se contenter de la proximité : « La proximité représente en effet un mode mineur de possession lorsque celle-ci est impossible[152]. »Le désir de proximité peut aller jusqu’à un désir d’intimité : « Ce désir d’intimité avec la vedette adulée prolonge logiquement le désir de rapprochement, lui-même constitutif du désir de possession propre à la relation amoureuse, fût-elle imaginaire, à distance et à sens unique[153]. » Cette intimité peut finalement conduire à un rapport sexuel avec la vedette : « l’ultime degré dans cette quête du rapprochement est la possession par le rapport charnel[154] ». Nathalie Heinich parle ainsi du « capital de séduction érotique qu’apporte la célébrité[155] ». Cependant, ce capital de séduction n’est pas réservé aux seules vedettes (aux détenteurs d’un capital de visibilité pour parler comme Heinich) : les musiciens amateurs (ou professionnels mais relativement peu connus, comme le sont les Beatles jusqu’en 1962) accumulent déjà un capital de séduction érotique. Le processus d’accumulation de capital symbolique (charisme) débute dès qu’un individu a accès à cette activité valorisée qu’est la pratique musicale et l’exerce devant un public. Il va de soi que la visibilité médiatique démultiplie ce phénomène social (l’accumulation d’un capital de séduction), mais il n’en est probablement pas à l’origine.

Discuter du capital de séduction des Beatles ne nous éloigne-t-il pas de notre sujet (leurs conditions de production) ? Pas vraiment, car c’est une condition (non négligeable) de la persévérance dans l’activité de musicien. En effet, l’une des motivations premières pour participer à un groupe de rock étant de séduire les filles, la réussite à cet égard renforce la confiance en soi et la motivation pour continuer de jouer (ce qui est d’ailleurs valable plus largement pour la séduction d’un public qui, lorsqu’il vient nombreux aux concerts, est un encouragement à persévérer). En outre, on constate que les relations avec la gent féminine (petite amie et relations dissimulées) peuvent être assez chronophages. C’est autant de temps que l’on ne pourra consacrer à la musique et plus particulièrementà la composition (je reviendrai plus loin sur ce point).

 

Leur première expérience à Hambourg se termine en novembre 1960. Ces trois mois passés dans cette ville sont décisifs dans l’évolution du groupe. On constate tout d’abord, à la fin de l’année 1960, que les « Beatles sont bien meilleurs, musicalement, qu’ils ne l’étaient lorsqu’ils ont quitté Liverpool[156] ». Le fait d’avoir joué de façon intensive leur a permis en effet de faire des progrès techniques. Mais l’amélioration de leurs compétences musicales n’est pas le seul fait décisif de ce séjour. Plus important encore est le passage d’un groupe de musiciens amateurs (ou semi-professionnels) à un groupe professionnel (qui vit grâce à la musique) : McCartney pense ainsi que c’est « leur entrée dans le show-business[157] ». À Hambourg, les Beatles ont passé pratiquement tout leur temps à répéter ou jouer dans les deux clubs qui les emploient et, selon Bob Spitz, ils veulent être considérés alors comme des musiciens « professionnels » en soignant leur apparence (leur tenue notamment)[158].

Il est vrai que leur départ de Hambourg se fait dans la précipitation et en ordre dispersé (tous les membres ne rentrant pas en même temps). Cette fin un peu brutale (ils ont des ennuis avec les autorités allemandes[159]) aurait pu les décourager et donc être fatale au groupe. Cependant, très rapidement ils vont pouvoir donner des concerts dans leur ville natale (le premier a lieu au Litherland Town Hall le 27 décembre 1960). Désormais, les Beatles n’auront plus de difficultés pour trouver des engagements. Ainsi, au début de l’année 1961, ils sont engagés au Cavern Club pour l’heure du déjeuner en semaine : « Pour John, George, Pete et Stu, cela ne constituait pas un problème, mais pour Paul McCartney ce fut un moment de vérité […]. Très désireux de complaire à son père, Paul avait maintenant trouvé un emploi dans la société de câblage électrique […]. Le fait de s’absenter trois heures chaque jour […] risquait de mettre en péril sa prometteuse carrière[160]. » Lennon l’encourage à s’engager puis le met au pied du mur : il doit choisir entre le groupe ou son père. McCartney optera finalement pour la profession de musicien. Et dès le mois de mars (1961), le groupe retourne à Hambourg pour un nouveau séjour de quatre mois. Ils se produisent au Top Ten Club (où ils partagent la tête d’affiche avec Tony Sheridan), en travaillant dans des conditions aussi éprouvantes que durant leur premier séjour : « Les horaires de travail étaient tout aussi esclavagistes qu’au Kaiserkeller : de dix-neuf heures à deux heures du lundi au vendredi, et de dix-neuf heures à trois heures les week-ends, avec une pause d’un quart d’heure toutes les heures[161]. » Les Beatles accompagnent également Sheridan pour l’enregistrement d’un disque composé de standards dont « My Bonnie » (octobre 1961) produit par Polydor, enregistrement sur lequel Sheridan leur offre la possibilité d’interpréter sans lui deux morceaux[162]. Polydor ne publia pas ces deux morceaux, mais la présence du groupe sur un disque produit par une grande maison de disque (une « major ») est de nouveau une étape dans la professionnalisation du groupe, qui peut espérer se faire connaître au niveau national. Pourtant, durant cette période, Lennon, qui a fêté son 21e anniversaire, est en proie à des doutes sur l’avenir musical du groupe : « John commença à sérieusement douter que sa carrière de musicien puisse aller beaucoup plus loin[163] ». Il pense en effet que les nouvelles vedettes se font connaître très jeune et plus le temps passe moins il aura de chances d’avoir du succès. C’est une période durant laquelle les Beatles sont musiciens professionnels mais connus seulement à un niveau local : ils peuvent encore sérieusement douter de la possibilité de devenir « riches et célèbres », ou même tout simplement de pouvoir continuer de faire carrière dans la musique.

 

2.2 Fabrication d’un groupe pop à succès

 De 1957 à 1960, les Beatles est un groupe de rock tout d’abord amateur (ils jouent durant leurs temps libre de façon bénévole ou pour une somme modique), puis semi-professionnels (ils gagnent un peu d’argent tout en continuant à étudier ou travailler) et enfin professionnels (musiciens à temps plein). En 1961, ils ne sont encore qu’un petit groupe connu localement parmi d’autres. Les choses auraient très bien pu s’arrêter là, comme elles en sont restées là pour la plupart de leurs concurrents. Mais le hasard des rencontres va en décider autrement. Deux rencontres vont être déterminantes pour leur carrière : celle de leur manager, Brian Epstein(1934-1967), qui va transformer radicalement le groupe (et contribuer à la fabrication d’un groupe potentiellement commercialisable au niveau national) ; et celle de leur producteur, George Martin (1926-2016), qui leur permettra de faire carrière dans la musique en signant leur premier contrat d’enregistrement.

Commençons par présenter Brian Epstein. Celui-ci vient d’une famille de commerçants assez aisés. Son grand-père a ouvert un magasin à Liverpool après son immigration de Lituanie. Le magasin familial (de taille importante) offre un choix de meubles et autres objets d’intérieur. Brian Epstein est donc issu d’une famille relativement aisée mais son parcours scolaire est assez chaotique. En 1940, il entre au Southport College, établissement qu’il déteste. Ses parents le mettent alors dans un institut privé de plus petite taille, mais ses résultats ne sont pas bons. En 1944, il entre au Liverpool College, l’établissement le plus couteux de la ville, dont il se fait exclure peu de temps après, étant considéré comme un élève « paresseux » et « incapable de se concentrer sur le cours[164] ». Il n’a pas réussi le test Eleven Plus et ne peut donc s’inscrire que dans un petit établissement privé qu’il déteste[165]. Pensant que son fils est certainement victime d’antisémitisme (la famille étant juive), sa mère l’inscrit à Beaconsfield (dans le Kent) où ses résultats s’améliorent et surtout où l’on encourage ses talents artistique (la peinture notamment)[166]. Après Beaconsfield, sa scolarité est toujours aussi difficile et finalement il quitte l’école à l’âge de 15 ans. Il aimerait alors devenir couturier à Londres, mais n’obtient pas l’accord de son père. Il doit donc se contenter de travailler comme vendeur de meubles dans le magasin familial à partir de 1950 (il a 16 ans). Il devient d’ailleurs un très bon vendeur. Appelé sous les drapeaux en 1952, il est finalement réformé pour problèmes de santé avant d’avoir fait la moitié de son temps. Passionné de théâtre, il entre (après une audition réussie) à la Royal Academy of Dramatic Art de Londres, au grand malheur de ses parents qui désapprouvent ce type d’activité. Mais tout va rentrer dans l’ordre (familial) avant la fin de sa quatrième année, lorsqu’il annonce à son père qu’il veut rentrer à Liverpool et reprendre son travail de commerçant. Son père fait alors un bon geste en lui achetant un magasin où il pourra vendre des meubles modernes à son goût. En 1958, la famille Epstein possède un grand magasin de produits électroménagers (télévision notamment) au centre de Liverpool (appelé NEMS), où il y a également une section dédiée aux disques dont s’occupe Brian Epstein. Un an plus tard, on ouvre un autre magasin NEMS dans le quartier des banques et des assurances (à Whitechapel), sur trois étages, où l’on propose également des disques (de musique savante ou populaire).

Brian Epstein entend parler en 1961 du disque « My Bonnie » et de ses interprètes qui jouent près de chez lui au Cavern Club. Il s’y rend et fait ainsi la connaissance du groupe. Les Beatles sont très impressionnés, en particulier par ses manières bourgeoises[167], notamment sa tenue (costume) et son accent distingué (« accent BBC » comme on dit dans les quartiers populaires de Liverpool[168]). Après cette rencontre, Epstein se convainc qu’il pourrait devenir manager et il réussit à leur faire signer un contrat en janvier 1962 pour une période de 6 ans, lui garantissant 20 % des gains du groupe[169].

Brian Epstein a une certaine autorité sur les Beatles : Philip Norman parle de « personnage profondément paternel » qui traite les Beatles « non seulement comme ses clients, mais comme ses enfants[170] ». Ce paternalisme s’explique sans doute en raison de la légère différence d’âge (il a 27 ans lorsqu’il rencontre les Beatles qui ont à peine plus de 20 ans) et surtout en raison d’une position sociale bien plus élevée que la leur (ce qui contribue à assoir son autorité). Epstein sera en mesure de leur imposer des pratiques plus professionnelles : « Avant chaque engagement, Neil Aspinall, leur chauffeur, recevait de Brian une longue liste d’instructions tapées à la machine indiquant où, pour qui et pendant combien de temps ils devaient jouer, insistant sur la nécessité de se montrer ponctuels et professionnels […]. Chaque vendredi, chacun des Beatles recevait un relevé détaillé des gains et dépenses de la semaine précédente, comme s’il s’agissait de plusieurs milliers de livres et non de simples dizaines[171]. » Cela contribue à un changement de perception subjective de la situation, comme en témoignera Lennon : « On vivait dans un rêve éveillé avant que Brian arrive. On n’avait pas la moindre idée de ce qu’on faisait. Le fait de voir notre ordre de marche sur papier a rendu tout ça officiel[172]. » Autrement dit, il y a une prise de conscience d’un basculement dans la professionnalisation de l’activité de musicien.

Le but d’Epstein est d’en faire des vedettes nationales et donc de s’adresser à un public plus large que celui des teenagers (marché encore limité à cette époque). D’où sa volonté d’en faire un groupe plus présentable ou policé : « Au lieu de se lâcher sur scène comme ils le faisaient à la Cavern, boire, fumer, manger et déconner avec leurs amis ou ennemis du public, ils devaient se montrer aussi cérémonieux, retenus et apprêtés que les mollassons gratouilleurs d’"Apache" ou de "Wonderful Land", sourire poliment, bouger le moins possible et conclure chaque morceau par un humble et reconnaissant salut collectif. De même, au lieu du cuir noir symbolique du rock’n’roll dans ses plus sauvages années rebelles […] ils devaient porter, comme les Shadows, des uniformes façon showbiz[173]. » Epstein leur commande ainsi quatre costumes identiques en tweed gratté gris. L’invitation d’Epstein à se vêtir d’un costume a été motivée par l’espoir d’un succès commercial, comme en témoignera McCartney: « Une image différente pouvait nous ouvrir les portes de plein de jobs bien-payés, ce que nous essayions en fait d’obtenir : la célébrité et la fortune[174]. »D’après le témoignage de sa tante Mimi, John Lennon aurait été furieux de cette décision de changement de tenue[175]. Mais Paul McCartneydira que le refus (ou la réticence) de l’adopter est un « mythe » ; d’après ses souvenirs, ils trouvaient même cela plutôt « cool » car ils n’avaient jamais porté de costume auparavant[176]. Epstein leur imposera finalement bien d’autres choses, en particulier une nouvelle coupe de cheveux[177] et l’habitude de saluer le public sur scène en se courbant comme au théâtre. Par ailleurs,il demandera à leurs compagnes de ne point se montrer lors des concerts et de se montrer le moins possible en public avec les Beatles pour ne pas détruire le pouvoir attractif de ces jeunes hommes sur leurs fans de sexe féminin[178]. Selon George Martin, les Beatles acceptaient tout ce qu’Epstein leur demandait car il était « leur seul espoir »de succès[179].

Toujours est-il que l’on voit bien ici que les vedettes sont en partie « fabriquées », c’est-à-dire façonnées, afin de plaire au goût du public. Cette fabrication est généralement niée par les stars, préférant parler,à propos de leur succès, de hasard ou de chance : « Les stars sont en effet prolixes dans la description de ce qui les a conduites sur le chemin de la gloire : Michael Jackson, dans son autobiographie Moonwalk, y voit la main de sa mère conjuguée à celle de Dieu. Mais cette reconnaissance du hasard, de la chance, ou de la sélection divine est accompagnée du rappel de ce que le talent est de la partie : la légitimité du vainqueur de la course à la célébrité ne saurait être en péril. Elle participe du mythe[180]. »Ce façonnage va jusqu’à la transformation du corps même des musiciens ou de leurs attitudes (coupe de cheveux, attitude sur scène, langage plus correct). Il leur faut ainsi adapter leur corps au milieu dans lequel ils désirent entrer, adaptation que l’on retrouve dans tous les milieux professionnels selon le sociologue Didier Eribon : « Entrer dans une "profession", dans un milieu, c’est inévitablement adapter son corps et son esprit aux réquisits explicites ou tacites d’un univers qui a existé avant qu’on ne cherche à s’y faire une place et qui ne nous l’accorde qu’à cette condition, nous contraint à suivre les étapes successives d’un parcours fléché, à passer par les rites et les rituels, à s’imprégner des us et coutumes et devenir peu à peu celui qui exige des nouveaux entrants ce qu’on a exigé de lui quand il est entré[181]. » C’est particulièrement vrai pour les musiciens qui entrent dans le monde du « business » de la musique, qui doivent rompre avec certaines de leurs habitudes formées dans leur milieu (peu élevé dans l’échelle sociale) d’origine.

 

Compositeurs sur commande ?

 

Selon Mark Lewisohn, dès le début de l’année 1962, Brian Epstein aurait poussé Lennon& McCartney à écrire de nouvelles compositions[182]. Cela ne sera pas suivi immédiatement d’effets. De fait, les deux compositeurs n’ont rien écrit depuis 2 ans (la plus grande part de leurs chansons datent même de 1958)[183]. En 1960-1962, les Beatles n’ont pratiquement joué que des reprises. Et Lennon& McCartney ont alors plus ou moins abandonné la composition. Lorsqu’ils décrochent un contrat d’enregistrement avec EMI-Parlophone, Epstein leur envoie un télégraphe (à Hambourg) disant ceci : « Félicitations les garçons EMI vous demande de passer une session s’il vous plaît répétez de nouvelles chansons (new material)[184]. » Selon Mark Lewisohn, Lennon et McCartney interprètent le message en lisant « s’il vous plaît écrivez de nouvelles chansons[185]» ; cela les aurait encouragé à composer. Et trois semaines plus tard, ils en ont déjà écrit deux nouvelles. C’est donc la signature d’un contrat d’enregistrement qui les remotive à composer. On comprend ici que les deux compositeurs des Beatles n’écrivent pas (ou pas toujours) de la musique pour eux-mêmes (qu’ils pourraient tenter ensuite de diffuser), mais, au contraire, c’est l’enregistrement d’un nouveau disque qui les encourage à composer. C’est une démarche opposée à celle des compositeurs savants célèbres des xixe-xxe siècles (comme Schubert). On peut presque dire que Lennon& McCartney écrivent alors sur commande ou, tout au moins, qu’ils ne composent non par nécessité intérieure mais par sollicitation extérieure.

 

Le premier objectif d’Epstein est de leur faire signer un contrat d’enregistrement avec une maison de disque : « En tant que gros vendeur de disques au détail, il entretenait des relations cordiales avec toutes les principales maisons de disques londoniennes ; par l’intermédiaire de leurs services de ventes, il pouvait obtenir un accès direct à leurs dénicheurs de talents et à leurs producteurs […][186]. » Avant de pouvoir signer un contrat d’enregistrement, les groupes anglais de l’époque doivent faire un long et difficile parcours,en particulier, passer des auditions[187]. Et les groupes les plus favorisés à cet égard sont ceux de Londres où se trouvent les maisons de disque. Cela ne décourage pas Epstein qui prend contact avec Polydor puis Decca. Il obtient de cette dernière l’envoi d’un découvreur de talent à Liverpool puis une audition dans les studios de la maison de disque à North London (le 1er janvier 1962), mais sans succès. Il se tourne alors vers EMI, en particulier l’une de ses branches, Parlophone[188], qui est dirigée par George Martin.

Ce dernier accepte de rencontrer Epstein[189], qui lui fait écouter une « démo » des Beatles ; mais il n’est pas du tout impressionné. Selon Martin, la démo est composée de reprises et de compositions originales « médiocres[190] ». Cependant, il aime la « qualité du son » et le fait que plusieurs membres du groupe chantent ensemble (ce qui n’est pas fréquent à cette époque). Il demande à Epstein de les faire venir aux studios d’Abbey Road pour un essai d’enregistrement. La présentation imposée par Epstein et surtout leur « personnalité » font leur effet sur le producteur[191]. Cependant, il trouve que le batteur (Pete Best) n’est « pas bon », « pas assez régulier[192] ». Et par ailleurs, George Martin est loin d’être impressionné par les talents de compositeur des Beatles[193]. Malgré cela, il pense qu’ils ont un « potentiel[194] », etil leur signe un contrat d’un an, leur garantissant l’enregistrement de 4 titres (en échange de quoi les Beatles & Epstein toucheront un penny par disque vendu)[195]. Bien que l’un des groupes les plus populaires de Liverpool, le talent des Beatles ne semble donc pas très évident pour les producteurs londoniens contactés par Epstein. Il ne s’agit pas nécessairement d’un aveuglement (ce que l’on peut penser lorsque l’on connaît la suite de la carrière du groupe). Simplement, la frontière entre les groupes dont on peut espérer qu’ils auront au moins un enregistrement à succès et ceux que l’on renvoie dans leur anonymat est très réduite. Dire que les Beatles sont en octobre 1962 un groupe comme les autres serait sans doute un peu exagéré (car ils ont un réel succès local en concert) ; mais des groupes potentiellement à succès il y en a des centaines à cette époque en Angleterre, et l’on ne peut pas occulter cette impression d’arbitraire dans le choix du groupe à ce moment de leur trajectoire.

Après sa première rencontre avec les Beatles, George Martin constate qu’il n’y a pas vraiment de leader dans le groupe et qu’il en faudrait un : il se demande ainsi « lequel d’entre eux deviendrait une star[196] ». Il concevait un groupe comme un chanteur accompagné par d’autres musiciens et ne pouvait imaginer que le groupe obtiendrait du succès dans son ensemble. C’est la raison pour laquelle il teste leur voix à tour de rôle (au départ, sa préférence va pour Paul McCartney). Finalement, il renonce à sélectionner un leader afin de ne pas changer la « nature du groupe[197] ». Pour l’enregistrement de leur premier simple il fait appel aux services d’un batteur professionnel de plus haut niveau. Cet épisode confirme le sentiment des autres Beatles que leur batteur (Pete Best), pourtant très populaire à Liverpool (surtout auprès du public féminin), n’est pas assez bon et à leur décision de s’en séparer (au profit de Ringo Starr). L’ambition professionnelle a donc eu raison de leur amitié[198].

 

L’arrivée du dernier Beatles : Ringo Starr

 

Ringo Starr, né Richard Starkey en 1940, est le fils d’un employé de boulangerie qui a quitté le domicile familial (même s’il continue de soutenir financièrement sa famille) et d’une serveuse travaillant dans un pub. Mais il passe finalement une bonne partie de son enfance chez son grand-père qui est chaudronnier. Sa scolarité est perturbée par de réguliers problèmes de santé. À l’âge de 13 ans, il souffre d’un problème aux poumons et doit séjourner dans un sanatorium pour enfants pendant 2 ans. Sa scolarité est laborieuse et à l’âge de 15 ans, il lit et écrit toujours avec grande difficulté. En âge de travailler, il commence à gagner sa vie comme messager puis dans un bar, avant d’être pris comme apprenti chez Hunt’s (une entreprise d’ingénierie). Batteur amateur, il forme un groupe en 1956. Son beau-père lui offre une batterie. Posséder ce matériel (très rare par rapport aux guitares) lui permet d’intégrer en 1959 le groupe de skiffle amateur le plus populaire de Liverpool (Rory Storm and the Hurricanes), dont il sera membre jusqu’en 1961. Il donne des concerts notamment à Hambourg où il fait la connaissance des Beatles, avec qui il va ponctuellement collaborer durant l’année 1962. Il finit par intégrer définitivement le groupe, à l’occasion de l’enregistrement de leur premier disque pour EMI.

 

Le tout premier disque des Beatles, « Love Me Do », sort le 5 octobre 1962. Brian Epstein en aurait acheté 10 000 copies, afin de le faire entrer dans le classement des meilleures ventes de disque[199]. Cette pratique n’est pas rare à cette époque, quand cela est possible pour un membre de l’entourage du groupe. Finalement, ce premiersingle obtient un petit succès commercial mais tout aurait très bien pu s’arrêter là : « tout ce qui différenciait les Beatles d’autres centaines d’artistes pop ayant décroché un demi-tube, ce serait l’investissement inépuisable et le culot sans bornes de leur manager[200]. » On comprend de nouveau ici que le succès des musiciens pops est très aléatoire[201]. Les obstacles sont en effet très nombreux : désaccords au sein du groupe, problèmes financiers, problèmes personnels, épuisement, frustration qui engendre un manque de motivation croissante, incapacité de se séparer de membres moins compétents, etc.[202]. Et même lorsqu’un groupe signe un contrat avec une grande maison de disque, il n’est pas du tout assuré d’obtenir un succès commercial et encore moins un succès durable.

Le sociologue Simon Frith a établi les étapes que doit passer un groupe de rock dans les années 1960 avant d’atteindre le succès : le groupe a tout d’abord une activité locale, enregistrant sur de petits labels et obtenant un succès local croissant ; il signe ensuite un contrat avec une grande maison de disque, qui diffuse sa musique au niveau national, et fait une tournée nationale ; enfin, s’il a de la chance, le succès devient international, les tournées et la couverture médiatique deviennent également internationales et le groupe acquiert ainsi le statut de « superstar[203] ». On peut ainsi récapituler pour les Beatles les étapes de leur évolution de musiciens populaires à musiciens pops à succès :

-ils jouent tout d’abord chez eux (ils sont autodidactes) et donnent leurs premiers concerts amateurs (pour des amis ou des gens du coin) ;

-ils font un premier enregistrement amateur et décrochent des petits contrats (dans des clubs) qui leur permettent de vivre (très modestement) de la musique ;

-ils se font remarquer par Epstein qui devient leur manager et leur trouve concerts et auditions pour de grandes maisons de disque (Decca puis EMI) ;

-ils enregistrent leur premier single chez EMI qui obtient un succès non négligeable (sans être spectaculaire) ;

-enfin, ils obtiennent un grand succès commercial avec leurs disques suivants.

Leur intégration progressive dans le monde professionnel de la musique puis l’industrie du disque (le monde musical « commercial »), qui se fait par étape, leur permet finalement de consacrer leur vie à la musique et même de réaliser leur rêve : devenir riches et célèbres.

 

En conclusion, l’analyse de la première phase de la trajectoire des Beatles (apprentissage musical puis intégration progressive dans le monde de la musique pop) a permis de dresser la liste de leurs principales dispositions et compétences, dont certaines sont partagées par les compositeurs savants (créativité, disposition critique et ambition), tandis que d’autres sont propres semble-t-il aux musiciens « populaires » :

-dispositions hédonistes (opposées aux dispositions ascétiques du musicien savant) ;

-goût du collectif ou de la compagnie (opposé au goût de la solitude du compositeur savant) ;

-désir d’une rétribution avant tout économique (fortune), sexuelle (séduction des filles), ou médiatique (célébrité), et non une rétribution symbolique (comme les musiciens savants, qui espèrent avant toute chose la reconnaissance de leurs talents) ;

-soumission à une discipline imposée de l’extérieure (distincte de l’autodiscipline du compositeur savant) ;composition pour autrui (public, manager ou producteur) et non pour eux-mêmes (comme c’est le cas pour les compositeurs de musique savante, tout spécialement pour les plus novateurs dont la production est mal reçue ou ignorée) ;

-composition/pratique musicale orale (s’oppose à l’usage de l’écriture).

Par ailleurs, nous avons vu que les conditions dont jouissent les Beatles jusqu’en 1962 ne semblent pas beaucoup se distinguer de celles des autres groupes populaires de leur époque. Et si leur premier succès avait été sans lendemain, autrement dit, si leur carrière s’était arrêtée là, le groupe aurait produit quelques chansons sans prétentions et serait sans doute tombé dans l’oubli. À cet égard, la seconde phase de sa trajectoire – dont l’orientation générale s’inscrit cependant dans le prolongement de la première, le travail au sein de la sphère « commerciale » n’étant désirable que pour des musiciens disposés à y travailler – est bien plus déterminante.

 



Chapitre 2 : Des compositeurs au service de l’industrie musicale (1963-1969)

 

Les conditions de production des Beatles changent radicalement à partir de 1963. Elles présentent des avantages mais imposent également nombre de contraintes. La première section de ce chapitre montre ainsi que les Beatles jouissent de conditions (de vie et de travail) à la fois très privilégiées et très contraignantes, notamment au niveau du temps disponible pour la composition (ce qui a sans doute des effets sur la qualité des productions) et au niveau également de la liberté de créer (ce qui limite l’originalité de leur production). La seconde section montre que la trajectoire des Beatles a été sensiblement modifiée par plusieurs rencontres déterminantes : celles de leur producteur George Martin et des compagnes de McCartney (Jane Asher) et Lennon (Yoko Ono). Ces derniers ont apporté de l’aide aux compositeurs et ont contribué par ailleurs à la transmission de savoirs et savoir-faire qui ont produit des effets sur la valeur esthétique de leur musique.

 

1 Des conditions très privilégiées mais contraignantes

 Dans cette section, sont passés en revue les avantages et inconvénients (du point de vue des conditions de la création musicale) d’une vie matérielle très confortable (être riche et célèbre) et d’un travail au sein de l’industrie du disque.

 1.1 Des conditions de vie confortables mais chronophages

 Après sa sortie en janvier 1963, le deuxième single des Beatles « Please Please Me » occupe la première place du classement des meilleures ventes de disques simples en Angleterre et se vend finalement à plus de 300 000 copies[204]. Leur premier album, qui sort en février 1963, occupe également la première place des « charts » durant 29 semaines, un record à cette époque[205]. C’est le premier de nombreux records de vente battus par le groupe à partir de cette année. Tous les disques suivants des Beatles vont en effet se vendre par millions. Et jusqu’en 1966, leurs tournées en Angleterre, aux États-Unis et dans bien d’autres pays riches, feront salle comble. À partir du moment où le premier disque des Beatles atteint le sommet des charts anglais, le groupe change de dimension (géographique et symbolique), passant d’un groupe local à succès à un « phénomène social » national puis mondial[206].

Les Beatles acquièrent ainsi très vite une immense célébrité ou, pour parler comme la sociologue Nathalie Heinich, un très grand capital de visibilité, qui est une forme de capital symbolique. Les musiciens prennent conscience de la possession de ce capital non seulement en observant la réaction du public (foules nombreuses et souvent hystériques qui les attendent devant leurs hôtels ou résidences notamment), des médias et de la classe dominante, la classe politique notamment (qui désire les rencontrer et s’afficher publiquement avec eux)[207]. Mais ils le constatent déjà avec leur entourage proche. Ainsi, dans The BeatlesAnthology[208], Ringo Starr témoigne du fait que lorsqu’ils deviennent célèbres, tout le monde change d’attitude à leur égard, on les traite différemment, y compris au sein de la famille : il donne l’exemple d’un évènement survenu chez sa tante où l’on renverse du thé, sa tante se précipite pour tout nettoyer ce qu’elle n’aurait pas fait auparavant. De même, George Harrison témoignera qu’avec le succès, sa famille le traite différemment : « Toute sa famille commença à le considérer différemment. Il avait toujours été l’enfant chéri. À présent, il semblait qu’il le soit devenu pour toute la nation et il y avait un changement palpable dans la façon dont il était perçu. Leurs mondes commencèrent à orbiter autour de son soleil. "D’un certain côté, honnêtement, les membres de sa famille avaient le même genre de réaction que tout le monde" explique Chris O’Dell. "Il avait réalisé tous ces trucs incroyables, et d’une certaine manière il tenait les rênes du pouvoir"[209]. » En 1964, Harrison propose à son père de lui verser trois fois son salaire pour lui permettre d’arrêter de travailler, ce qu’il accepte sur le champ, et il achète une maison à ses parents. Son succès et ses moyens financiers, lui permettent ainsi de « prendre le pouvoir » dans sa famille (ses parents dépendant de sa générosité).

Outre l’accumulation d’un capital symbolique, les Beatles accumulent aussi un capital économique. Disques et concerts leur rapportent en effet des sommes considérables : « En dépit des contrats timides et parfois même ridicules auxquels leur manager Brian Epstein les a soumis, les Beatles sont riches. Leur entourage également, ainsi que tous ceux qui ont flairé à temps le filon à exploiter. Un merchandising extravagant s’applique désormais à tout ce qui peut se vendre dans le sillage de la gloire des Beatles, gadgets en tous genres, perruques, boots, et autres fanfreluches. De la librairie à la quincaillerie, tout est bon à estampiller à l’effigie du groupe, jusqu’à la lingerie intime de ces dames. L’impressionnant manque à gagner occasionné par de trop négligents contrats de licence n’empêche pas les quatre Beatles de vivre très bourgeoisement de leurs coquets dividendes et autres droits sur les millions de disques déjà écoulés[210]. » Les Beatles dépensent sans compter, à l’instar de Lennon : « Toutes ses dépenses importantes étaient gérées par le bureau de Brian [Epstein], duquel il recevait[…] cinquante livres par semaine. […] il découvrait cette étrange vérité qui veut que plus on devient riche, moins on a à payer pour quoi que ce soit. Les clubs où il se rendait l’inondaient de verres gratuits, les restaurants escamotaient automatiquement l’addition, les fabricants de guitares lui envoyaient leurs plus beaux modèles pour la seule gloire de son parrainage[211]. » Et comme nombre de nouveaux riches, les Beatles affichent leur richesse : « Dans l’affichage de richesse et de prestige lié aux stars, on trouve souvent les signes du nouveau riche, piscine, maison de rêve, et plus inégalement ceux du capital culturel. S’impose la démonstration de tous les signes possibles du loisir, le hâle, le sport, la consommation ostentatoire[212]. » George Harrison collectionne les voitures de sport[213], tandis que Lennon se déplace dans une Royce Rolls conduite par un chauffeur. Mais, comme tous les riches issus des classes populaires ou moyennes, ils n’ont pas appris à gérer leur fortune. Et après la mort de Brian Epstein (qui gérait leurs revenus) en 1967[214], ils vont se lancer eux-mêmes dans les affaires en créant leur propre entreprise (Apple, qui est en premier lieu une maison de disque, mais qui distribue bien d’autres produits commerciaux) dont la gestion – assez catastrophique – sera finalement confiée à un véritable homme d’affaires (Allen Klein).

Les Beatles se sont installés à Londres dès 1963 : le passage d’une ville de province (Liverpool) à la capitale (où l’on trouve les studios, les lieux « branchés », ses confrères musiciens célèbres, etc.) marque également leur ascension sociale.En 1965, le comptable de McCartneylui annonce qu’il est officiellement « millionnaire[215] » ; il peut déjà être propriétaire (à l’âge de 22 ans) d’une « grande demeure au cœur de Londres » (d’une valeur de 40 000 livres), dans le quartier riche de Cavendish Avenue[216]. John Lennon fait aussi l’acquisition d’une maison bourgeoise (en juillet 1964), « Kenwood » (située dans un autre quartier riche de Londres), pour la rondelette somme de 20 000 livres : « Le fait d’acquérir Kenwood fit prendre conscience à John qu’il possédait désormais une fortune. Et le quart qui lui revenait sur les cachets que touchaient les Beatles pour se produire à travers le monde et sur les ventes de disques n’en était que le début[217]. » Kenwood est une vaste demeure qui « exige » l’emploi de domestiques : « Kenwood exigeait, pour être correctement entretenu, une domesticité d’au moins trois personnes parmi lesquelles un chauffeur engagé à plein temps pour emmener John aux concerts ou à Londres pour ses séances d’enregistrement. […] Une femme nommée Dot Jarlett, qui avait travaillé pour les précédents propriétaires de la maison, accepta de rester et se vit attribuer un rôle plus substantiel d’intendante, de nounou et de dame de compagnie de Cynthia. Mais la recherche d’autres aides domestiques n’entraîna, au début, que des problèmes. Un couple marié engagé pour tenir respectivement les rôles de chauffeur et de cuisinière ne tarda pas à provoquer un véritable chaos : l’homme était un coureur de jupons, sa femme se chamaillait avec Dot et leur fille, qui sortait d’un mariage brisé, vint s’installer dans l’appartement du personnel avec ses parents[218]. » On n’imagine pas à quel point peuvent être pesants les malheurs de riches[219], en particulier la gestion des domestiques ! À l’inverse, les employés de Lennon, en particulier son chauffeur, ont la joie de sacrifier en partie leur vie privée pour servir le chanteur : « pour trente-six livres par semaine (John ne se montra jamais un employeur d’une générosité folle), Les Anthony se retrouva à sa disposition de façon plus ou moins permanente, au détriment de sa vie privée et, au bout du compte, de son mariage. À toute heure du jour ou de la nuit, il devait se tenir sur le pied de guerre, sa casquette de chauffeur noire à portée de main, prêt à donner du "monsieur Lennon" à John[220]. » Lorsqu’il emménage dans sa résidence sur Cavendish Avenue, Paul McCartney fait également appel aux services de domestiques, en particulier d’une gouvernante (housekeeper)[221]. Lorsque l’on s’installe dans une vaste demeure, la domesticité s’impose « naturellement » : il devient difficile de faire soi-même toutes les tâches domestiques dans un espace aussi grand. Du reste, la question de l’exploitation des classes populairesne semble pas vraiment préoccuper les nouveaux riches que sont Lennon et McCartney qui adoptent très volontiers le style de vie bourgeois. On ne s’étonnera donc point de l’absence de critique des inégalités socio-économiques dans les textes de leurs chansons (cf. Partie 2).

Toujours est-il que leurs moyens économiques leur permettent d’aménager un espace idéal pour la composition et la pratique de la musique. Ainsi, dans la maison de Lennon se trouve une pièce dédiée à la musique : « Au grenier, on trouvait une chambre de musique remplie de guitares, de pianos et de magnétophones. Un orgue Mellotron qui s’était avéré impossible à hisser jusqu’en haut en raison de l’étroitesse des dernières marches était resté sur un palier à mi-chemin[222]. » Il aménage un petit studio de musique où il dispose d’un matériel d’enregistrement. Paul McCartney aménage également une salle de musique (dans le dernier étage de sa maison) où il entrepose tous ses instruments (piano, guitares, instruments à percussion, etc.) et où il dispose comme Lennon d’un matériel d’enregistrement. Les deux Beatles ont ainsi chacun un « home-studio » où ils enregistrent leurs nouvelles compositions, enregistrements qu’ils font ensuite écouter aux autres membres du groupe[223]. Conditions de composition idéales donc (un espace isolé leur permettant de bien se concentrer sur leur activité), encore faut-il qu’ils trouvent le temps d’en profiter.

 

L’aide et le soutien des compagnes

 

Une anecdote racontée par l’épouse de Lennonva introduire notre discussion sur le rapport de domination masculine dont bénéficient les Beatles. Grâce à son succès avec les Beatles, John Lennon pouvait dépenser sans compter et il adorait faire des achats[224]. Lorsque Cynthia Lennon obtint son permis de conduire, son mari lui offrit une voiture : tout d’abord une Porsche, qu’il remplaça quelques semaines plus tard par une Ferrari, qu’il reprit ensuite pour lui (après avoir passé le permis) et la remplaça par une Volkswagen que Cynthia n’aima pas autant que la Porsche, mais elle n’eut pas son mot à dire. Celle-ci fera plus tard remarquer que John Lennon agissait de façon impulsive y compris pour les gros achats (comme les voitures) et qu’il fallait accepter ses décisions sans contester[225]. Le rapport de domination est ici on ne peut plus clair ! Cynthia Lennon, qui ne travaillait pas et n’avait donc point de revenus, dépendait totalement de la générosité et la bonne volonté de son mari ; elle n’était pas indépendante financièrement et n’avait donc pas le choix de ses achats les plus importants[226]. Depuis leur mariage (en août 1962), elle a abandonné ses activités artistiques ce qu’elle finira d’ailleurs par regretter, et ce qui donnera cette scène pathétique (montrant que son mari n’a pas encouragé ses activités artistiques, bien au contraire), qui date de 1966 : « Cyn lui avait confié qu’elle aussi se sentait en manque de créativité et aimerait se remettre à la peinture ou à toute autre des disciplines qu’elle avait étudiées à l’école d’art. John s’étant montré compréhensif, un soir qu’il était sorti Cynthia consacra des heures à peindre un motif floral sur le poste de télévision blanc du solarium de Kenwood. Le lendemain matin, elle découvrit que John était rentré tard, ivre ou défoncé, et avait recouvert son travail d’autocollants affichant tous le même slogan pour une campagne incitant à "boire davantage de lait"[227]. » Elle devait donc se contenter de son rôle de femme au foyer, et notamment de tenir sa fonction de soutien : « John avait besoin de mon amour inconditionnel et mon soutien[228]. » John Lennon ne s’occupait pas beaucoup de son fils, comme il le reconnaîtra lui-même[229]. Cynthia dira que son mari était trop « préoccupé par d’autres choses » pour s’en occuper[230]. Après leur séparation (en 1968) et le début de sa relation fusionnelle avec Yoko Ono, John Lennon ne verra plus son fils pendant 3 ans.

Le rapport de Paul McCartney avec sa fiancée Jane Asher(voir plus loin) fut tout autre (et beaucoup plus égalitaire) durant leur relation (1963-1968). Heureusement, tout rentra dans l’ordre patriarcal pour le musicien des Beatles après sa rencontre avec Linda Eastman (1941-1998), une photographe américaine[231]. Lorsqu’elle fit la connaissance de Paul McCartney, elle était une « groupie ». Elle va jouer le rôle que voulait faire jouer Paul à sa précédente compagne : une douce épouse qui reste à ses côtés (à la maison comme en tournée). On parle beaucoup de la relation fusionnelle entre Lennon et Ono, mais McCartney n’est finalement pas très différent de son compère ; il semble très désireux d’avoir une relation sentimentale fusionnelle avec ses compagnes (même si cela ne l’empêche pas « d’aller voir ailleurs » de temps en temps). Paul et Linda se sont mariés en mars 1969 et ont eu une fille la même année. McCartney semble s’être beaucoup plus occupé de son enfant que Lennon. Mais le rapport qu’il entretint avec sa femme fut sans conteste celui d’une domination masculine relativement classique, en particulier au niveau du renforcement de l’ego masculin assuré par son épouse, comme l’indique François Plassat : « Dans l’ombre, elle fut le ressort et l’appui constant de la créativité de son mari[232]. »

George Harrison a rencontré le mannequin Pattie Boyd (née en 1944), alors âgée de 19 ans, lors du tournage du film A Hard Day’s Night (1964) et s’est marié avec elle en 1966. Comme ses camarades, Harrison n’est pas du tout pro-féministe (Patty Boyd témoignera qu’il était très « conservateur » à cet égard) : il veut que sa femme reste à la maison, et il est jaloux et possessif[233]. Même si le comportement de Ringo Starr, qui s’est marié avec Maureen Cox (1946-1994) en 1965, ne fut pas aussi extrême que celui de George Harrison, il profita comme ses petits camarades du rapport de domination masculine lui assurant aide matérielle (épouse qui s’occupe des tâches ménagères, des enfants notamment) et soutien.

 

Les Beatles bénéficient de conditions de vie très agréables (ils peuvent vivre bourgeoisement et profiter également des rapports de domination masculine) mais sans doute particulièrement chronophages. Ils s’adonnent ainsi à de multiples loisirs et passe-temps qui alimentent une vie placée sous le signe de l’hédonisme : sorties le soir (et jusqu’à tard dans la nuit) au restaurant puis dans des clubs[234], invitations, liaisons cachées avec des maîtresses ou groupies, etc. La question que l’on peut se poser est celle du temps qu’ils peuvent consacrer à la composition, ce qui a une incidence directe non seulement sur leur productivité (nombre de chansons composées) mais également sur la qualité de leur production (plus on passe de temps sur une œuvre plus on peut espérer en améliorer la qualité). Il faut ici distinguer le temps consacré au travail préparatoire d’une nouvelle chanson (invention d’une mélodie et éventuellement enregistrement d’une version temporaire sur un magnétophone personnel), et le temps passé en studio pour enregistrer et fixer définitivement l’œuvre elle-même. Si l’on a des détails très précis sur le temps passé en studio[235], en revanche, le temps consacré au travail préparatoire n’est pas toujours connu. On a des indices, donnés par les compositeurs eux-mêmes, mais assez imprécis. On sait qu’ils ne consacraient pas une plage de temps quotidiennement à ce travail comme peuvent le faire les musiciens savants (qui écrivent plusieurs heures par jour). Ce qui ressort des interviews et des biographies est que Lennon et McCartney écrivaient leurs chansons lorsqu’ils trouvaient un peu de temps (et d’énergie) pour le faire, dans des lieux très divers.

Selon François Plassat, ils écrivent en 1962-1963 dans les conditions suivantes : « Les chambres d’hôtels, les trains, les loges sont autant de terrains d’expérimentations et d’écriture pour le duo Lennon et McCartney. From Me to You est l’un des premiers et typiques exemples d’une dynamique créative qui leur vaudra quelques-uns de leurs plus retentissants premiers hits. C’est fin février 1963, dans un bus qui les emmène à un concert, qu’ils donnent, en l’espace d’une heure, naissance à cette chanson à la mélodie immédiatement accrocheuse[236]. » En 1963, les Beatles sont constamment en train de donner des concerts : selonHoward Sounes, ils n’ont « pas de temps libre[237] ». Après avoir consacré du temps au tournage de A Hard Day’s Night au début de l’année 1964[238], la seconde moitié de l’année 1964 est occupée en partie par une tournée dans plusieurs pays du monde. Ils enchaînement les concerts et durant les voyages (en avion notamment), ils occupent le temps notamment en jouant au poker ou au Monopoly[239]. Le temps libre n’est donc pas immédiatement utilisé pour composer, même si c’est parfois le cas… Outre les concerts, les Beatles doivent remplir d’autres « obligations » durant leurs tournées : « Il y avait aussi d’incessantes corvées diplomatiques, soit comme porte-drapeaux de la Grande-Bretagne ou comme trophées de Capitol Records, auxquelles John se soumettait avec la même résignation que les trois autres[240]. » Ils doivent ainsi se rendre à diverses réceptions où ils rencontrent d’autres vedettes, des riches ou des hommes politiques.

Les choses ne vont guère s’améliorer à cet égard l’année suivante. Ainsi, très pris par leurs concerts en 1965, ils doivent composer dans l’urgence[241] de quoi remplir un nouvel album : « Pour John, l’obligation de composer dans l’urgence […] parut de prime abord produire des effets négatifs. Il se souviendra plus tard d’une journée à Kenwood au cours de laquelle il passa cinq heures infructueuses à essayer de trouver quelque chose d’intelligent avant de finir par "en avoir plein les bottes" et aller se coucher. Étendu sur son immense lit […], il pensa soudain à : a Nowhere Man… siting in a Nowhere Land ("un homme de Nulle part… dans un pays de Nulle part"). Avec cela pour point de départ, la chanson s’écrivit d’elle-même en quelques minutes[242]. » La pression du temps peut donc paralyser temporairement le chanteur des Beatles (même si, ici, tout finira bien). Et cela contribuera en 1966 à la décision d’abandonner les tournées : « Les tournées avaient sans doute ruiné son moral et étouffé sa créativité[243] ». Cependant, Lennon ne profite pas de l’arrêt des tournées pour se consacrer à la composition et il s’engage très vite dans d’autres projets (il est notamment acteur dans un film non musical). Du reste, les Beatles continuent de passer beaucoup de temps à faire la fête et à sortir ou voir des amis. Les tournées ne sont donc pas uniquement responsables du peu de temps disponible pour la composition : c’est tout un mode d’existence hédoniste[244] qui est chronophage.

Il est d’ailleurs intéressant de constater à ce propos qu’un séjour en Inde, en 1968, va permettre aux Beatles d’arrêter temporairement le cours ordinaire de leur vie et s’avérer être musicalement très fructueux. En effet, les Beatles se rendent à Rishikesh (320 km au nord de Dehli) où ils retrouvent le maharishi Mahesh Yogi (1918-2008), qu’ils avaient rencontré en Angleterre à l’instigation de Harrison, pour les initier à la « méditation transcendantale ». Selon Philip Norman: « Pour tous les Beatles, ce moment constitua un ralentissement forcé du rythme infernal qu’ils connaissaient depuis leur départ de Liverpool pour Hambourg sept années auparavant[245]. » Ce séjour leur permet de faire « une pause musicalement très productive » : « Dans une ambiance de camp de vacances, mentalement relâchés, visiblement heureux, Paul, John et George ont écrit et composé deux fois plus de chansons qu’il est nécessaire pour remplir un nouvel album[246]. » Pratiquement toutes les chansons qui se retrouveront sur le White Album et Abbey Road ont été écrites durant ce séjour. Cette situation exceptionnelle montre que lorsqu’ils sont dégagés de toute contrainte (tournées) et ne sont pas pris par leurs multiples activités privées (sorties), ils sont capables d’être bien plus productifs.Il s’agit cependant d’une parenthèse (qui dure quelques semaines) dans la vie des Beatles, une vie au « rythme infernal » (pour reprendre l’expression de Norman), qui ne permet pas de consacrer beaucoup de temps à la composition.

 

La genèse nocturne « miraculeuse » de certaines chansons de McCartney

 

Paul McCartney a composé en partie certaines de ses chansons la nuit, comme le note Philip Norman : « Le thème de "Yellow Submarine" lui vint une nuit qu’il s’assoupissait dans son lit ; quand il se leva le lendemain matin, les mots et la musique en étaient presque entièrement aboutis[247]. » Ici, il semble que le compositeur ait pensé sa musique non pas pendant son sommeil mais juste avant de s’endormir. Cependant, pour « Yesterday », il semblerait que le travail de composition se soit fait pendant le sommeil : « Cette petite musique, que tous ses proches semblent apprécier, lui serait donc venue seule, comme dans un rêve. Un don divin en somme, auquel il va s’empresser de donner forme humaine, en lui greffant de premières paroles dont le propos incertain casse alors nettement l’ambiance[248]. » Notons que cette petite histoire (de la mélodie qu’il entend à son réveil et qu’il croit avoir entendu quelque part) est racontée dans nombre de documentaires ou livres sur les Beatles, ce qui contribue à diffuser le mythe du génie créateur de McCartney (il en parle comme d’une expérience mystique). Cependant, ce qui est considéré par Plassat comme un « don divin » est en réalité une expérience assez banale : qui n’a jamais résolu un problème (pas forcément philosophique ou scientifique, mais simplement personnel), après y avoir longuement pensé en vain et l’avoir abandonné pendant une durée plus ou moins longue, et en a trouvé la solution soudainement au réveil ou même en pensant à autre chose ? Le philosophe Bertrand Russell conseillait d’ailleurs de bien se concentrer sur un problème et de laisser ensuite le cerveau travailler tout seul : « si je dois écrire sur un sujet plutôt difficile, le meilleur procédé est d’y penser avec une très grande intensité – la plus grande intensité dont je sois capable – pendant quelques minutes ou quelques jours, et au bout de ce temps d’ordonner (pour ainsi dire) que ce travail se fasse inconsciemment[249]. » J’ai du reste indiqué dans la première partie, en m’appuyant sur les études de Christophe Dejours, que tout travail pouvait nous préoccuper au point d’en rêver la nuit. Cette expérience est partagée massivement par toute la population et n’a donc rien de miraculeux.

 

Jusqu’à la fin de l’année 1964, Lennon& McCartney écrivent leurs chansons dans le bus, les chambres d’hôtel ou à la maison. À partir de Beatles for Sale (sorti en décembre 1964), ils commencent à composer dans les studios d’Abbey Road (ce qui ne se faisait pas du tout à cette époque) : ils ont parfois écrit juste un refrain ou un couplet qu’ils font jouer par le reste du groupe et qu’ils modifient au fur et à mesure[250]. L’ingénieur du son Geoff Emericktémoignera, à propos de l’enregistrement de Revolver(1966), que les chansons ont toutes été créées dans les studios d’Abbey Road, il n’y a eu aucune répétition au préalable[251]. Lennon et McCartney (et parfois également Harrison) arrivent avec un bout de papier sur lequel sont indiqués quelques accords ou le début d’un texte et le jouent aux autres ; et en un jour ou deux, la chanson est terminée et enregistrée[252]. Allan Kozinn fait très justement remarquer que le studio d’enregistrement après 1964 ne sert plus simplement à enregistrer les œuvres des musiciens, mais c’est « l’atelier (workshop) » dans lequel ils élaborent leurs chansons et peuvent expérimenter[253]. Cela ne signifie pas que tout le travail de composition se fait en studio, les Beatles continuent d’élaborer leurs chansons (mélodies et textes notamment) avant de commencer à les enregistrer[254]. Mais le travail de studio occupe une place très importante dans le processus de composition des œuvres des Beatles.

Alors que la plupart des groupes de rock doivent enregistrer un disque très vite (pour des raisons financières évidentes), c’est de moins en moins le cas pour les Beatles dont le succès commercial leur permet de rester le temps qu’ils désirent en studio. Si l’enregistrement des nouvelles chansons pour Beatles for Sale  se fait encore assez rapidement : en une seule journée (de 9 heures), les Beatles enregistrent 7 chansons[255]. Le temps passé en studio augmente à partir de Rubber Soul (1965) et Revolver(16 chansons ont été enregistrées et mixées en 37 jours). Et le pompon est atteint pour l’enregistrement de Sgt. Pepper(1967) pour lequel ils consacrent 5 mois et plus de 700 heures d’enregistrement[256]. On est loin des 16 heures successives du premier album ! La qualité supérieure par rapport au reste de la production pop s’explique sans doute en partie par le temps passé en studio.

 

1.2 Travaillerpour l’industrie du disque : avantages et contraintes

 En Angleterre, l’industrie du « divertissement » émerge véritablement au milieu du xixe siècle. Entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xixe siècle était déjà apparu un ensemble de « médiateurs » de chansons, entrepreneurs qui récoltent et modifient les chansons populaires afin de les éditer et d’en tirer un profit pécuniaire[257]. Pour devenir une industrie, le commerce de la musique a dû « réunir tous les facteurs de production dans un système cohérent[258] ». On parle alors de « marchandisation (commodification) » de la musique populaire. Et le principal moyen de cette marchandisation a été en Angleterre le music-hall. Avec le music-hall, s’accroît la distance entre chanteurs et auditeurs (il y a moins d’interaction entre eux) et apparaît même un véritable « star-system » selon Larry Portis[259]. Et à la fin du xixe siècle, l’industrie de la musique, comme les autres secteurs marchands de la société britannique, subit un processus de concentration et de monopolisation[260]. On constate ainsi la domination de quelques music-halls. Mais ils vont décliner à partir des années 1920, s’effaçant devant la concurrence d’autres industries culturelles, notamment la radio, le cinéma et l’industrie du disque.

Comme le rappelle Roy Shuker, l’industrie musicale comprend un certain nombre d’institutions dont : les compagnies de disque, la presse musicale, les fabricants et vendeurs d’instruments de musique ainsi que d’appareils d’écoute des disques, le merchandising, les sociétés de droits d’auteur, etc.[261]. Les compagnies de disques sont les institutions principales de l’industrie musicale. Elles se divisent en deux groupes depuis la Seconde Guerre mondiale : les « Majors », comme EMI (qui est l’une des plus anciennes maisons de disque, ses origines remontant à 1898, et aussi l’une des plus grosses au monde[262]), et les maisons de disques « indépendantes » (autrement dit de plus petite taille). Les compagnies de disques comprennent des départements et acteurs bien spécialisés : producteurs, département de la publicité, des « relations publiques » et du marketing, département financier (avocats des affaires), la manufacture des supports (fabrication des disques), le secteur de la distribution, et l’administration[263]. Une Major (comme EMI) est une institution capitaliste par nature, c’est-à-dire une organisation hiérarchisée où les moyens de production (et les principales décisions) sont monopolisées par les propriétaires. Les Beatles contribuent au bon fonctionnement de ce type d’entreprise, fondée sur l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché qui enrichie une poignée d’individus, en échange de très hauts revenus et d’une large visibilité (vedettariat). Même si, à la fin de leur carrière, ils ont pu se poser des questions d’ordre politique, les Beatles n’ont jamais mis en question l’organisation (grandement inégalitaire) à laquelle ils appartenaient.

Pour ce groupe, travailler pour l’industrie musicale présente bien des avantages mais également des contraintes. Commençons par évoquer les avantages. Le premier avantage, ce sont les ressources offertes par les studios d’enregistrement d’EMI[264]. Dans les studios d’Abbey Road on peut trouver un certain nombre d’instruments de musique, en particulier nombre d’instruments à percussion qu’utilise Ringo Starr : « Dans le studio d’Abbey Road, sous le long escalier ouvert menant à la régie, se trouvait un placard rempli d’instruments exotiques oubliés par des musiciens au cours des décennies précédentes. Les quatre avaient toujours adoré farfouiller dans cet assortiment de tambourins, de clochettes de traîneau et de tambours marocains ; tout cela, de même que la formation classique de George Martin et les ressources potentielles du studio lui-même[265]. » Les Beatles bénéficient de l’introduction de nouveaux moyens d’enregistrement, en particulier de l’augmentation du nombre de pistes disponibles sur une bande magnétique. Lorsque les Beatles enregistrent leur premier album en 1963, George Martin dispose d’un enregistreur à deux pistes : on enregistre alors les parties instrumentales sur une piste et les parties vocales sur l’autre. À la fin de l’année (1963), grâce au succès des Beatles, la demande faite (à répétition) par George Martin auprès d’EMI d’investir dans un matériel plus performant aboutit et ils vont disposer désormais d’un appareil d’enregistrement à quatre pistes : la première pour le rythme, c’est-à-dire la basse et la batterie, la deuxième pour l’harmonie, c’est-à-dire les guitares ou/et le piano, la troisième pour la partie vocale soliste, la quatrième étant réservée aux ajouts supplémentaires[266]. Pour obtenir plus de possibilités, ils enregistrent sur un premier magnétophone avant de transférer le résultat sur deux pistes d’un second magnétophone où ils disposeront de 2 nouvelles pistes pour ajouter d’autres instruments ou effets. Ce processus a pour conséquence une nette perte de qualité du son, ils ne peuvent donc réitérer l’opération. À partir de 1967 (mais après avoir enregistré Sgt. Pepper), ils disposeront d’un 8 pistes. L’augmentation du nombre de pistes a permis d’enrichir la qualité des enregistrements: au lieu d’enregistrer tous les instruments en même temps, on peut les enregistrer chacun à leur tour et donc être plus attentif à chaque partie musicale. En outre, comme je l’ai déjà indiqué, le succès commercial des Beatles leur a assuré de réaliser leurs désirs comme la durée illimitée de leurs séances d’enregistrement ou l’embauche de musiciens savants. Ainsi en témoigne George Martin: « À l’époque de Sgt. Pepper, les Beatles avaient un pouvoir immense à Abbey Road. Donc moi aussi. Ils avaient l’habitude de demander l’impossible, et parfois ils l’obtenaient[267]. »

Le second type d’avantage qu’offre la situation de musicien à succès travaillant pour l’industrie de la musique est celui de disposer d’un personnel à son service. Avant de signer un contrat avec EMI, les Beatles bénéficiaient déjà de l’aide de leur manager Brian Epstein et de deux « roadies » (Neil Aspinall et Mal Evans), qui sont des amis de longue date, et qui leur rendent différents petits services comme les conduire à leurs concerts, s’occuper du matériel (instruments de musique) ou acheter de quoi manger et boire. Epstein et les roadies sont donc à leur disposition avant l’entrée dans l’industrie musicale ; cependant, si les Beatles n’avaient pas obtenu rapidement un certain succès commercial, il est assez improbable que ce personnel serait resté attaché toutes ces années au groupe et, surtout, aurait pu leur consacrer autant de temps. Les trois compères des Beatles ne leur offrent d’ailleurs pas uniquement une aide matérielle, mais également un soutien moral (ou psychologique), à l’instar de Brian Epstein : « Si les pressions sur John étaient colossales autant qu’incessantes, aucune jeune toute nouvelle mégastar n’aurait pu bénéficier […] d’une meilleure structure de soutien[268]. » C’est aussi le cas de Neil Aspinall et Mal Evans, qui peuvent même faire office de souffre-douleur : « Quand il leur arrivait de mal jouer sur scène ou en studio, plutôt que de râler les uns contre les autres, ils [les Beatles] s’en prenaient à leurs roadies, accusant un quelconque bien souvent inexistant défaut d’éclairage, de son ou de matériel[269]. » En effet, la « résistance au réel » (pour parler comme Christophe Dejours), c’est-à-dire l’échec au travail, est souvent ressentie douloureusement (elle est source de stress) et répercutée plus ou moins violemment sur son entourage proche, comme les roadies sur lesquels les Beatles « vident leurs nerfs ».

Par ailleurs, les Beatles bénéficient également des services rendus par le personnel des studios d’Abbey Road : outre leur producteur George Martin (dont l’aide déterminante sera examinée en détails dans la section suivante), ont travaillé pour eux plusieurs techniciens, en particulier l’ingénieur du son Geoff Emerick (né en 1946) qui a joué un rôle non négligeable dans le processus de création des enregistrements des Beatles. Comme l’indique François Plassat, Emerick « inaugure des prises de sons inhabituelles et inventives, plaçant ses micros là où on n’aurait jamais osé le faire auparavant. Il donne à la batterie de Ringo de puissantes résonances et autorise, par ses trouvailles astucieuses, un large échantillonnage de sonorités étranges et inédites[270] ». Non seulement le rôle joué ici par les ingénieurs (et autres techniciens) du son est peu reconnu, mais ceux-ci n’ont pas toujours été très bien traités par les musiciens. Ainsi, en studio, les Beatles ne partagent pas leur repas avec les techniciens (ils mangent entre eux), ce que regrette Emerick, car manger avec les artistes vous « fait sentir » selon lui que l’on appartient « à la même équipe[271] ». De plus, Geoff Emerick témoigne que les Beatles n’arrivaient pas toujours à l’heure prévue pour un enregistrement et qu’il devait donc les attendre pendant des heures (les Beatles ne prenaient pas la peine de le prévenir de leur retard)[272]. Comme l’explique très bien Pierre Bourdieu, la possibilité de faire attendre est une forme de pouvoir : « Le tout-puissant est celui qui n’attend pas et qui, au contraire, fait attendre. L’attente est une des manières privilégiées d’éprouver le pouvoir, et le lien entre le temps et le pouvoir – et il faudrait recenser, et soumettre à l’analyse, toutes les conduites associées à l’exercice d’un pouvoir sur le temps des autres, tant du côté du puissant (renvoyer plus tard, lanterner, faire espérer, différer, temporiser, surseoir, remettre, arriver en retard, ou, à l’inverse, prendre de court), que du côté du "patient", comme on dit dans l’univers médical, un des lieux par excellence de l’attente anxieuse et impuissante. L’attente implique la soumission : visée intéressée d’une chose hautement désirée, elle modifie durablement, c’est-à-dire pendant tout le temps que dure l’expectative, la conduite de celui qui est, comme on dit, suspendu à la décision attendue[273]. »

 

Rapports au sein d’un groupe : contraintes, entre-aide et domination

 

Travailler au sein des Beatles, surtout lorsque le groupe a obtenu du succès, a pu être ressenti par Lennon comme une contrainte : « je me lâchais beaucoup plus quand j’étais plus jeune. Mais ensuite je suis devenu plus collet monté, plus… eh bien ce que tu deviens quand tu deviens un ceci ou cela célèbre. Et après je me suis retenu encore plus quand je chantais avec Paul et George. Dans "Twist and Shout" je me lâche un peu, et sur scène, quand je n’arrivais plus à me contrôler et que je devenais fou. Mais maintenant que je suis seul et que je peux faire ce que je veux et ne pas me réprimer, je me permets de chanter comme je faisais quand j’étais plus jeune. Je laisse aller[274]. » Si les critiques que se faisaient les compositeurs du groupe (en particulier McCartney et Lennon) étaient certainement constructives, elles pouvaient aussi les inhiber comme s’en plaindra Lennon[275]. D’un autre côté, le groupe est un collectif solidaire. Comme en témoignera Geoff Emerick, les Beatles sont un groupe très soudé[276]. De même, George Harrison a déclaré (dans The BeatlesAnthology) qu’à chaque étape de leur carrière, il y avait une pression supplémentaire, mais ils avaient la chance d’être quatre et de pouvoir se soutenir mutuellement. D’ailleurs, Paul McCartney a pu comparer les Beatles à des copains de régiment[277]. Outre la solidarité du groupe, il a été dit à plusieurs reprises (par les Beatles eux-mêmes ou leurs commentateurs) qu’il était démocratique. Ainsi, l’enregistrement de « Yesterday » par un seul Beatles pose un problème de conscience à Paul McCartney qui ne voulait pas que l’un des membres du groupe retienne seul toute l’attention, ce qui va contre les relations « démocratiques » au sein du groupe[278]. C’est peut-être une démocratie à l’image de nos sociétés dites démocratiques : il y a effectivement des liens entre ses membres (qui ne sont pas complètement séparés géographiquement ni socialement, et partagent donc un destin plus ou moins commun). Cependant, les inégalités en son sein règnent : certains sont beaucoup plus riches et adulés que d’autres, leur rôle (celui de compositeur notamment) est de surcroît bien plus valorisant. En l’occurrence, McCartney et Lennon dominent complètement le groupe (comme la classe dominante en régime démocratique ?), Ringo Starr est en bas de l’échelle (classe populaire ?) et George Harrison est situé au milieu (classe moyenne ?). Remarquons que cette échelle sociale correspond parfaitement à celle de leurs origines sociales (Lennon ayant les origines les plus élevées, au-dessus de celles de McCartney, Harrison et finalement Starr). Le groupe est donc peut-être effectivement à l’image de notre société !

 

Passons aux contraintes imposées par le fait de travailler pour l’industrie musicale, contraintes qui sont de deux types : les pratiques imposées par le business (on pourrait parler des « règles du business de la musique ») ; et les décisions artistiques imposées aux Beatles. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, les musiciens du groupe doivent accepter les décisions prises par leur manager Brian Epstein. Celui-ci leur impose, dès avant l’enregistrement de leur premier disque, un nouveau style de présentation (coiffure, tenue, langage, attitude sur scène) et une organisation de leur activité professionnelle (concert plus structuré par l’établissement d’une liste de compositions à laquelle ils doivent se tenir, engagements, enregistrement d’une démo et rendez-vous avec des producteurs potentiels). Jusqu’à son décès en 1967, Epstein continuera de leur imposer ces règles (de façon très paternaliste). C’est toujours lui qui prend les engagements pour le groupe (interviews, shows télévisés, tournées). Prenons deux exemples assez symptomatiques. Les Beatles ont prévu une tournée en juin 1964 en Hollande puis à Hong-Kong, mais Ringo Starr doit subir une opération ; les autres membres du groupe (en particulier George Harrison) ne veulent pas se séparer de lui mais on décide malgré tout de le remplacer ; la tournée est prévue, c’est le business. Autre exemple montrant que, malgré le succès remporté par le groupe, la nature du rapport entre Epstein et les quatre Beatles n’a point changé en 1967 : Epstein est heureux de leur annoncer qu’il a obtenu leur passage sur la BBC pour une diffusion mondiale (au cours de laquelle ils interpréteront « All You Need is Love ») ; mais les Beatles réagissent plutôt mal, certainement selon Geoff Emerick parce qu’Epstein ne leur avait pas demandé leur avis[279] ; cependant, ils vont l’accepter sans résistance.

Parmi les contraintes liées aux règles du business de la musique figure aussi la pression commerciale[280], en particulier l’obligation de produire des disques très régulièrement (en l’occurrence, pour les Beatles, 4 singles et 2 albums par an[281]). Voulant profiter du succès de leur deuxième single, sorti au tout début de l’année 1963, George Martin leur demande d’enregistrer rapidement un album ce qui est fait en une journée[282]. Selon Bob Spitz, toujours dans l’idée de profiter de leur succès, au début de l’été 1963, George Martin « presse » les Beatles d’enregistrer rapidement un nouveau single[283]. Lennonet McCartney composent alors très rapidement « She Loves You » : ils y consacrent quelques heures dans leur chambre d’hôtel puis la terminent le soir suivant à Liverpool durant un jour de congé[284]. Le résultat satisfera les compositeurs, mais cela ne sera pas toujours le cas. Ainsi, Lennon déclarera en 1970 qu’il déteste la chanson « Run for Your Life » (Lennon, Rubber Soul) qu’il a écrite juste « parce qu’il fallait écrire une chanson[285] ». L’obligation de produire un nouveau disque impose donc des contraintes (à cela s’ajoute la concurrence avec McCartney qui risque d’enregistrer plus de chansons que lui), ce qui a des effets sur la qualité de certaines chansons, écrites à la va-vite. Autre exemple parmi d’autres, Geoff Emerick témoigne du fait que quelques semaines après le début des sessions d’enregistrement de Revolver(1966), George Martin a reçu une note de la direction d’EMI lui rappelant que les Beatles s’étaient engagés à produire un nouveau single ; Lennon& McCartney se mirent alors « immédiatement au travail[286] ». On voit bien ici que l’écriture d’une nouvelle chanson n’est pas forcément liée au simple plaisir de composer, mais répond à une contrainte extérieure (contrainte d’ordre commercial). Il faut d’ailleurs préciser que ces contraintes sont liées (ou accentuées) par le fait qu’un succès commercial est considéré comme éphémère (ce qu’il est effectivement sauf carrières exceptionnelles). Comme l’indique Philip Norman : « Nul aujourd’hui ne peut mesurer l’insécurité qui sous-tendait même les plus grands triomphes des Beatles de 1963[287]. » Ainsi, l’une des questions qui reviennent le plus fréquemment durant leurs interviews est « combien de temps cela va durer[288] ? ». Et ils appréhendent de se faire détrôner par d’autres groupes (peur de la concurrence) : ils doivent ainsi « regarder anxieusement par-dessus leur épaule pour guetter des rivaux susceptibles de les déloger des charts[289] ». D’où la volonté d’exploiter le plus (et le plus rapidement) possible un succès que l’on pense temporaire : « Afin de dégager un maximum de profits avant que la folie s’estompe, George Martin exigeait un nouveau simple tous les trois mois et un nouvel album tous les six mois. […] Pour être certain de se montrer capable de reproduire la formule la fois suivante, le duo passait des heures à essayer d’analyser ce qui avait fait de son dernier tube en date un…tube. […] En dépit de la pression permanente qui leur imposait de vendre et de reproduire la même formule, ils arrivaient tout de même à écrire des chansons qui n’avaient rien à voir avec le fiévreux flux et reflux des hit-parades […][290]. » C’est vrai qu’ils ne se contentent pas de reproduire la même formule à l’identique (mais en faisant cela il y a le danger de lasser le public), cependant, ils travaillent sous pression et ont peu de temps pour composer de nouvelles chansons. En principe, les compositeurs « commerciaux », qui dépendent entièrement de leurs œuvres pour vivre, disposent de tout leur temps pour composer, contrairement aux compositeurs savants qui gagnent généralement leur vie par d’autres moyens (enseignement ou en tant qu’instrumentiste). En pratique, ils sont pressés par le temps car ils doivent produire de nouvelles œuvres (de nouveaux disques) pour vivre et parce qu’ils s’y sont souvent engagés par contrat (ou, dans le cas des Beatles, parce que leur manager ou leur producteur en a décidé ainsi). Ils ne peuvent pas se permettre de prendre tout leur temps. Le paradoxe est donc que les compositeurs commerciaux sont en principe en situation de consacrer entièrement leur temps à l’écriture, mais en pratique ils sont contraints d’écrire relativement vite.

Se mettre au service de l’industrie musicale n’impose pas uniquement des contraintes de ce type (obligation commerciale d’être productif), les contraintes peuvent être également artistiques. Et on doit évoquer ici le double rôledu producteur qui est à la fois artistique et commercial : il doit en effet s’assurer de la qualité et la bonne marche des enregistrements sous la pression des cadres d’EMI, attentifs à l’aspect économique. Le producteur impose nombre de choix artistiques lors d’un enregistrement, comme le note Philip Norman : « Le producteur était un personnage omnipotent qui non seulement choisissait la musique de ses artistes, mais dictait la façon précise dont celle-ci devait être chantée ou interprétée. On supposait, généralement avec raison, que les pop stars étaient des analphabètes musicaux qui avaient besoin de tout le talent d’auteurs de chansons, d’arrangeurs et de musiciens de studio pour enrichir leur diaphane couleur sonore, ainsi que du savoir magique des ingénieurs pour rendre celle-ci publiable[291]. » C’est George Martin qui décide généralement de l’ordre des chansons figurant sur chaque album, les Beatles donnant leur « approbation finale ». Cet ordre est d’ailleurs motivé par des raisons commerciales selon Martin, qui doit faire en sorte que la première face soit la plus « forte » (et le « matériel le plus faible à la fin ») pour des « raisons commerciales évidentes » selon lui[292]. Mais le rôle du producteur ne s’arrête pas là. Il donne des conseils (souvent suivis par les musiciens[293]) et impose une multitude de petites décisions d’ordre artistique durant l’enregistrement d’une chanson. Ainsi, Geoff Emerickraconte que lors de l’enregistrement de la chanson « Mr. Moonlight » (une reprise figurant surBeatles for Sale), George Harrison fait un solo avec des effets qui plaisent particulièrement à Lennon, mais George Martin trouve ça « bizarre » et il insiste pour enregistrer à la place un solo d’orgue, ce qui sera fait sans discuter[294]. Autre exemple d’intervention de Martin : sur « I’ll Follow The Sun » (McCartney, Beatles for Sale), George Harrison tente de jouer un court solo (de 8 notes) mais sans résultats ; il veut réessayer, mais Martin s’y oppose (c’est une perte de temps selon lui)[295]. Le pouvoir sur les décisions artistiques évoluera cependant avec le temps : les Beatles devenant de plus en plus célèbres et « respectés » (reconnus comme artistes), ils se laisseront de moins en moins imposer ce type de décision[296].

Comme Brian Epstein, George Martin est une figure paternelle qui impose une forme de respect aux Beatles. Ces derniers adoptent alors parfois un comportement infantile : « Par respect pour Martin, ils ne fumaient pas dans le studio mais, pareils à des écoliers se planquant derrière un abri à bicyclettes, se dissimulaient dans les toilettes ou dans les escaliers que personne n’empruntait[297]. » Selon le témoignage de Geoff Emerick, George Martin tenait une position d’autorité (authoritarian figure), il « jouait le prof d’école avec les quatre Beatles[298] ». Norman Smith suggère que George Martin a apporté une certaine « discipline » aux Beatles[299]. À ce propos, Geoff Emerick raconte qu’un jour, George Martin était absent en raison d’une indigestion ; les Beatles sont venus malgré tout enregistrer, et l’ambiance était complètement différente de l’ambiance habituelle, beaucoup moins studieuse[300]. Selon Emerick, en la présence de Martin, les Beatles sont plus « contraints (constrained)[301] ». On retrouve ici une forme de discipline imposée de l’extérieur, qui s’oppose à l’autodiscipline des compositeurs savants[302].

On le voit, les Beatles comme tous les artistes de musique pop, doivent composer avec ces contraintes (matérielles et artistiques) : leur liberté est donc limitée par leur position au sein du monde de la musique (travail dans la sphère commerciale). Et cela a des conséquences en particulier sur l’originalité de leur production : on tolère une certaine nouveauté, afin notamment de se distinguer de ses concurrents, mais pas un écart avec la production dominante qui ferait courir le risque d’un échec commercial. 

 

 2 Contributions artistiques de l’entourage des Beatles

 Certains individus proches des Beatles (en particulier de McCartney et Lennon), qu’ils fréquentent quotidiennement ou presque, ont joué un rôle important dans l’altération sensible des conditions de production de la musique du groupe : le producteur George Martin, la compagne de McCartney, Jane Asher, et celle de Lennon, Yoko Ono. Par « contribution », je ne veux pas simplement parler d’aide artistique comme la mise à disposition de compétences de musicien savant par George Martin, mais également et surtout de la contribution dans ce que l’on appelle en sociologie la « socialisation secondaire » des deux Beatles, c’est-à-dire l’acquisition ou le développement de dispositions et compétences nouvelles. Ainsi, la sociologue Sophie Denave, qui s’est intéressée à la « force transformatrice du conjoint », écrit ceci : « La rencontre de l’autre est avant tout la découverte d’un "avenir possible et d’une identité différente pour soi" (J.-C.Kaufmann). Chacun étant porteur d’un patrimoine singulier de manières de faire, de voir et de penser, vivre avec un autre, c’est se frotter à des manières d’agir et de penser plus ou moins éloignées des siennes[303]. » Pour la sociologue : « Vivre en couple, c’est se socialiser et donc intérioriser de nouveaux goûts, de nouvelles manières d’être, de faire ou de penser. Plus la proximité sociale entre les membres d’un couple est forte, plus les pratiques et les représentations risquent d’être proches, les partenaires auront alors tendance à renforcer des habitudes déjà constituées. À l’inverse, vivre avec un partenaire éloigné dans l’espace social peut participer à l’intériorisation de dispositions différentes[304]. » Et ce qui est valable pour les conjoints l’est, dans une moindre mesure, pour les amis ou les collègues de travail que l’on fréquente régulièrement[305]. Nous allons ainsi nous intéresser àGeorge Martin, Jane Asher et Yoko Ono, dont le rôle a étéassez déterminant dans la trajectoire de Paul McCartney et John Lennon.

 

2.1 L’aide d’un musicien savant : George Martin

 Conscients du rôle important joué par l’entourage proche du groupe, les biographes (ainsi que les fans) s’amusent à déterminer quel serait le « cinquième Beatles ». Le nom qui revient peut-être le plus souvent est celui de leur producteur George Martin. Son nom a été évoqué à plusieurs reprises dans la partie sur l’évaluation de l’œuvre des Beatles. En effet, Martin ne s’est pas contenté de donner des conseils aux musiciens, il a véritablement contribué au processus de création des œuvres enregistrées. Il a mis au service du groupe des compétences (de musicien savant) qui ont grandement contribué à élever la valeur esthétique (la qualité comme l’originalité) de l’œuvre des Beatles.

George Martin a eu la chance de se familiariser avec la musique très jeune. Sa sœur, de trois ans son aînée, prenait des cours de piano avec un membre de la famille (la sœur de la femme d’un oncle) et cela suscite très tôt le désir de George d’apprendre lui aussi à jouer de cet instrument. Dès l’âge de 8 ans, il prend un cours particulier hebdomadaire pendant quelques semaines ; après quoi, s’étant disputée avec son professeur, sa mère met un terme à ses leçons. Il continue cependant à apprendre le piano en autodidacte[306]. S’il a la chance de découvrir la musique très tôt, cela ne signifie nullement qu’il est issu d’un milieu social favorisé. En effet, les revenus de son père, qui est charpentier, ne permettent pas de vivre dans un très grand confort : le premier logement où a vécu George Martin n’avait ni électricité, ni cuisine, ni salle de bain. Pendant la Dépression (années 1930), son père traverse une longue période de chômage (18 mois), puis il peut gagner un peu d’argent comme vendeur de journaux, sans doute grâce à sa belle-famille qui est de condition sociale plus élevée (le grand-père maternel et les oncles de George Martinétaient à la tête du journal Evening Standard et gagnaient bien leur vie). Et pendant la guerre, il travaille dans l’usinage du bois.

George Martin poursuit l’étude de son instrument seul, mais il a assez rapidement le désir de jouer en groupe. À l’âge de 15 ou 16 ans, il forme avec des amis les Four Tune Tellers qui interprètent les standards de Jerome Kern ou Cole Porter. Martin donne des concerts une ou deux fois par semaine ce qui lui rapporte un peu d’argent, qu’il utilise pour se payer des leçons de piano. À cette époque, il ambitionne d’écrire de la musique de film[307]. Son ambition est donc de produire de la musique commerciale, domaine au sommet duquel trône la musique de film. Cela ne signifie pas qu’il se désintéresse de la musique la plus sérieuse, bien au contraire. Il s’est mis à composer ce genre de musique dès avant la guerre. Pendant la guerre, il fait entendre sa musique au pianiste Eric Harrison qui lui suggère d’envoyer ses compositions au Committee for the Promotion of New Music dont est membre un certain Sidney Harrison qui pourrait s’y intéresser. Il s’exécute et envoie donc ses compositions (qui sont alors dans le style de Debussy). Sidney Harrison devient selon George Martin son « parrain[308] » : il l’encourage à écrire et à étudier plus sérieusement la musique. Son « parrain » pense qu’il a du « talent » mais qu’il devrait étudier à la Guidhal School of Music de Londres où il enseigne lui-même le piano. Pour financer ses études, Sidney Harrison lui obtient une bourse. George Martin reprend donc ses études en septembre 1947, à l’âge de 21 ans, et étudie à la Guidhal School pendant 3 ans. Il prend notamment des cours de composition, de direction d’orchestre et d’orchestration, de théorie musicale, d’harmonie, de contrepoint et de piano. Comme il est obligatoire de jouer d’un second instrument, il prend également des cours de hautbois. Ce choix est guidé par des motivations économiques : les instrumentistes professionnels sont moins nombreux à avoir choisi cet instrument et il pense donc avoir plus de chance de trouver un emploi[309]. Seulement, le hautbois est un instrument difficile, il reconnaît lui-même ne jamais avoir été très bon et il rate son examen final[310].

Ses études achevées, il tente de gagner un peu d’argent en jouant du hautbois. Il obtient quelques cachets (il joue notamment dans des parcs), mais il se rend très vite compte qu’il ne gagnera pas sa vie grâce à cet instrument. Il trouve alors un emploi de bureau à la bibliothèque musicale de la BBC. Sa carrière prend un tournant en septembre 1950, lorsqu’il reçoit une offre d’emploi par Oscar Preuss (1889-1958) qui travaille pour EMI. Le parcours de George Martin, qui va dès lors se mettre au service de l’industrie culturelle, est très intéressant : en raison de ses origines sociales (plutôt défavorisées) et d’une impossibilité d’étudier sérieusement la musique très tôt, il acquiert un petit capital musical sans doute insuffisant pour travailler dans le monde savant (du point de vue de l’exécution il est un « raté », il était totalement vain d’espérer gagner sa vie comme hautboïste dans un orchestre classique en ayant débuté cet instrument à l’âge de 21 ans). L’industrie musicale a besoin de ces personnages qui ont raté leur carrière dans le monde de la musique savante, capables de lire la musique (et donc de produire des disques classiques, en plus des disques de musique « populaire »), acceptant un travail mal considéré par les musiciens savants, puisqu’il vend en quelque sorte son âme au marché de la musique. George Martin se posera d’ailleurs des questions existentielles à ce propos : « La musique classique était mon premier amour, et je me suis souvent demandé ce que je faisais dans le champ de la pop. "Est-ce que ce n’est pas une sorte de déchéance ?"[311]. » Parmi les raisons évoquées pour justifier a posteriori son orientation professionnelle, il y a la situation de la musique contemporaine, qui n’intéresse personne hors du monde de la musique selon George Martin, ce qui le désole. Celui-ci fait remarquer dans son autobiographie que les compositeurs comme Schubert étaient « populaires » et s’adressaient à des gens « ordinaires[312] » (ce qui est faux, les compositeurs comme Schubert s’adressaient à la bourgeoisie cultivée, cf. Première partie). Pour cette raison, il est plus intéressant de participer à la création musicale pop, domaine « créatif » selon Martin, pour lequel on se souviendra de lui[313]. Autrement dit, la très grande reconnaissance obtenue dans la sphère musicale (commerciale) dont il défend la légitimité par la créativité et la popularité de ses représentants, lui permet de retrouver une certaine estime de son travail qu’il a pu perdre en renonçant à se mettre au service de la sphère savante (mieux considérée dans les années 1950-1960 que la sphère de la musique pop). 

Toujours est-il que George Martin commence à travailler pour EMI en 1950[314], un travail pour lequel il n’est pas très bien payé selon lui. Cette situation ne change guère lorsqu’il prend la tête de Parlophone (un label discographique détenu par EMI) en 1955, après le départ à la retraite d’Oscar Preuss. En 1965, George Martingagne « seulement » 3000 livres par an[315]. Il tente de renégocier son contrat et de toucher un pourcentage des profits énormes tirés des disques qu’il a enregistrés (notamment ceux des Beatles) mais en vain. Dans un chapitre de son autobiographie presque entièrement consacré aux questions financières liées à son travail, George Martin écrit qu’il n’a jamais « pensé à l’argent[316] » et qu’il « n’a pas voulu devenir millionnaire[317] ». Mais il se plaint à de multiples reprises dans cet ouvrage de son bas salaire et a tout de même tenté de gagner plus (en touchant des droits sur ses enregistrements). Il tient donc un double discours : il fait comme s’il était désintéressé, à l’instar d’un musicien savant (qui, en principe, ne fait pas fortune grâce à la musique), mais il aurait tout de même bien voulu toucher sa part du gâteau. Il est donc partagé entre deux prises de position, ce qui traduit une position dans le monde de la musique à la frontière entre deux sphères (classique et pop, autrement dit, la sphère économiquement désintéressée et la sphère « commerciale ») : il veut ainsi le beurre (la reconnaissance de son désintéressement, de sa noble contribution aux œuvres des Beatles) et l’argent du beurre…

 

La rencontre des Beatles avec les musiciens savants

 

Pour un musicien pop, la rencontre avec un musicien savant, dont les compétences musicales (lecture des notes notamment) sont plus grandes (et plus légitimes à cette époque), peut être subie comme une violence (symbolique), liée à l’intériorisation de sa propre infériorité musicale, et produire alors un sentiment de honte. L’anticipation d’une telle violence a-t-elle motivé la décision prise par les Beatles (et plus particulièrement par John Lennon) d’instaurer une ambiance plus légère lors de l’enregistrement de « A Day in the Life » ? Ils demandent en effet aux musiciens de l’orchestre symphonique qui accompagne le groupe de se déguiser en portant notamment des faux-nez (leur donnant un air assez grotesque). S’agit-il simplement de la volonté de faire la fête et s’amuser, ou de ridiculiser un peu des musiciens qui les dominent techniquement et socialement ? L’ingénieur du son Geoff Emerick pense que Lennonne voulait pas les « embarrasser » mais seulement « démolir la barrière » séparant musiciens classiques et pops[318]. Lennon a en effet certainement voulu réduire la distance (sociale) qui le sépare des musiciens classiques. En tout état de cause, cela a cassé un peu le côté sérieux des musiciens savants et sans doute rendu le rapport de travail (enregistrement de la chanson) moins écrasant pour les musiciens pops.

 

De 1962 à 1965, George Martin se contente de faire des suggestions à propos des chansons que Lennon et McCartney lui interprètent à la guitare avant l’enregistrement. Il s’occupe alors surtout de l’interprétation : la justesse des voix, la régularité de la batterie, l’ajout (ou le retrait) d’un couplet (ou d’un refrain) afin de prolonger (ou raccourcir) une chanson (qui devait durer à peu près 2’30’’)[319]. À partir de « Yesterday » (1965), George Martin intervient dans l’orchestration (ou l’arrangement) des chansons des Beatles. Il a donc une plus grande « influence sur leur musique ». D’un autre côté, les rapports de pouvoir entre eux s’inversent : alors qu’au départ il est en quelque sorte le « maître et eux les élèves qui obéissent » à ses directives, ensuite il sera à leur service (par exemple ce sont eux qui décident de l’heure à laquelle ils se rendent au studio)[320].

George Martin met ses compétences de musicien savant (capable d’écrire sur partition des arrangements pour instruments classiques, cf. Partie 2, chapitre 2) au service du groupe. À propos de l’aide apportée par Martin, Lennona déclaréceci : « Il traduisait. Si Paul voulait utiliser des violons et ça, il traduisait pour lui. Comme dans "In My Life", il y a un solo de piano dans le style Élisabéthain. Il faisait des choses comme ça[321]. » Mais Martin ne se contente pas de « traduire » les idées de Lennon ou McCartney, il apporte également ses propres idées. Les arrangements pour « Yesterday » et les autres compositions des Beatles pour lesquelles il écrit de la musique sont le fruit d’un véritable travail de collaboration[322]. Il contribue notamment à l’arrangement de certaines chansons et plus particulièrement à leur orchestration. Martin dira qu’il conçoit la production d’un disque ainsi : « Pour moi, faire un disque c’est comme peindre une toile sonore (painting a picture in sound)[323].»Il joue effectivement un rôle tout à fait central dans l’élaboration du son spécifique aux derniers albums des Beatles, en premier lieu grâce à l’écriture d’arrangements pour instruments classiques.

Par ailleurs, il a joué un rôle notable également au niveau des « expérimentations » sonores des Beatles, à deux titres. Tout d’abord, il propose différentes techniques (évoquées dans la partie sur l’évaluation de l’œuvre des Beatles) comme le wind-up piano et le vari-speed. Mais surtout, il a une influence sur les Beatles, en particulier sur McCartney, en transmettant des connaissances dans le domaine de la musique savante moderne. McCartneyest notamment très intéressé par le disque Music From Mathematics(1962) de Max Mathews (1926-2011), un pionnier de la musique créée à l’aide d’un ordinateur, que lui fait écouter George Martin[324]. Dans un entretien accordé en 1990, ce dernier explique qu’il expérimentait avant même de rencontrer les Beatles[325]. Même si ce n’est pas le seul à avoir permis aux membres des Beatles de se familiariser avec la musique expérimentale (la musique électronique notamment), comme nous allons le voir dans la section suivante, son rôle à cet égard ne doit pas être sous-estimé.

En tout état de cause, George Martin a raison de dire qu’un disque à succès comme ceux des Beatles est le résultat d’un travail collectif. Même s’il reconnaît modestement qu’il est secondaire par rapport à celui des deux compositeurs principaux des Beatles[326], il n’ignore nullement le rôle qu’il a joué dans cette entreprise collective. En l’occurrence, on lui doit certainement beaucoup au niveau de la qualité et l’originalité des arrangements des chansons (forme, choix des instruments, choix des harmonisations vocales ou des solos instrumentaux, orchestration, effets sonores, etc.).

 

2.2 Le rôle des compagnes I : McCartney&Jane Asher

 Avant de rencontrer George Martin en 1962, Paul McCartney ne connaissait à peu près rien de la musique savante. Durant son enfance, lorsque ce genre de musique passait à la radio, son père l’éteignait car il n’aimait pas ça (il préférait le jazz)[327]. Mais le producteur des Beatles n’est pas la seule personne qui lui permet de découvrir ce genre de musique. À cet égard, sa nouvelle fiancée, Jane Asher (née en 1946), joue un rôle tout aussi déterminant, en lui permettant de rencontrer nombre de passionnés de musique savante (en particulier de musique moderne). En 1963, Paul McCartney débute une relation avec Jane Asher qui est alors une actrice connue. Son père est médecin, sa mère enseigne à la Guildhall School of Music (où a étudié Martin). Issue d’un milieu bien plus élevé socialement et cultivé que celui de Paul McCartney[328], elle va elle-même directement contribuer à sa socialisation en lui transmettant un certain capital culturel[329]. En réalité, ce n’est pas seulement Jane qui contribue à la transmission de ce capital culturel, mais toute la famille Asher. En effet, Paul McCartney vit sous le même toit que sa belle-famille pendant près de 3 ans (de 1963 à 1965) : « Assi à leur table à manger, Paul commença à recevoir une éducation qu’il aurait eue à l’université, s’il ne s’en était pas détourné pour la musique pop[330]. »La fréquentation des Asher est intensive, ce qui explique la forte socialisation secondaire du musicien. Paul McCartney aurait même été « fasciné » par cette famille (et le milieu auquel elle appartient) ; et cela aurait été un véritable « choc culturel » pour lui[331]. Il confiera également que la famille Asher était une « famille très intéressante » grâce à laquelle il « a beaucoup appris » : « En fait, la relation de Paul avec les Asher était au bout du compte plus importante que sa relation avec Jane[332]

Margaret Asher (la mère de Jane) donne des cours de musique (savante) chez elle, dans la salle prévue à cet effet, où figure un piano sur lequel joue et compose McCartney[333]. Celui-ci prend d’ailleurs des cours de piano avec « quelqu’un de la Guidhall School of Music[334] » présenté par Margaret Asher. Et la fréquentation quotidienne de la mère de Jane Ashercontribue certainement à expliquer son intérêt pour la musique savante et l’acceptation de la proposition faite par George Martin d’introduire des instruments issus de l’univers savant dans sa musique. En effet, McCartney compose « Yesterday » (1965) lorsqu’il vit chez les Asher. George Martin lui propose alors de l’arranger pour quatuor à cordes : McCartney commence par trouver cela absurde avant d’accepter ; acceptation que Martin explique lui-même en raison du fait qu’il vivait alors chez les Asher, ce qui aurait « déteint sur lui[335] ». Cela contribue certainement également à faire naître chez lui une ambition plus haute au niveau de la composition. En effet, McCartney considère que la composition de « Eleanor Rigby » (1966) a été un tournant (breakthrough) dans sa carrière de compositeur ; il se demande même si, plus tard, il ne pourrait pas devenir un compositeur « sérieux[336] ». Autrement dit, ce serait à cette époque que serait né le désir de composer de la musique savante (ce qu’il va pouvoir réaliser à partir des années 1990).

Paul McCartney se lie également d’amitié avec le frère de Jane Asher, Peter (né en 1944) qui s’intéresse beaucoup à la musique. Après avoir été acteur pendant quelque temps, Peter Asher s’est lancé dans la musique pop (dans un duo avec Gordon Waller, appelé tout simplement « Peter and Gordon ») en signant un contrat avec EMI. C’est d’ailleurs une ancienne chanson de Paul McCartney(« World Without Love ») qui lance sa carrière en 1964[337]. La chambre de Paul est voisine de celle de Peter, ils se voient presque quotidiennement notamment pour discuter de musique. Mais le rôle de Peter ne s’arrête pas là. Ce dernier le présente à des amis très cultivés qui vont l’introduire aux mondes de l’art et la musique modernes. Parmi les amis de Peter Asher figureJohn Dunbar (né en 1943), qui a étudié l’histoire de l’art à Cambridge. Dunbard apprécie tout spécialement l’art contemporain (Duchamp, Dubuffet, Christo, etc.) et toutes sortes de musiques, en particulier la musique savante et le jazz. Habitant tout près des Asher, il leur rend des visites « fréquentes[338] ». Sa petite amie (avec qui il se marie en mai 1965), Marianne Faithfull (née en 1946), qui est la fille d’une baronne appartenant à l’aristocratie austro-hongroise, devient une vedette de la musique pop en 1964. Leur appartement est le lieu de rencontre de deux milieux culturels radicalement différents : le monde de la musique pop et celui de l’art contemporain. C’est donc un autre lieu de socialisation pour Paul McCartney.John Dunbar dira d’ailleurs que, dans cet appartement, on parlait beaucoup (« tout le temps[339] » selon lui) de musique.

Avec un autre ami (Barry Miles), John Dunbar et Peter Asher ouvrent en août 1965 un lieu (nommé « Indica ») pour passionnés d’art contemporain, qui fait office à la fois de librairie et de galerie. Paul McCartney apporte son aide (il sera un client régulier de la librairie) et le fait découvrir à Lennon. McCartney fait ainsi la rencontre de Barry Miles, avec qui il passe beaucoup de temps, notamment à écouter et discuter de musique, en particulier du jazz avant-gardiste (comme Albert Ayler) ou de la musique contemporaine (Stockhausen[340], Cage, Berio, Subotnick)[341]. Le 23 ou 24 février 1966, Paul McCartney se rend (avec Miles) à une conférence donnée par Luciano Berio (1925-2003) au Centre Culturel Italien, conférence au cours de laquelle Berio fait entendre Laborintus 2 (Un Omaggio a Dante). Mais, selon Barry Miles, le compositeur moderne qui a le plus d’influence sur McCartney à cette époque est John Cage (1912-1992) : même s’il n’a pas entendu beaucoup d’œuvres de lui, il s’est particulièrement intéressé à ses idées[342]. C’est au début de l’année 1966, lors de l’exécution d’une œuvre du disciple anglais de Cage, Cornelius Cardew (1936-1981), qu’il peut du reste entendre les « théories de Cage mises en pratique[343] ».

Cette fréquentation du milieu d’avant-garde explique sans doute la décision prise par Paul McCartney de créer un studio ouvert aux poètes et musiciens d’avant-garde pour enregistrer leur travail : une idée qui se matérialisera plus tard par la création de Zapple (actif durant quelques mois seulement en 1969)[344]. Mais cela l’encourage avant tout à expérimenter lui-même. Au début de l’année 1965, il fait l’acquisition d’un magnétophone portable avec lequel il enregistre différentes choses chez lui, par exemple le son d’un grillon que l’on peut entendre sur l’album Abbey Road à la fin de « You Never Give Me Your Money » et au début de « Sun King »[345]. Il commence à faire des expérimentations à la fin de l’année 1965 : à Noël, il conçoit une sorte de show pour la radio (jamais commercialisé) qui a pour intérêt principal de tester et maîtriser différentes techniques d’enregistrement et de production de sons. Selon Aaron Krerowicz, ses premières expérimentations sont très élémentaires, mais elles deviennent ensuite de plus en plus sophistiquées[346]. McCartney superpose différents sons enregistrés sur plusieurs pistes et produit ainsi ce qu’il appelle des « petites symphonies » (little symphonies), dont certains extraits sont utilisés pour les albums des Beatles. L’année 1966 est celle durant laquelle McCartneyexpérimente le plus (il le fera beaucoup moins par la suite). On considère généralement que John Lennon est le « Beatles d’avant-garde » mais, comme l’indique Aaron Krerowicz, au départ ce fût Paul McCartney[347].

Des années plus tard, Paul McCartney reconnaîtra ce qu’il doit à Jane Asher : « Durant cette période avec Jane Asher, j’ai beaucoup appris et elle m’a présenté un grand nombre de choses[348].» Grâce à elle, il a découvert un monde presque totalement inconnu de lui et il a acquis un capital musical (compétences et intérêt pour la musique savante, moderne notamment). Mais cette socialisation ne se fait pas toujours dans la joie et la bonne humeur. McCartney et sa fiancée sont issus de milieux distincts et évoluent dans des mondes différents (celui du théâtre d’un côté, celui de la musique pop de l’autre). Leur déménagement à Cavendish Avenue en 1965 ne va pas vraiment contribuer à les rapprocher. Au contraire, selon Howard Sounes, ils « sont de plus en plus conscients de leurs différences[349] ». McCartneypeut consacrer ses journées à la musique, puis le soir (et une bonne partie de la nuit) il sort dans des clubs ramenant des amis pour finir de faire la fête chez lui. Tandis que Jane Asher se consacre à sa carrière d’actrice et n’aime pas sortir dans des clubs. Elle n’aime pas spécialement la musique pop et sort principalement avec ses amis théâtreux[350]. De plus, McCartney accepte difficilement que sa compagne poursuive sa carrière : il souhaiterait qu’elle reste auprès de lui (à la maison), ce qui est hors de question. En janvier 1967, Jane Asherfait une longue tournée aux États-Unis (pendant plusieurs mois) ; lorsqu’elle revient, McCartney a changé, il prend régulièrement de la drogue (LSD)[351]. Malgré tout, à Noël de l’année 1967, McCartney lui propose de se marier ce qu’elle accepte. Mais au début de l’année 1968, il fait la connaissance de Francie Schwartz, qui devient sa maîtresse, ce que découvre Jane, provoquant ainsi la rupture du couple (en juillet 1968). On ne sait pas si leur séparation était inévitable, mais on constate que la fréquentation longue et intensive de deux individus ne garantit nullement une harmonisation des dispositions. Néanmoins, comme l’a reconnu Paul McCartney, la fréquentation de la famille Asher et ses proches, lui a permis de se familiariser avec la musique savante et plus particulièrement la musique expérimentale, ce qui explique en grande partie l’amélioration de la qualité de certaines compositions (comme « Yesterday » et bien d’autres) et leur originalité (tout spécialement celles retenues sur les albums Rubber Soul, Revolver et Sgt. Pepper).

 

2.3 Le rôle des compagnes II : Lennon& Yoko Ono

 Pour John Lennon, la rencontre la plus marquante (la plus socialisante si l’on préfère) est celle de l’artiste d’avant-garde Yoko Ono (née en 1933). Elle va produire des effets sur les dispositions et compétences de Lennon, non seulement dans différents aspects de sa vie privée (son rapport aux femmes qui devient plus égalitaire) mais aussi au niveau artistique, ce que l’on peut déjà constater dans les derniers albums des Beatles (à partir du White Album) et plus encore dans les albums qu’ils produisent ensemble à partir de 1968. Avant d’aborder leur relation, commençons par présenter la trajectoire de Yoko Ono jusqu’à sa rencontre avec Lennon.

Yoko Ono, née à Tokyo, est l’aînée des trois enfants du couple Ono dont les origines sociales sont très élevées : « Sa mère, Isoko, était la petite-fille de Zenjiro Yasuda, un des célèbres princes marchands du Japon, fondateur de la banque Yasuda, qui fut assassiné par un jeune ultra-nationaliste en 1921. Son père, Eisuke Ono – descendant d’un empereur japonais du neuvième siècle –, était également banquier après avoir été, jeune homme, un pianiste accompli[352]. » Enfant, elle a à son service plusieurs domestiques et tuteurs dont un professeur de piano. Son père doit vivre aux États-Unis pour des raisons professionnelles : les Ono vont donc séjourner aux États-Unis de 1933 à 1937, puis en 1940-1941. Les relations entre le Japon et les États-Unis étant de plus en plus mauvaises, les Ono rentrent au Japon en 1941. De 1945[353] à 1951, Yoko Ono étudie à la Gakushuin (grande école fréquentée par les enfants de la classe dominante). Puis, en 1952, elle entre à l’Université pour étudier la philosophie mais elle abandonne après deux semestres, car elle doit rejoindre sa famille aux États-Unis où son père est nommé directeur de la Bank of Tokyo. Elle étudie alors à l’université Sarah-Lawrence (située à Bronxville), notamment la musique : « À Sarah-Lawrence, je passais le plus clair de mon temps à la discothèque à écouter les œuvres d’Arnold Schoenberg et Anton Webern qui m’émerveillaient. J’écrivis de la musique sérielle à l’époque, mais je n’arrivais jamais à terminer une partition[354]. » Elle est en fait partagée entre plusieurs formes artistiques : « J’avais l’impression d’être une inadaptée dans tous les arts[355]. » En 1955, elle quitte l’université, s’installe à Manhattan et se marie (contre la volonté de ses parents) avec le compositeur Toshi Ichiyanagi (qui a étudié notamment avec John Cage) : « Même s’ils furent mariés pendant six ans, ils passèrent la plus grande partie du temps séparés tout en créant des œuvres en commun tant à New York qu’à Tokyo[356]. » Grâce à son mari, Yoko Ono rencontre un grand nombre de compositeurs et musiciens new-yorkais. Elle suit des cours avec John Cage à la New School for Social Research (en 1958). C’est là qu’elle rencontre tous ses futurs camarades de l’art d’avant-garde (Allan Kaprow, Dick Higgins, George Maciunas).En 1960, elle met son loft (situé sur Chamber Street) à disposition des artistes d’avant-garde, comme John Cage et Max Ernst. Au bout de six mois, on commence à parler du « salon Yoko[357] ». Ono n’est pas seulement active pour aider ses amis artistes à jouer ou exposer leurs œuvres, elle commence également à présenter son travail[358]. Et le 24 novembre 1961, elle organise un « spectacle » d’avant-garde au Carnegie Recital Hall (salle de faible capacité située en annexe de la salle prestigieuse du Carnegie Hall). Mais c’est un échec (aucun critique ne fait le déplacement). Elle va ensuite vivre une période très difficile (grave dépression, tentative de suicide et divorce). Elle continue malgré tout à créer des œuvres d’avant-garde : des compositions, des poèmes, des films, etc. Elle invente en particulier le « bagism » : un couple entre dans un grand sac noir et peuvent enlever leurs vêtement puis les remettre ou les échanger ou simplement rester sans rien faire[359]. C’est avec cette œuvre qu’elle attire des critiques d’art et acquiert une certaine notoriété dans le monde de l’art contemporain.

En 1966, à un vernissage de l’exposition londonienne de Yoko Ono, est invité un certain John Lennon qui découvre alors ses œuvres : « Immédiatement, il ressent comme une impression étrange. Une espèce de flottement. Un truc impalpable. Indicible. Un peu comme si, littéralement, il venait d’entrer par effraction dans un autre univers. Dans une autre dimension, peut-être… Au fond de la pièce, il aperçoit d’abord deux jeunes gens vêtus de noir. Ils discutent tranquillement, à voix basse[360]. » Le chanteur des Beatles –déjà familiarisé avec l’art contemporainau cours de ses études dans son école d’art – est très attiré par ce monde « étrange » peuplé d’artistes qui ne connaissent même pas son nom : « Mais elle [Yoko Ono], elle n’en avait rien à foutre de savoir qui j’étais. Elle n’en avait d’ailleurs pas la moindre idée ! Elle vivait dans un univers différent[361]. » Lennonest à la fois sous le charme de l’artiste japonaise et du monde de l’art d’avant-garde : « Mon vieux gang, comme je l’appelais, a volé en éclats au moment précis où je l’ai vue, même si je n’en ai pas eu immédiatement conscience. Quelque chose, vraiment, s’était enclenché malgré moi. Tout le problème, c’est que les gars en question n’étaient pas de simples copains de bistrot. Ils s’appelaient les Beatles[362]. » Yoko Ono reprend contact avec Lennon en 1967 qui devient le principal sponsor de sa nouvelle exposition. En 1968, elle se sépare de son deuxième mari (Tony Cox) et décide de vivre avec John Lennon. À partir de ce moment, Ono et Lennon deviennent inséparables. Ainsi, Lennon déclare en 1970 qu’il « n’y a rien de plus important que leur relation » et qu’ils « sont ensemble tout le temps[363] ». Il s’agit d’une relation complètement fusionnelle : « John et Yoko formaient maintenant un couple depuis quatre années, années au cours desquelles ils avaient passé presque chaque minute de chaque journée ensemble[364]. » La fusion est telle que le couple change de nom après leur mariage, devenant John Ono Lennon& Yoko Ono Lennon : « La façon la plus simple d’expliquer ce que Yoko représente pour moi et moi pour elle, c’est de dire qu’avant de nous rencontrer, nous n’étions que des demi-personnes. Vous savez, ce n’est pas un mythe de prétendre que les gens ne sont qu’une moitié et que leur autre moitié se trouve au ciel ou au paradis ou quoi, ou de l’autre côté de l’univers, ou l’histoire du reflet dans le miroir… Nous étions deux moitiés et, ensemble, nous formons un tout[365]. » Sa relation fusionnelle avec Yoko Ono renforce dans un premier temps sa disposition pour le goût de la compagnie, son désir d’être constamment accompagné[366].

Dès la formation du couple, ils souhaitent partager leurs activités artistiques. D’un côté, Lennon veut qu’elle soit partie prenante des Beatles comme en témoignera Yoko Ono : « "Il voulait que je fasse partie du groupe, dit Yoko. Comme il l’avait créé, il croyait que les autres seraient obligés de l’accepter. Moi, je n’en avais pas particulièrement envie. Mais à ce moment-là, il avait éliminé de ma vie tous mes amis de l’avant-garde et je n’avais donc plus personne avec qui faire de la musique". […] Et c’est ainsi que, lorsque John s’installa guitare en main sur son tabouret dans l’antre sacré du studio deux, Yoko se tenait à ses côtés sur un tabouret similaire et tout comme lui entièrement vêtue de noir[367]. » Lennon lui demande notamment son avis sur ce qu’ils enregistrent : « John me disait toujours que si je remarquais quelque chose, je devais le lui chuchoter. Et j’ai remarqué beaucoup de choses, parce que dans la musique classique d’où je venais, on apprend à écouter tous les instruments. Alors, j’ai dit quelque chose du genre "La basse n’est pas juste", mais je ne l’ai pas clamé. John en faisait presque trop, d’ailleurs. Il demandait : "Bon, Yoko, qu’est-ce qui rime avec ça ?" Et puis il disait aux trois autres : "C’est foutrement pratique de l’avoir, non ?"[368]. » À l’inverse, le chanteur des Beatles participe à certaines performances d’avant-garde aux côtés d’Ono, notamment « lors d’un festival de musique expérimentale organisé le 2 mars [1969] à l’université de Cambridge » : « Yoko occupa le devant de la scène, hurlant et se lâchant comme elle avait un jour entendu le faire les serviteurs de sa famille alors qu’ils discutaient des horreurs de l’accouchement, tandis que John se tenait dans l’ombre derrière elle et répétait à l’infini des accords de guitare saturés d’effets Larsen. Le public arty de Cambridge fut tout aussi choqué et indigné de découvrir une pop star en son sein que l’entourage des Beatles l’avait été par Yoko[369]. »

Lennon et Ono participent donc aux projets personnels de l’un et l’autre, mais ils réalisent également des projets communs, artistiques et politiques[370]. Avant de débuter sa relation sentimentale avec Yoko Ono, Lennon s’intéressait déjà à la musique moderne (grâce à Martin et McCartney) et faisait des petites expérimentations de musique concrète chez lui. Lors de leurs retrouvailles (et du début véritable de leur relation amoureuse) chez Lennon, durant la nuit du 19-20 mai 1968, ils font ensemble des expérimentations musicales toute la nuit ; c’est ainsi qu’ils débutent la composition de ce qui deviendra Unfinished Music No. 1:Two Virgins(commercialisé en novembre 1968). Cet album sera très discuté dans la presse, moins pour son contenu que pour sa pochette où les deux artistes sont photographiés dans leur plus simple appareil. Il est intéressant de noter que l’engagement amoureux de Lennon et Ono se confond dès le début avec une collaboration artistique. D’autres collaborations suivront, à commencer parUnfinished Music No. 2: Life with the Lions (qui sort en mai 1969). Sur cet album figurentcinq compositions, notamment “Baby’s Heartbeat” où l’on peut entendre les sons du battement du cœur de l’enfant d’Ono (enregistré avec un microphone et un magnétophone par Lennon) et « Two minutes Silence » qui est un hommage à Cage[371]. Le couple enregistre ensuite un troisième et dernier album expérimental intitulé Unfinished Music No. 3: Wedding Album (paru en octobre 1969).

Pour Aaron Krerowicz, John Lennon a tenté dans un premier temps de faire de la musique d’avant-garde accessible (« Stockhausen et Cage sans l’intellectualisme »), mais sans succès[372]. Ce qui intéresse Lennon est de s’adresser à un public le plus large possible ; le rock est dans cette perspective un instrument bien plus approprié. Si dans un premier temps, Lennon semble avoir été attiré par le monde de l’art d’avant-garde (ce qui a produit des effets, comme la composition de « Revolution 9 »), il va très vite retourner définitivement à un rock pur et dur. À l’inverse, Yoko Ono, qui a fait un pas en direction du monde du rock, sera finalement happée par ce monde. Même si elle peut produire parallèlement des films expérimentaux[373], elle s’engage durablement dans le monde de la musique pop. Cela lui vaut d’ailleurs une certaine exclusion du monde de l’avant-garde : « …beaucoup de ses anciens collègues et condisciples ont alors pris leurs distances, la jugeant désormais trop commerciale, ce dont, cela va sans dire, elle se moque comme une guigne[374] ! » En 1969, avec d’autres musiciens (Eric Clapton notamment), Lennon et Ono forment le Plastic Ono Band (1969-1975). Ono enregistrera ainsi des chansons qui ne se distingueront pas vraiment de la production rock de l’époque et qui n’auront plus grand-chose à voir avec la musique d’avant-garde. On voit ici que, s’il y a influence réciproque entre Lennon et Ono, l’influence la plus forte (ou durable) semble avoir été celle de Lennon sur Ono.

 

Les rapports ambigus de Lennonet Ono avec l’art d’avant-garde

 

Lennon entretient un rapport très ambigu avec l’art contemporain (comme avec la culture légitime en général) : il est à la fois très attiré et très méfiant voire hostile. D’où ses déclarations contradictoires sur l’avant-garde : il admire les travaux de certains artistes (comme Yoko Ono) mais il attaque le côté « intellectuel » de cette production artistique. Dans une interview datée de 1970, Yoko Ono explique qu’avant de rencontrer Lennon elle aimait la musique savante, en particulier la musique moderne (elle mentionne Schoenberg et Webern), qui est autrement plus complexe (rythmiquement notamment) que la musique rock. Et lorsque Lennon faisait encore partie des Beatles, elle lui demandait « pourquoi vous ne faites pas quelque chose d’un peu plus complexe[375] ? ». Elle lui a fait remarquer qu’ils jouaient toujours sur le même rythme (réflexion qui aurait porté ses fruits sur le White Album où l’on constate la complexité rythmique de certaines chansons de Lennon). Mais Ono reconnaît en 1970 que c’était une forme de « snobisme intellectuel » (intellectual snobbery). Lennon rebondit dans le même entretien en disant qu’elle « est une intellectuelle », car elle ne peut pas jouer du piano sans partition, ce qui est pour lui une « insanité » et une forme « d’intellectualisme[376] ». Lennon est ici clairement anti-intellectualiste (voire populiste)et rejette une pratique artistique qu’il n’a pu maîtriser durant ses études d’art (on peut sans doute parler ici de ressentiment). S’il a pu s’intéresser à la musique d’avant-garde et a même réalisé quelques expérimentations, il retourne très vite à ses premières amours (le rock). Ce qui est plus étonnant est la posture de Yoko Ono, qui a été une figure importante de l’avant-garde, qu’elle dénigre désormais, en présentant ce type de production comme « intellectuelle », critique habituelle de tous les opposants à la musique moderne du xxe siècle. Ce retournement de veste peut-il s’expliquer par sa position dominée au sein du couple (elle aurait fini par accepter le point de vue de son mari) ?

 

Lennon dira de Yoko Ono que c’est « la seule femme que j’aie jamais rencontrée qui était mon égale de toutes les façons imaginables[377] ». Avec elle, Lennon entretient un rapport plus égalitaire qu’avec ses compagnes précédentes, comme il le reconnaîtra lui-même : « J’avais été habitué à me faire servir par les femmes, que ce soit ma tante Mimi – Dieu te bénisse – ou qui que ce soit d’autre, servi par des femelles, des épouses, des petites amies, reconnaîtra-t-il. Yoko n’était pas cliente pour ça. Elle n’en avait rien à foutre des Beatles. "C’est quoi, bordel, les Beatles ?" Je suis Yoko Ono, traite-moi comme telle". Dès le jour où je l’ai rencontrée, elle a exigé l’égalité de temps, d’espace et de droits. Je ne comprenais pas de quoi elle parlait. Je lui ai demandé : "Tu veux quoi, un contrat ? On ne peut avoir tout ce que tu veux, mais n’attends rien de moi, ni que je change de quelque façon que ce soit. – Bon, m’a-t-elle dit. La réponse à ça, c’est que je ne peux pas être là. Parce qu’il ne reste plus de place là où tu es. Tout tourne autour de toi, et je ne peux pas respirer dans cette atmosphère[378]. » L’origine sociale plus élevée que celle de Lennon et sa carrière d’artiste d’avant-garde (plus légitime que celle de musicien populaire à cette époque) a certainement contribué à équilibrer les rapports de force entre eux. Au fil des ans, Lennon adoptera donc un comportement moins inégalitaire avec sa femme[379] : « John avait beau avoir été l’archétype du "cochon de mâle chauviniste", selon la phrase méprisante de Greer, l’amour avait provoqué chez lui une transformation des plus remarquables[380]. » Il va même s’occuper de son fils (Sean) après sa naissance en 1975 (ce qu’il n’a pratiquement jamais fait lorsqu’il vivait avec Cynthia Lennon)[381].

Selon Jonathan Cott, Yoko Ono est devenue son « professeur de vie et son guide spirituel[382] ». Ono et Lennon adoptent en effet certaines habitudes de l’autre, comme celle de fumer pour Ono ou la nourriture végétarienne pour Lennon : « Elle [Yoko Ono] eut plus de succès en ce qui concernait la nourriture bas de gamme qui constituait encore l’essentiel de l’alimentation de John en dépit des efforts de Brian et de George Martin pour éduquer son palais. Yoko était une adepte convaincue du régime végétarien macrobiotique sans laitages ni conservateurs par le biais duquel les hippies les plus convaincus proclamaient leur abdication du monde matériel[383]. » Mais si cette relation a grandement bénéficié (artistiquement et humainement) au chanteur des Beatles, elle n’a pas toujours été aussi positive pour Yoko Ono. Celle-ci a dû changer certaines habitudes et renoncer notamment à sa solitude : « voilà qu’elle se retrouvait avec quelqu’un qui demandait – exigeait – de passer chaque minute de ses journées avec elle, d’être impliqué dans tous les aspects de sa vie et de l’impliquer dans tous ceux de la sienne[384]. » En effet, le goût de la compagnie de Lennon s’oppose radicalement à celui de la solitude de l’artiste d’avant-garde, mais c’est Lennon qui va imposer sa disposition à sa compagne. Par ailleurs, elle doit aussi accepter les tâches domestiques que Lennon n’est pas prêt à faire lui-même et tolérer sa possessivité et sa jalousie. Si Ono a les dispositions de la classe dominante dont elle est issue, elle a aussi les dispositions féminines (qui sont, dans une certaine mesure, opposées) comme le manque d’assurance : « Je suis sûre de moi en tant qu’artiste, mais en tant que femme j’avais toutes sortes de doutes sur moi-même[385]. » Et sa relation avec Lennon n’a pas toujours été bénéfique pour sa carrière artistique (ce qui la fera grandement hésiter à redémarrer une relation sentimentale avec lui en 1975) : « j’avais perdu tout crédit artistique. Je ne pouvais plus rien créer sans que les gens le critiquent. Ma carrière était terminée, et ma dignité en tant que personne avait complètement disparu[386]. » Elle va ainsi s’effacer au profit de son mari, qui est bien la star du couple. On retrouve ici l’oubli de soi, qui est une problématique traditionnelle de tout engagement dans un couple pour une femme, en particulier pour celle qui partage la même activité que son conjoint. En effet, lorsque les deux membres d’un couple marié exercent la même profession, cela se fait généralement au désavantage de la femme, comme le constate Ilana Löwy : « Se marier avec un collègue a souvent été présenté comme un obstacle pour la carrière d’une femme. […] Beaucoup d’entre elles se transforment après le mariage en "assistantes" non rémunérées de leur époux, leur travail étant défini comme "technique", donc dépourvu d’importance[387]. » Il serait exagéré de considérer Ono comme l’assistante de Lennon. Mais il semble que Lennon a moins aidé sa compagne à se réaliser, c’est-à-dire à maintenir et développer les activités qui faisaient le plus sens pour elle (à savoir l’art d’avant-garde), que la convertir à sa propre activité (la production de chanson rock). D’ailleurs, les rapports au niveau artistique (exactement comme ceux de Lennon et McCartney) sont faits d’entre-aide mais également de concurrence. Ainsi, lorsqu’on lui demande s’il « n’a pas été légèrement intimidé par le talent et la franchise de Yoko », Lennon répond : « Oui, nous avons eu des clashs artistiques, dit John avec un rire. Nos egos se sont heurtés une ou deux fois. […] Des fois je suis super intimidé par son talent. Je pense : "merde, je ferais bien de faire gaffe, elle est en train de prendre le dessus." Et je lui demande : "Tu es en train de prendre le dessus ?" Et elle répond : "Non, non, non !" Et alors je dis : "D’accord, d’accord, d’accord", et je me détends de nouveau[388]. » Yoko Ono, qui s’est bien gardée de « prendre le dessus » (et a donc accepté sa position de dominée), indique pour sa part que : « Rien de plus difficile que de vivre en couple quand on est artistes[389]. »

En définitive, si la socialisation secondaire par le couple a été réciproque (elle a produit des effets sur les deux artistes), la relation a sans doute surtout bénéficié à John Lennon. Il en a bénéficié à la fois au niveau de sa vie domestique (aide dans la vie quotidienne et soutien psychologique) et artistique. Lennon n’aurait probablement pas composé ses œuvres d’avant-garde (comme « Revolution 9 » et les albums expérimentaux), ni certaines compositions relativement complexes rythmiquement à la fin des années 1960, s’il n’avait pas rencontré Yoko Ono.

 

En conclusion, l’analyse de la seconde phase de la trajectoire des Beatles permet de comprendre qu’il y a un changement assez radical au niveau de leurs conditions de production. Il est vrai que ces conditions ne permettent pas de composer une œuvre savante originale, ce qui n’est possible qu’à condition de garder une certaine autonomie vis-à-vis notamment du marché de la musique et d’avoir développé certaines dispositions (comme le goût de la solitude ou l’autodiscipline) et compétences (écriture musicale notamment). Les Beatles n’ont pas ce type de compétences etdispositions (au contraire, ils aiment jouer et composer en groupe, et ils acceptent la discipline imposée de l’extérieure), ni ne bénéficient de ces conditions (ils sont hétéronomes vis-à-vis du marché de la musique dont ils dépendent pour vivre). Néanmoins, plusieurs rencontres déterminantes vont produire des effets sur leurs dispositions et compétences, et finalement sur la valeur esthétique de leur production : leur producteur George Martin et les compagnes de McCartney (Jane Asher) et Lennon (Yoko Ono). Non seulement ils acquièrent grâce à ces personnes de nouvelles connaissances et compétences. Mais ces rencontres les encouragent à être plus attentifs à la dimension esthétique de leur œuvre, ou pour le dire autrement, elles renforcent leur ambition proprement artistique. Ainsi Lennon& McCartney produisent une musique pop dont la valeur instrumentale passe progressivement au second plan par rapport à la valeur esthétique (il y a une volonté d’enrichissement esthétique, surtout à partir de 1965-1966, comme nous l’avons vu dans la partie précédente).

Par ailleurs, on constate que les deux compositeurs principaux des Beatles sont dotés d’une disposition critique (particulièrement développée chez Lennon semble-t-il). Cependant, le contexte dans lequel elle s’exprime n’est pas le même que celui des compositeurs savants modernes. Contrairement aux premiers, les secondsjouissent d’une certaine autonomie, en particulier ils ne dépendent pas (ou très peu) de leur musique pour vivre (et gagnent leur vie généralement en tant qu’instrumentiste ou professeur). À l’inverse, les Beatles sont des compositeurs sous contrat (avec une maison de disque), au service d’une industrie s’adressant au plus grand nombre. Ils doivent ainsi produire plusieurs disques par an et se soumettre à un certain nombre de contraintes. Ils acceptent notamment les décisions prises par leur manager ou leur producteur. Cela est tout spécialement vrai jusqu’en 1965 environ. Par la suite, leur immense succès leur permet d’être un peu plus indépendants : si les Beatles sont en début de carrière au service de leur maison de disque et de ses représentants, à partir de la seconde moitié des années 1960, c’est plutôt le contraire. Les rapports de force s’inversent notamment avec leur producteur. Et cette plus grande indépendance leur permet de prendre leurs propres décisions (abandon des tournées en 1966, production d’un double album contre l’avis de leur producteur en 1968, etc.) et de produire des compositions qui répondent moins aux exigences du marché de la musique pop (en particulier « Revolution 9 »)[390].

 

Conclusion : L’évolution des conditions de la musique « populaire »

 

Pour établir un lien entre la valeur esthétique de l’œuvre des Beatles etses conditions sociales de possibilité, il faut bien séparer :

-les conditions défavorables à la production d’une musique de haute valeur esthétique, à savoir l’éducation « populaire » (accès interdit à cet outil déterminant qu’est l’écriture musicale notamment), des conditions de vie chronophages (pouvant expliquer la faible productivité et la qualité moindre des compositions), des dispositions (goût de la compagnie, discipline extérieure, désir de gloire et de fortune, dispositions hédonistes) qui se réalisent dans l’espace où elles semblent indispensables, à savoir celui de la musique « commerciale » (où l’on autorise une originalité limitée par la nécessité de séduire le grand public) ;

-les conditions favorables à la production d’une musique de haute valeur esthétique, à savoir principalement la puissance de l’industrie (aide technique et artistique, moyens matériels importants, temps passé en studio) et la contribution de leur entourage (familiarisation avec la musique savante moderne grâce à Martin, Asher et Ono).

En réalité, l’élément le plus déterminant au niveau des conditions de production de leur musique a été le milieu social d’origine des compositeurs. L’accès interdit à la musique écrite les « condamne »en effet à produire des œuvres d’une qualité (en particulier d’une complexité) limitée. Néanmoins, grâce notamment à la fréquentation d’artistes savants et modernes, les Beatles ont été en mesure de produire une œuvre d’une valeur esthétique bien supérieure semble-t-il à celle de leurs concurrents.

Les conditions de production des Beatles, qui paraissent singulièresau premier abord, ne sont-elles pas représentatives d’une évolution plus générale decelles de la musique « populaire » anglaise à partir de la fin des années 1960 ? Il semblerait en effet que les conditions de production du rock en Angleterre, tout au moins celles d’une partie de la production rock, se soient sensiblement améliorées durant ces années. Cela se traduit par l’émergence de ce que l’on appelle le « rock progressif » anglais, dont les représentants les plus connus sont les groupes Pink Floyd, King Crimson, Yes et Genesis. Leurs membres ont-ils bénéficié de l’amélioration générale des conditions d’existence de la population anglaise et, secondairement, de la relative démocratisation de l’accès à la musique savante (grâce notamment à l’École) depuis la Seconde Guerre mondiale[391] ? Ou est-ce la légitimité croissante de la musique pop en Angleterre qui attire à elle des musiciens issus de milieux plus favorisés ? En tout état de cause, Christophe Pirenne constate que les musiciens de rock progressif sont souvent issus des classes moyennes, qu’ils ont eu une scolarité dans une grammar school, qu’ils sont parfois passés par des écoles d’art ou l’Université, et qu’ils ont une meilleure formation musicale que la moyenne des rockers : « les musiciens de rock progressif sont bien moins instruits que les instrumentistes d’orchestres classiques, mais plus compétents (techniquement s’entend) que la moyenne des musiciens de rock[392] ».La modification des conditions de production du rock, ou tout au moins d’une partie de ses représentants, va produire des effets sur sa valeur esthétique (revue à la hausse). D’ailleurs, dans le rock progressif, on insiste sur le fait qu’il s’agit d’une musique qui s’écoute (plutôt qu’elle n’est faite pour danser) et dans les années 1970, les auditeurs assisteront souvent aux concerts assis[393]. La valeur esthétique de cette musique « populaire[394] » n’est pas équivalente à celle de la musique savante, mais la qualité des compositions de groupes comme Pink Floyd ou King Crimson est autrement plus grande que celle des chansons des premiers rockers (celles d’Elvis Presleypar exemple).

On voit bien ici que l’amélioration des conditions (de formation et de travail) des compositeurs produit directement des effets sur la hausse de la valeur esthétique de leurs œuvres. Ces conditions semblent se rapprocher de celles de la musique savante. Cependant, la distance à parcourir pour atteindre les conditions dont a bénéficié un compositeur comme Schubert reste considérable (notamment au niveau de l’accès à l’écriture musicale). En outre, les écarts relatifs entre musique « populaire » et musique savante se sont peut-être maintenus en Angleterre en raison de l’amélioration sensible des conditions de production de la musique savante au xxe siècle[395], musique qui bénéficie du soutien accru de l’État[396].



[1]P. Chassaigne, Histoire de l’Angleterre, des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 2008, p. 235 et 257.

[2]Ibid., p. 351.

[3]Ibid., p. 443.

[4] Officiellement, le groupe se sépare en 1970, mais en réalité les Beatles se sont séparés depuis la fin de l’année précédente.

[5] Je ne m’intéresse qu’en passant à la trajectoire de George Harrison étant donné qu’il a composé relativement peu de chansons pour les Beatles et que très peu d’entre elles retiennent l’attention des spécialistes.

[6] P. Norman, John Lennon. Une vie, Paris, Points, 2010 [2008], p. 14.

[7]Ibid., p. 16.

[8]Ibid., p. 17.

[9]Ibid., p. 19.

[10] En 1942, il est promu steward de salon (équivalent de maître d’hôtel sur un navire) et donne également des concerts à bord. Durant la guerre, Alf a des ennuis avec la justice (notamment pour des accusations de recel).

[11]Ibid., p. 43.

[12] Oncle George abandonne son métier de fermier à 38 ans et sera ensuite bookmaker puis veilleur de nuit.

[13]Ibid., p. 51.

[14] Norman précise ainsi que Mimi « lui avait transmis son amour de la lecture » (ibid., p. 75).

[15]Ibid., p. 55. À l’âge de 7 ans, il rédige (et dessine) un petit magazine.

[16]Ibid., p. 65.

[17]Ibid., p. 87.

[18]Ibid., p. 66.

[19]Ibid., p. 68. Il s’achète ensuite un harmonica chromatique et un manuel (The Right Way to Play Chromatic Harmonica par le capitaine James Reilly). On note ici qu’il a accès au marché des manuels de musique.

[20]Ibid., p. 69.

[21]Ibid., p. 91-92.

[22]Ibid., p. 94. Ils font notamment ensemble beaucoup de bêtises à l’école et sont souvent punis.

[23]Ibid., p. 96.

[24]Ibid., p. 101.

[25] C’est ce qu’il affirme en 1970 à J. Wenner, Lennon Remembers, op. cit.,p. 36.

[26] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 115.

[27] Lennon ne s’intéresse pas uniquement au rock, il découvre aussi la musique folk (britannique ou américaine) et la country (comme celle de Hank Williams).

[28]Ibid.,p. 133.

[29]Ibid.,p. 130. Progressivement, le répertoire va comprendre des chansons de rock authentique.

[30] Selon Mark Lewisohn, les Quarrymen étaient l’un des très nombreux groupes de skiffle de Liverpool ; il devait y en avoir à cette époque selon lui peut-être jusqu’à 200 (M. Lewisohn, The Beatles, op. cit.,p. 109).

[31] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 136-137.

[32]Ibid.,p. 143.

[33]B. Spitz, The Beatles. The Biography, Londres, Aurum, 2007, p. 144-145.

[34] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 168.

[35]M. Evans, « The arty Teddy Boy », in E. Thomsonet D. Gutman (ed.), The Lennon Companion, New York, Da Capo, 2004, p. 15.

[36] Stuart Sutcliffe lui fait découvrir des artistes et des styles artistiques (notamment le dadaïsme).

[37]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 156.

[38]Ibid., p. 159.

[39]Ibid., p. 155.

[40]Charlie Burton cité in P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 190.

[41]Ibid., p. 187.

[42]Ibid., p. 188.

[43]Idem.

[44]John Lennon, décembre 1970, inJ. Wenner, Lennon Remembers, op. cit.,p. 21. Lennon affirme qu’il joue du piano encore plus mal que de la guitare (ibid.,p. 98).

[45] L. Meyer, Music,The Arts and Ideas, Patterns and Predictions in Twentieth-Century Culture, Chicago, University of Chicago Press, 1970 [1967], p. 32-33.

[46] L. Green, How Popular Musicians Learn. A Way Ahead for Music Education, Farnham (Angleterre), Ashgate, 2002, p. 87.

[47]Ibid., p. 91.

[48] Il convient de ne pas généraliser ces remarques à l’ensemble des pratiques culturelles populaires : Loïc Wacquant montre bien que l’apprentissage de la boxe exige des dispositions ascétiques qui ne diffèrent en rien de celles des musiciens savants, cf. L. Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2002.

[49]On peut savoir que John Lennon est de condition sociale plus élevée que McCartney, notamment grâce au fait que la tante de Lennon est propriétaire de son logement contrairement au père de McCartney qui est locataire (H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, Londres, Harper, 2011, p. 19).

[50]G. Giuliano, Blackbird: The Life and Times of Paul McCartney, New York, Dutton, 1991, p. 15.

[51]Dans le système scolaire anglais, il y a les « public schools » qui, contrairement à ce que pourrait indiquer leur nom, sont des institutions privées (réservées à l’élite), les « state schools » qui sont les écoles publiques (destinées aux classes défavorisées) et les « grammar schools » sponsorisées par l’État (destinées aux meilleurs éléments des classes défavorisées).

[52]H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 12.Les meilleurs prennent l’option lettres classiques ; lui choisit les langues modernes (allemand et espagnol).

[53]D’après Geoffrey Giuliano, ilest « populaire » auprès desprofesseurs et de ses camarades(G. Giuliano, Blackbird: The Life and Times of Paul McCartney, op. cit.,p. 16).

[54]H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 13.

[55]C. Salewicz, McCartney, New York, St. Martin’s Press, 1986, p. 70.

[56]H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 5.

[57]F. Plassat, Paul McCartney, L’empreinte d’un géant, Paris, JBz & Cie, 2010, p. 12. Dans le salon familial, se trouve un piano (droit) sur lequel joue à l’occasion son père.

[58] Finalement, Mike (qui prendra le nom Michael McGear après le succès de son frère) sera également chanteur, écrivain et illustrateur ; il formera une troupe de comédie musicale et enregistrera quelques albums en solo.

[59]Paul McCartney expliquera à Barry Miles qu’il a demandé à son père de lui apprendre la musique mais ce dernier ne se sentait pas qualifié pour cette tâche et a préféré lui payer des cours particuliers de piano (B. Miles, Paul McCartney. Many Years from Now, Londres, Vintage, 1998, p. 22).

[60]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 12.

[61] Comparant McCartney à Andrew Lloyd Webber, George Martin constate que les compositions du premier sont bien plus « simples » que celles du second mais en même temps elles sont plus « variées » ; s’il avait reçu une éducation musicale classique McCartney aurait pu devenir un meilleur compositeur que Webber (G. Martin, Summer of Love: The Making of Sgt. Pepper, Londres, Macmillan, 1994, p. 98).

[62]Paul McCartney cité inM. Lewisohn, The Beatles, op. cit., p. 195.

[63]Son père l’a par ailleurs incité à chanter dans un chœur (la chorale de la Cathédrale de Liverpool), sans succès (G. Giuliano, Blackbird: The Life and Times of Paul McCartney, op. cit.,p. 20).

[64]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 23.

[65]Ibid.,p. 24.

[66]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 13.

[67]P. Norman, Shout! The Beatles in Their Generation, New York, Fireside, 1981, p. 41.

[68]H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 17.

[69]Ibid.,p. 18.

[70]C. Salewicz, McCartney, op. cit., p. 45. Si son père n’est pas très enthousiasmé par les activités musicales de Paul, ce n’est pas vraiment parce qu’il s’inquiète de son avenir professionnel mais parce qu’il n’aime pas le genre de musique qu’il joue.

[71]Ibid., p. 28. Sentiment renforcé par le fait qu’il est élu « head boy » par ses camarades. Parmi ses petits camarades de l’Institut figure George Harrison qui a toujours considéré que Paul McCartney le prenait de haut (se sentait supérieur à lui) (H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 14).

[72]C. Salewicz, McCartney, op. cit., p. 45.

[73]Ibid., p. 22.

[74] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 178-179.

[75]Ibid.,p. 177.

[76] B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 30.

[77]L. Green, How Popular Musicians Learn, op. cit., p. 76. Green note que les musiciens populaires préfèrent pratiquer en groupe plutôt que seuls (ibid., p. 92).

[78] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 180.

[79]H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 23.

[80]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 37. Ils ont essayé un jour d’écrire une pièce théâtrale (play) mais ils ne sont pas allés plus loin que la deuxième page de leur petit cahier de brouillon (ibid.,p. 39).

[81]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 134.

[82]L. Green, How Popular Musicians Learn, op. cit., p. 45.

[83]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 675. Cette hantise de rester seul n’évoluera pas avec les années, ce que montre la petite histoire suivante : « Quand John revint de New York, le 16 mai [1968], Cynthia n’était pas encore rentrée de Grèce. Pour ne pas rester seul, il invita Peter Shotton à venir passer quelques jours à Kenwood. » (Ibid., p. 786). Lennon est incapable de rester seul pendant quelques jours.

[84]G. Giuliano, Blackbird: The Life and Times of Paul McCartney, op. cit., p. 26.

[85]M. Evans, « The arty Teddy Boy », in E. Thomsonet D. Gutman (ed.), The Lennon Companion, op. cit., p. 19.

[86] Lennon en est d’ailleurs conscient lorsqu’il déclare : « Nous [les Beatles] avons une discipline sans donner l’impression d’en avoir une. Ça ne me gêne pas d’être discipliné, du moment que je ne m’en rends pas compte. » (John Lennon, cité in P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 581).

[87]G. Martin, Summer of Love: The Making of Sgt. Pepper, Londres, Macmillan, 1994, p. 98.

[88]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 112.

[89]« Paul savait généralement exactement ce qu’il voulait et se sentait souvent offensé par la critique » (G. Emerick, Here, There and Everywhere. My Life Recording the Music of the Beatles, New York, Gotham, 2007, p. 100).

[90]Ibid., p. 101.

[91]Lennon parlera de « rivalité créative (creative rivalry) »entre McCartney et lui (M. Lewisohn, The Beatles, op. cit.,p. 8).

[92]D. Eribon, La société comme verdict, Paris, Flammarion, « Champs essais », 2014 [2013], p. 74.

[93]C. Dejours, Travail vivant2 : Travail et émancipation, Paris, Payot, 2013 [2009], p. 133.

[94]Ibid.,p. 134. Christophe Dejours prend l’exemple d’un orchestre symphonique : « Tout le monde ne peut pas être soliste en même temps et un orchestre ne peut pas consister en l’addition de solistes chacun avec toute la puissance de son talent » (Idem.).

[95]G. Thomson, George Harrison. Behind the Locked Door, Londres, Omnibus, 2013, p. 8.

[96]Ibid.,p. 14.

[97]Ibid.,p. 18.

[98]Ibid.,p. 20-21.

[99]George Harrison va même jouer un peu de musique savante (Bach).

[100]Ibid.,p. 21.

[101]Ibid.,p. 22.

[102]Ibid.,p. 44.

[103]La passion de George Harrisonpour la guitare contribue à son naufrage scolaire : il rate presque tous ses examens en 1959 et met fin à sa scolarité à l’âge de 16 ans. Il trouve alors une place comme apprenti électricien avant de se consacrer entièrement à la musique.

[104] George Harrison deviendra un songwriter reconnu par ses pairs à partir de l’Album blanc. Cependant il continue de rencontrer des difficultés pour enregistrer ses chansons qui seront toujours celles qui exigent le plus de prises (ibid., p. 145-146).

[105] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 428.

[106]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 37.

[107]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 135.

[108] Dans le monde musical savant, on entend souvent les musiciens dire qu’ils « se mettent au service de la musique ». Il s’agit largement d’une vision idéalisée de leur activité. En réalité, si les musiciens savants ne cherchent pas le même type de rétribution que les musiciens populaires, leur activité n’est nullement désintéressée. Les études au conservatoire sont une formation professionnelle, les musiciens espèrent donc gagner leur vie grâce à la musique et rêvent même de faire une brillante carrière internationale (comme soliste virtuose). Les musiciens savants espèrent obtenir surtout une rétribution symbolique (reconnaissance de leurs talents) au moins à long terme ; tandis que les musiciens pops espèrent surtout une rétribution économique (fortune), médiatique (célébrité) et sexuelle (séduire les filles) à court terme (même s’ils ne sont nullement insensibles à la reconnaissance éventuelle de leurs talents, autrement dit à une rétribution symbolique, comme on le voit lors des remises de distinctions honorifiques par l’industrie du disque, les Grammy Awards par exemple).

[109] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 431.

[110] R. Shuker, Understanding Popular Music, Londres, Routledge, 1994, p. 112.

[111] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 163.

[112]John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, op. cit., p. 47.

[113]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 12.

[114] À propos du rôle important joué par les modèles comme Elvis dans le parcours des artistes pops, on peut lire avec profit l’ouvrage de Chantal Jaquet sur les transclasses (où elle se penche particulièrement sur les membres des classes populaires qui accèdent aux classes supérieures en réussissant à l’école), en particulier ce passage : « La condition de possibilité de toute ambition est la représentation d’un modèle réel ou fictif que l’individu désire accomplir. Il n’y a donc pas d’ambition sans mimétisme. En ce sens, toute non-reproduction est une forme de reproduction, car il s’agit d’imiter un modèle autre que le modèle dominant dans sa classe d’origine. » (C. Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF, 2014, p. 32).

[115]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 29.

[116]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 163.

[117] Il donne son premier concert avec les Quarrymen en octobre 1957.

[118]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 14.

[119]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 173.

[120]Ibid., p. 174.

[121] Lennon chante la mélodie principale tandis que McCartney et Harrison font les chœurs.

[122]Ibid., p. 208.

[123]Ibid., p. 209.

[124]Ibid., p. 263.

[125]Ibid., p. 265. Et selon le témoignage de Johnny Gentle (à propos de Lennon) : « Il irait loin, et il le savait déjà à ce moment-là. Dans un bled où on venait jouer, les autres et lui ont été écartés par des filles qui voulaient obtenir mon autographe. John m’a hurlé : "Ce sera bientôt notre tour, Johnny". » (Johnny Gentle, cité inibid., p. 266).

[126]Ibid.,p. 269.

[127]Ibid.,p. 276.

[128]G. Giuliano, Blackbird: The Life and Times of Paul McCartney, op. cit., p. 29.

[129]Ibid., p. 36.

[130] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 278.

[131]Ibid., p. 286.

[132]Ibid., p. 301.

[133]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 17.

[134] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 298.

[135]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit.,p. 18. Ils feront appel aux talents d’illustrateur de Klaus Voormann pour la pochette de leurs disques.

[136] Astrid tombe amoureuse de Stuart Sutcliffe (le bassiste du groupe) et s’occupe du look de son compagnon : « elle put donc le vêtir, telle quelque poupée à taille humaine, de vestes, de pulls à col roulé et de pantalons quasiment asexués. » (P. Norman, John Lennon, op. cit.,p. 313). Un style très vite adopté par les autres Beatles.

[137]On notera le rôle traditionnel tenu par une femme dans l’éducation culturelle et le renforcement de la confiance en soi. « En plus de sa beauté et de sa classe naturelle, Astrid possédait tous les solides instincts d’une mère poule. Plutôt que d’essayer de disputer l’attention de Stu à John et aux autres Beatles, elle les prit tous les cinq sous son aile : elle les invita dans son confortable foyer de la banlieue d’Altona, les laissa prendre des bains bienvenus, leur concocta d’énormes repas à base de steaks ou d’œufs accompagnés de frites à l’anglaise et alla même jusqu’à laver leurs vêtements. » (Ibid., p. 310).

[138]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 171.

[139]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 242.

[140]Précisons qu’une même pratique, en l’occurrence celle de changer l’apparence d’autrui, peut prendre des sens très différents selon le contexte : c’est un cas de domination masculine lorsque les deux Beatles imposent à leur compagne de se présenter (s’habiller et se coiffer) à l’image de B. Bardot ; cela a un tout autre sens dans le cas d’Astrid qui relooke les Beatles à Hambourg : elle leur permet d’être « branché », donc il s’agit de transmission d’un capital culturel. Dans le premier cas, les femmes doivent se conformer au désir de leurs copains juste pour assouvir leurs fantasmes ; tandis que dans le second cas, une femme permet à un (ou plusieurs) homme(s) de gagner un capital culturel (il y trouve un intérêt personnel qui ne se réduit pas à combler le désir de sa copine).

[141]Ibid.,p. 230.

[142]Ibid.,p. 233-234.

[143]G. Giuliano, Blackbird: The Life and Times of Paul McCartney, op. cit., p. 46. On remarquera en passant que lorsque les filles sont très attirées par un musicien, elles sont capables de ne pas respecter les modes de séduction traditionnels, prenant l’initiative d’aller au contact de celui qui les séduit et de le draguer ouvertement. Mais c’est le musicien, l’homme donc, qui sélectionne sa prétendante, c’est lui qui garde malgré tout le pouvoir et le contrôle sur la relation.

[144]M. Lewisohn, The Beatles, op. cit., p. 368.

[145]Ibid.,p. 369.

[146]B. Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015 [1997], p. 202.

[147]Et le capital corporel permet parfois de s’élever dans l’échelle sociale, ce qui prouve que le corps de certains individus des classes dominées peut malgré tout être attirant pour les dominants.

[148] Pour Norman : « Avec ses yeux bridés et son nez crochu, John n’était pas beau au sens conventionnel du terme. C’était pourtant invariablement lui qui avait le plus de succès, à la fois au cours du rituel oratoire et lors des rencontres qui s’ensuivaient. » (P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 113-114). Une admiratrice du groupe lorsqu’ils se produisaient au Cavern Club, Patricia Inder, qui a eu les faveurs de Lennon, témoignera sur ce dernier : « Il me demandait : "Qu’est-ce que tu me trouves ? Je suis laid… j’ai un gros pif…" Je crois qu’il pensait vraiment ne pas avoir le physique pour réussir dans la pop music, parce qu’il ne parlait jamais de la possibilité de devenir une vedette. Mais il répétait sans cesse qu’il finirait millionnaire. » (Ibid., p. 395-396).

[149] B. Lahire, Ceci n’est pas un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, Paris, La découverte, 2015, p. 98.

[150]Ibid., p. 107.

[151]Idem.

[152] N. Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2012, p. 363.

[153]Ibid.,p. 367.

[154]Ibid.,p. 369.

[155]Ibid.,p. 370.

[156]A. Kozinn, The Beatles, op. cit., p. 36.

[157]D. Pritchard& A. Lysaght, The Beatles. Inside the One and Only Lonely Hearts Club Band, Londres, Allen & Unwin, 1999, p. 40.

[158]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 212-213.

[159] Lorsque s’ouvre le Top Ten Club, concurrent du Kaiserkeller où jouent les Beatles, ceux-ci veulent quitter le second pour le premier et c’est sans doute pour cette raison qu’ils ont des ennuis avec la justice (le propriétaire du club n’appréciant pas qu’ils partent à la concurrence leur aurait joué un mauvais tour) et doivent quitter le territoire allemand.

[160]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 326-327.

[161]Ibid., p. 338.

[162] Un instrumental « Cry for a Shadow » parodiant la musique des Shadows et la chanson « Ain’t She Sweet ? » chantée par Lennon.

[163]Ibid., p. 352.

[164]D. Geller, In My Life: The Brian Epstein Story, New York, St. Martin’s Press, 2000, p. 4.

[165]P. Norman, Shout!,op. cit., p. 127.

[166] Signalons que ses parents l’amènent au concert lorsqu’il a 11 ans ; c’est le début d’une passion pour la musique savante.

[167] Vera Brown témoigne que dans son magasin, il a une « attitude supérieure » (D. Geller, In My Life: The Brian Epstein Story, op. cit., p. 41).

[168]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 273.

[169]Ibid., p. 290. Grâce aux Beatles, Epstein deviendra riche, il pourra ainsi s’acheter une vaste demeure à Londres.

[170] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 370.

[171]Ibid., p. 367.

[172] John Lennon, cité inibid., p. 367.

[173]Ibid., p. 371-372.

[174]D. Geller, In My Life: The Brian Epstein Story, op. cit., p. 42.

[175] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 371-372

[176]D. Geller, In My Life: The Brian Epstein Story, op. cit., p. 43.

[177] Epstein obtient des Beatles qu’ils changent de coupe de cheveux : ils adoptent ainsi des « casques de cheveux avec frange au ras des yeux » (P. Norman, John Lennon, op. cit.,p. 416).

[178]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 289.

[179]D. Geller, In My Life: The Brian Epstein Story, op. cit., p. 45. George Martin pense également que Brian Epstein a donné aux Beatles du « style », c’est-à-dire que son influence a produit des effets sur les goûts (culinaires notamment) des musiciens : ils ont ainsi pris goût au bon vin et à la cuisine raffinée (G. Martin, All You Need is Ears, New York, St. Martin’s Press, 1979, p. 175).

[180]F. Benhamou, L’économie du star-system, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 29.

[181]D. Eribon, La société comme verdict, Paris, Flammarion, 2014 [2013], p. 113.

[182]M. Lewisohn, The Beatles, op. cit., p. 560.

[183]Ibid.,p. 649.

[184]Ibid.,p. 648.

[185]Ibid.,p. 649.

[186] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 365.

[187]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 249.

[188] Parlophone (fondé en Allemagne) est l’un des trois labels discographiques détenus par EMI.

[189] Epstein s’entend bien avec Martin, certainement pour une part en raison de leur commune appartenance à un milieu plutôt élevé ; comme le note Philip Norman : « Lorsque ces deux accents cultivés se rencontrèrent à leur mutuelle surprise, le processus se mit enfin en marche » (P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 374).

[190]G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 122.

[191]Ibid.,p. 122-123.

[192]Ibid.,p. 123.

[193]Idem.

[194]P. Norman, Shout!,op. cit., p. 157.

[195]En option, ce contrat peut être reconduit chaque année pendant cinq ans, avec une augmentation des droits d’un penny par an, EMI ne s’engageant pas à distribuer plus de deux disques par an.

[196]G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 124.

[197]Idem.

[198] Il est possible également que d’autres facteurs soient entrés en jeu, facteurs personnels notamment (Pete Best était un peu à part dans le groupe).

[199]P. Norman, Shout!,op. cit., p. 168.

[200]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 418-419.

[201]Même si les vedettes sont en partie fabriquées pour répondre à la demande du public, leur succès est largement dû au« hasard ».

[202] D. Weinstein, cité in R. Shuker, Understanding Popular Music, op. cit., p. 110.

[203]Ibid.,p. 111.

[204]F. Plassat, Paul McCartney, L’empreinte d’un géant, Paris, JBz & Cie, 2010, p. 26.

[205]Ibid.,p. 26.

[206]B. Spitz, The Beatles. The Biography, Londres, Aurum, 2007, p. 383. On parle notamment d’eux quotidiennement dans les médias anglais (presse et télévision).

[207] Comme l’écrit à raison Benhammou : « Cette capitalisation flirte de près avec la politique : le pouvoir attire le pouvoir. » (F. Benhamou, L’économie du star-system, op. cit., p. 31).

[208]The Beatles Anthology, Paris, Seuil, 2000.

[209]G. Thomson, George Harrison. Behind the Locked Door, Londres, Omnibus, 2013, p. 66.

[210]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 36.

[211]P. Norman, John Lennon. Une vie, Paris, Points, 2010 [2008], p. 470. En réalité, on lui offre beaucoup de choses moins parce qu’il est riche que parce qu’il est célèbre.

[212] F. Benhamou, L’économie du star-system, op. cit., p. 28.

[213] Selon sa femme Pattie Boyd, George Harrison aime sa vie privilégiée, avoir la meilleure table dans les restaurants, sortir, conduire sa jaguar (G. Thomson, George Harrison, op. cit.,p. 86). En 1964, Harrison fait l’acquisition d’un bungalow (qui ressemble à un ranch) pour la somme de 20 000 livres. Et en 1970 il achètera une demeure immense (qui ressemble à un palais de style néo-gothique) possédant 120 pièces qui restera sa résidence principale jusqu’à sa mort.

[214]Brian Epstein meurt accidentellement après avoir pris une trop forte dose de barbituriques le 27 août 1967.

[215]B. Miles, Paul McCartney. Many Years from Now, Londres, Vintage, 1998, p. 114. On estime en 2006 la fortune de McCartney à plus d’1 milliard d’euros (F. Plassat, Paul McCartney, op. cit.,p. 479).

[216]Ibid.,p. 36. En 1966, McCartney fait également l’acquisition d’une ferme (qu’il réaménage entièrement) à la campagne donc.

[217]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 551.

[218]Ibid., p. 554-555.

[219] Il est vrai que la célébrité a quelques inconvénients : il n’est plus possible de se rendre dans certains lieux publics ; par exemple les vedettes ne peuvent plus se balader dans la rue, aller au cinéma (les Beatles louent des projecteurs pour voir les films chez eux) ou faire ses courses dans les grands magasins. McCartney doit ainsi se rendre dans les boutiques qui coûtent très cher mais qui garantissent la discrétion de leurs clients, de même pour les restaurants réservés aux riches et aux célébrités (B. Miles, Paul McCartney, op. cit.,p. 128).

[220] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 556.

[221]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 255.

[222] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 553.

[223]A. Kozinn, The Beatles, op. cit., p. 136.

[224]Cynthia Lennon fait d’ailleurs remarquer en passant que pour les Beatles les magasins ouvrent leurs portes aux heures de fermeture (C. Lennon, John, Londres, Hodder & Stouchton, 2005, p. 221).

[225]Ibid.,p. 223.

[226] Après son divorce elle se retrouve temporairement sans logement et avec 100 livres sur son compte en banque (P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 794). On voit ici la grande dépendance matérielle d’une femme mariée qui ne travaille pas. Bien entendu, après un procès, Lennon sera contraint de lui verser une importance somme d’argent.

[227]Ibid., p. 673.

[228]C. Lennon, John, op. cit., p. 126.

[229]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 588.

[230]C. Lennon, John, op. cit.,p. 227.

[231]Linda Eastman, qui est la fille d’un avocat travaillant dans le show business et d’une riche héritière, a étudié l’histoire et l’art à Princeton.

[232]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 369.

[233]G. Thomson, George Harrison, op. cit., p. 97-98. Le biographe Graeme Thomson tente pudiquement d’expliquer ce comportement en le rapportant au contexte ; il était normal à cette époque d’agir ainsi. À ce propos, il faut préciser deux choses : 1/ il est vrai qu’il s’agissait du comportement le plus courant dans les années 1960, même s’il existait déjà des féministes (le féminisme n’est pas né au milieu du xxe siècle) ; 2/ les choses ont-elles si radicalement évolué aujourd’hui comme on le laisse entendre ?

[234] Après son installation à Londres, John Lennon sort souvent dans les clubs le soir : « Presque chaque soir, ils [Lennon, Cynthia et deux autres amis] sortaient tous les quatre pour aller se joindre à la petite coterie d’acteurs, de mannequins, de peintres et de photographes qui étaient en train de transformer la préposition in en adjectif. » (P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 468). « Ils allaient sans cesse au restaurant et, quand ce n’était pas avec Brian, c’était avec George Martin et sa secrétaire et future épouse Judy Lockart-Smith dont l’accent de la haute était une source de délices infinis pour John. » (Ibid., p. 469).

[235] Cf. M. Lewisohn, The Beatles Recording Sessions. The official Story of the Abbey Road years, 1962-1970, Londres, Prospero Books, 2000.

[236]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 28.

[237]H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, Londres, Harper, 2011, p. 69.

[238] Philip Norman évoque le tournage du premier film des Beatles en rappelant que cela prend beaucoup de temps (d’attente surtout) (P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 512). Ce sont donc plusieurs semaines (7 pour le tournage du premier film) exclusivement consacrées au tournage et durant lesquelles il est difficile de composer.

[239]Ibid.,p. 536.

[240]Ibid., p. 539. Dans The BeatlesAnthology, McCartney déclare qu’ils travaillaient tout le temps en 1964 (pendant leur tournée), ils avaient rarement de temps libre (ils enchaînaient les concerts, les interviews, les réceptions en leur honneur, etc.).

[241] Lorsqu’ils doivent travailler ensemble, McCartney se rend à Kenwood comme il en témoignera, cela ne durait pas très longtemps : « Ça venait très vite, et deux ou trois heures après, j’étais reparti. » (Ibid., p. 558).

[242]Ibid., p. 603-604.

[243]Ibid., p. 661.

[244] On pourrait se demander si ce mode de vie conduit au bonheur. S’appuyant sur Eckhart, Erich Fromm oppose joie (qui est la satisfaction des besoins humains les plus fondamentaux) et plaisir (qui est la satisfaction d’un désir) : « Les plaisirs des hédonistes radicaux, la satisfaction d’appétits toujours nouveaux, les plaisirs de la société contemporaine produisent différents degrés de surexcitation. Mais ils ne sont pas générateurs de joie. En réalité, l’absence de joie rend nécessaire la quête de plaisirs toujours plus neufs, toujours plus excitants. » (E. Fromm, Avoir ou être. Un choix dont dépend l’avenir de l’homme, Paris, Robert Laffont, 1978 [1976], p. 175). Fromm ajoute ceci : « Le plaisir et l’excitation sont propices à la tristesse dès que le prétendu sommet a été atteint ; car le plaisir a bien été ressenti, mais le vase qui le contenait n’a pas grandi ; les pouvoirs intérieurs ne se sont pas accrus ; on a essayé de percer l’ennui de l’activité improductive et, pour un instant, l’individu a rassemblé toute son énergie… à part la raison et l’amour. On a tenté de devenir un surhomme, sans même réussir à être humain. » (Ibid., p. 176). On sait que le fait de réaliser son désir de devenir riche et célèbre n’empêchera nullement Lennon de rester dépressif (et dépendant de drogues dures) toute sa vie…

[245]P. Norman, John Lennon, op. cit.,p. 777.

[246]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit.,p. 68.

[247]P. Norman, John Lennon, op. cit.,p. 630.

[248]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 40.

[249] B. Russell, Le bonheur, Paris, Payot, 2001 [1930], p. 72.

[250]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 540-541.

[251]G. Emerick, Here, There and Everywhere. My Life Recording the Music of the Beatles, New York, Gotham, 2007, p. 117.

[252]Ibid.,p. 118.

[253]A. Kozinn, The Beatles, op. cit., p. 13.

[254]Lorsqu’il devait écrire des chansons pour les Beatles, Lennon explique ceci : « J’avais environ une semaine pour écrire des chansons pour Pepper. » (Lennon, 5 décembre 1980, in J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, Paris, Christian Bourgois, 2013, p. 173). Lennon est conscient de ne pas avoir composé que des chefs-d’œuvre : « "Good Morning Good Morning", je n’en ai jamais été fier. Je l’ai juste torchée pour faire une chanson. » (Lennon, septembre 1968, inibid., p. 72). Il redira qu’il fallait régulièrement qu’il produise des chansons pour un nouvel album ; c’est cette nécessité qui lui impose de produire et enregistrer des chansons qu’il trouve lui-même finalement de mauvaise qualité. On voit ici que la composition de chansons ne se fait pas pour soi mais elle est imposée par l’obligation d’enregistrer un nouvel album.

[255]G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 97.

[256]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 59. Les horaires d’enregistrement changent : les Beatles ne se rendent jamais aux studios avant 19h (à la fin de l’enregistrement de Sgt. Pepper, il n’est pas rare qu’ils arrivent vers minuit et terminent tôt le matin) ; alors que pour Revolver, ils travaillaient généralement l’après-midi et jusqu’en début de soirée (G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit.,p. 142).

[257] L. Portis, Soul Trains. A People’s History of Popular Music in the United States and Britain, College Station (Texas), Virtualbookworm.com Publishing, 2002, p. 140.

[258]Ibid., p. 163.

[259]Ibid., p. 166.

[260]Ibid., p. 172.

[261] R. Shuker, Understanding Popular Music, Londres, Routledge, 1994, p. 27.

[262]En 1970, EMI emploie 41900 personnes (P. Wicke, Rock Music, Culture, Aesthetics and Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 [1987], p. 119).

[263]R. Shuker, Understanding Popular Music, op. cit., p. 30.

[264]Pour Peter Wicke, le rock est consubstantiellement lié à l’industrie du disque, en particulier aux possibilités techniques offertes par les studios d’enregistrement (P. Wicke, Rock Music, Culture, Aesthetics and Sociology, op. cit.,p. 88). Le rock est donc consubstantiellement lié aux institutions (capitalistes) du secteur « commercial » de la culture (ibid., p. 114).

[265] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 601.

[266]G. Martin, All You Need is Ears, New York, St. Martin’s Press, 1979, p. 149.

[267]G. Martin, Summer of Love: The Making of Sgt. Pepper, Londres, Macmillan, 1994, p. 84.

[268] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 477-478.

[269]Ibid., p. 480.

[270]F. Plassat, Paul McCartney, op. cit., p. 50.

[271]G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 217.

[272]Ibid.,p. 248.

[273] P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003 [1997], p. 328-329.

[274]Lennon, décembre 1970, in J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, op. cit.,p. 123. Les rapports entre les membres du groupe sont de concurrence (compétition).

[275]John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, Londres, Verso, 2000 [1971], p. 5.

[276]G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 104.

[277] M. DeVito& G. Giuliano, The Beatles, Un hommage, 1996.

[278]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 208-209.

[279]G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 204.

[280] Lorsque Sgt. Pepper sort, George Martin témoigne qu’ils « retiennent leur souffle pour voir la réaction » qu’il va provoquer et ils (Martin & les Beatles) se posent deux questions : « est-ce que cela va se vendre ? » ; « est-ce que les critiques vont les éreinter (savage) ? » ; ils avaient peur « d’être allés trop loin » (G. Martin, Summer of Love: The Making of Sgt. Pepper, op. cit., p. 151).

[281]Ainsi, au tout début de leur carrière, Epstein et Martin décident ensemble que les Beatles doivent sortir si possible un single tous les trois mois et un album tous les ans(G. Martin, All You Need is Ears, op. cit.,p. 136). Mais la règle très vite adoptée est plutôt de deux albums par an jusqu’en 1966, puis un seul album par la suite.

[282]Ibid.,p. 131.

[283]B. Spitz, The Beatles, op. cit., p. 419.

[284]Ibid.,p. 420.

[285]John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, op. cit., p. 99.

[286]G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 114.

[287] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 488.

[288]Idem.

[289]Ibid., p. 489.

[290]Ibid., p. 490-491.

[291]Ibid., p. 390. Son autorité est liée notamment à son capital musical (connaissance de la musique savante) : « En ces premiers temps, le producteur des Beatles était une toute puissante figure tutélaire ajoutant à l’autorité d’un directeur de label le respect dû à un musicien de formation classique. » (Ibid., p. 591).

[292]G. Martin, Summer of Love: The Making of Sgt. Pepper, op. cit., p. 148.

[293]Selon Geoff Emerick, les Beatles respectaient l’opinion de George Martin (G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 250).

[294]Ibid.,p. 93.

[295]Ibid.,p. 96.

[296]Par exemple, à l’époque de l’Album Blanc, ce n’est plus George Martin qui décide des titres qui sortiront en single mais les Beatles eux-mêmes (même si Martin peut les conseiller) (ibid.,p. 252).

[297] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 602.

[298]G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 98.

[299]D. Pritchard& A. Lysaght, The Beatles. Inside the One and Only Lonely Hearts Club Band, Londres, Allen & Unwin, 1999, p. 194.

[300]G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 118.

[301]Ibid.,p. 201.

[302] On peut ainsi évoquer le cas de Mozart qui écrit avant tout pour lui-même : « Il voulait suivre ses voix intérieures et écrire ce qu’elles lui dictaient. […] La création-pour-soi, si caractéristique aujourd’hui des compositeurs, prenait en lui de plus en plus le dessus. » (N. Élias, Mozart, Sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991, p. 65). Élias note également que, « en matière de musique, Mozart n’admettait guère les interventions extérieures » (ibid., p. 180).

[303]S. Denave, Reconstruire sa vie professionnelle. Sociologie des bifurcations biographiques, Paris, PUF, 2015, p. 213. La socialisation conjugale est ici considérée comme une forme de socialisation secondaire : « Rappelons que les socialisations à l’âge adulte ne se limitent pas nécessairement à confirmer ou renforcer les produits des socialisations primaires. Un conjoint peut avoir la force de nous former ou de nous transformer à l’instar des institutions (professionnelle, scolaire, etc.). Mais, si tout ne se joue pas pendant l’enfance, les socialisations secondaires opèrent sur un individu déjà construit, et les produits de ces socialisations doivent composer avec ceux des socialisations primaires. » (Idem.).

[304]Ibid., p. 214-215.

[305]Bien entendu, il faut insister sur le fait que pour que cela produise des effets, cette fréquentation doit être intensive et il faut aussi avoir des raisons de vouloir changer de pratiques (ambition artistique, désir ancien qui n’a jamais pu se réaliser jusqu’alors, etc.).

[306]G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 14. George Martin découvrira plus tard qu’il a l’oreille absolue (ibid., p. 15).

[307]Ibid.,p. 17.

[308]Ibid.,p. 24.

[309]Ibid.,p. 27-28.

[310]Ibid.,p. 28.

[311]Ibid.,p. 30-31.

[312]Ibid.,p. 31.

[313]Ibid.,p. 33.

[314]À cette époque, tout le monde devait être en costume-cravate, y compris les artistes enregistrés (ibid.,p. 48).

[315]Ibid.,p. 166. Salaire de George Martin : 2700 livres/an en 1959, 3000 livres/an en 1962.

[316]Ibid.,p. 187.

[317]Ibid.,p. 197.

[318]G. Emerick, Here, There and Everywhere, op. cit., p. 153.

[319]G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 132.

[320]Ibid., p. 133.

[321]John Lennon, décembre 1970, in J. Wenner, Lennon Remembers, op. cit.,p. 8.

[322] George Martin affirme qu’il a « encouragé » Paul McCartney à « développer son talent naturel pour l’arrangement » ; et ce dernier aurait pris des cours de théorie musicale (G. Martin, Summer of Love: The Making of Sgt. Pepper, op. cit., p. 35).

[323]G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 141.

[324]I. Peel, The Unknown Paul McCartney. McCartney and the Avant-Garde, Londres, Reynold & Hearn, 2002, p. 24. McCartney l’écoutera à nouveau « assez souvent » avec un ami (Barry Miles) qui en a un exemplaire chez lui (ibid., p. 25). Son intérêt pour la musique électronique durera jusqu’à nos jours ; comme on peut l’entendre dans son album solo McCartney II (1980) et les enregistrements réalisés avec Youth sous le pseudonyme Fireman, notamment Strawberies Oceans Ships Forest (1993).

[325]G. Giuliano& V. Devi, Glass Onion. The Beatles in their own Words, New York, Da Capo Press, 1999, p. 265.

[326]G. Martin, All You Need is Ears, op. cit., p. 259.

[327] M. DeVito& G. Giuliano, The Beatles, Un hommage, 1996.

[328]Selon Barry Miles (qui était un ami du musicien à cette époque), McCartney était très fier de sa nouvelle conquête(B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 103).

[329]G. Giuliano, Blackbird: The Life and Times of Paul McCartney, op. cit., p. 93.

[330]H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 76.

[331]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 106.

[332]Ibid., p. 115-116.

[333]Ibid., p. 107.

[334]Ibid., p. 281.

[335]D. Pritchard& A. Lysaght, The Beatles, op. cit., p. 192.

[336]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 284.

[337] McCartney lui écrira finalement ses trois premières chansons. On pourrait expliquer ce succès par la célébrité du compositeur, cependant McCartney offre une chanson intitulée « Woman » sous le pseudonyme Bernard Webb et cette chanson entre dans le classement des meilleures ventes de disque (ibid., p. 112-113). Cela étant, le duo avait déjà eu du succès auparavant, donc il ne s’agit pas ici réellement d’une preuve de la qualité des mélodies de Paul McCartney comme le croit l’auteur.

[338]Ibid., p. 212.

[339]Ibid., p. 218.

[340]C’est Paul McCartney qui insiste pour que la photo de Stockhausen figure sur la pochette de l’album Sgt. Pepper, bien qu’il n’aime véritablement qu’une seule de ses compositions : Gesang der Jünglinge (A. Krerowicz, The Beatles & the Avant-Garde, op. cit.,p. 10-11).

[341]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 233.Il fait part immédiatement de ses discussions avec Miles à Lennon.

[342]Ibid.,p. 235. Miles lui a cependant fait écouter un enregistrement d’Indeterminacy (1959).

[343]Ibid., p. 236. Le public est invité à participer au happening : Paul McCartney gratte alors une pièce de monnaie sur un radiateur. Mais il n’est pas très enthousiasmé par ce qu’il voit et entend. Il comprend donc le but du concert de Cardiew mais le trouve « trop long » (ibid.,p. 237).

[344]Ibid.,p. 238-239. À la même époque, Paul McCartney commence à fréquenter certaines galeries et à faire l’acquisition de toiles.

[345]A. Krerowicz, The Beatles & the Avant-Garde, op. cit., p. 9. Il achètera également du matériel vidéo et produira des petits films expérimentaux.

[346]Idem.

[347]Ibid.,p. 1.

[348]B. Miles, Paul McCartney, op. cit., p. 264.

[349]H. Sounes, FAB. An Intimate Life of Paul McCartney, op. cit., p. 150.

[350]Idem.

[351]G. Giuliano, Blackbird: The Life and Times of Paul McCartney, op. cit., p. 99.

[352]J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, op. cit.,p. 138.

[353]En 1945, elle subit la défaite militaire du Japon et doit notamment se réfugier dans un abri souterrain pour échapper aux bombardements de l’armée américaine et fuir dans un petit village avec sa mère, son frère et sa sœur, alors que son père est fait prisonnier par les Chinois à Saigon (car il dirigeait la plus grande banque japonaise en Indochine). Cott écrit qu’elle se « réfugie alors dans la rêverie » (ibid.,p. 139). On peut dire qu’il s’agit d’une rupture biographique, subie par nombre de familles japonaises, y compris de familles aisées.

[354]Ibid.,p. 141.

[355]Ibid.,p. 141.

[356]Ibid.,p. 142.

[357] P. Merle, John Lennon, la ballade inachevée, Paris, L’Archipel, 2000, p. 103.

[358] Une des premières œuvres de Yoko Ono est George Poem No. 18, c’est un poème écrit en japonais et presque entièrement recouvert de peinture noire.

[359]Ibid., p. 122.

[360]Ibid., p. 20.

[361] Lennon, cité inibid., p. 22. L’attirance de Lennon pour Ono (et plus globalement les artistes d’avant-garde) ne doit rien au hasard : il a hérité d’un petit capital culturel et, surtout, il a étudié dans une école d’art ; puis il a fait des rencontres déterminantes à ce niveau (Sutcliffe et les étudiants à Hambourg) qui ont renforcé son goût de l’art savant (et moderne) ; McCartney a également contribué à alimenter son intérêt pour l’avant-garde artistique ainsi que d’autres amis londoniens.

[362]Ibid., p. 24.

[363]John Lennon, décembre 1970, inJ. Wenner, Lennon Remembers, op. cit.,p. 59.

[364]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 1027.

[365] John Lennon, cité inibid., p. 873. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cette conception de l’amour, cf. L’art d’aimer d’Erich Fromm qui montre bien que ce besoin répond à un manque affectif mais n’a sans doute rien à voir avec l’amour…

[366]Mais un tel rapport ne peut sans doute pas durer, et après une séparation de 18 mois (de l’été 1973 à janvier 1975), ils auront une relation de couple plus détachée. De 1975 à 1980, Ono et Lennon se retirent de la vie publique pour s’occuper de leur fils (Sean Taro Ono Lennon, né en octobre 1975). Après le mariage de Lennon et Ono, c’est cette dernière qui gère la fortune du chanteur des Beatles. A la mort de John Lennon (assassiné en 1980), elle héritera de sa fortune estimée à 150 millions de dollars.

[367] Yoko Ono, citée inibid., p. 805.L’attitude de Yoko Ono dans les studios d’Abbey Road (comme on peut le voir dans le film Let It Be), assise passivement à côté de Lennon pour le soutenir et l’écouter, est représentative de la fonction assignée aux femmes de soutien de l’égo masculin. Ono est tout de même une artiste qui aurait sans doute mieux à faire que de rester assise près de son mari !

[368] Yoko Ono, citée inibid.,p. 832. La relation fusionnelle avec Ono et l’imposition autoritaire de sa présence durant les séances d’enregistrement contribuent à accroître les tensions au sein du groupe qui se sépare officieusement à la fin de l’année 1969.

[369]Ibid.,p. 865.

[370]Lennon& Ono décident ainsi de faire de leur lune de miel une action pacifiste et invitent la presse à les rejoindre dans leur chambre d’hôtel où ils restent au lit et répondent à leurs questions. Ils appellent cela un « Bed-In for Peace » (qui dure 7 jours, du 25 au 31 mars 1969).

[371]A. Krerowicz, The Beatles & the Avant-Garde, op. cit., p. 84.

[372]Ibid.,p. 109.

[373]Pour son film expérimental Fly (1970) où l’on voit une mouche en gros plan se balader sur le corps d’une femme nue, elle enregistre une bande son sur laquelle elle chante de façon improvisée (on dirait plutôt des cris/pleurs de bébé), seule puis accompagnée par Lennon à la guitare (dont les sons sont passés à l’envers ou à l’endroit). La bande son ne demande pas de compétences musicales particulières, c’est la raison pour laquelle Lennon peut participer (il ne pourrait pas participer à une composition sérielle par exemple).

[374]P. Merle, John Lennon, op. cit.,p. 199.

[375]John Lennon, décembre 1970, inJ. Wenner, Lennon Remembers, op. cit.,p. 77.

[376]Ibid., p. 77-78.

[377]P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 758.

[378]Ibid., p. 798.

[379] À ce propos, Lennon a déclaré ceci : « Nous ne pouvons faire une révolution qui n’implique ni ne libère les femmes, dit-il à Red Mole. C’est tellement subtil, cette façon dont on nous enseigne la supériorité masculine. Il m’a fallu bien du temps pour comprendre que ma masculinité excluait Yoko de certains domaines. » (John Lennon, cité inibid., p. 967).

[380]Ibid., p. 966.

[381]Lennon explique que pendant cinq ans il s’est occupé de son fils : « je travaillais de neuf à cinq – à faire du pain, changer les couches et m’occuper du bébé » (Lennon, 5 décembre 1980, in J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, op. cit.,p. 168).

[382]Ibid.,p. 17.

[383] P. Norman, John Lennon, op. cit., p. 802-803. Norman ajoute ceci : « Avec elle, il se montrait totalement ouvert et désinhibé, tout comme elle apprit à l’être avec lui » (ibid., p. 803).

[384]Ibid., p. 799.

[385]Ibid., p. 801.

[386]Ibid., p. 1084.

[387] I. Löwy, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, Paris, La dispute, 2006, p. 212-213.

[388]Lennon, décembre 1970, in  J. Cott, Rencontres avec John et Yoko, op. cit.,p. 136. L’expression « prendre le dessus » est intéressante : Lennon ne supporterait pas d’être dominé artistiquement, en raison de son ego d’artiste mais peut-être aussi en raison de son ego masculin ? Lennon dit en plaisantant que : « Le jour où elle voudra la face A, là je serai dans le pétrin… » (Ibid., p. 137).

[389]Ibid., p. 136.

[390] D’ailleurs, cette relative indépendance sera plus évidente encore lorsqu’ils débuteront une carrière solo et enregistreront des albums plus expérimentaux (en particulier John Lennon).

[391]Les années 1950-1960 sont caractérisées par un contexte social et musical particulier en Angleterre : baisse des inégalités sociales, accès d’un plus grand nombre de personnes aux études supérieures, démocratisation de l’accès à la musique savante. Ainsi, on enseigne la musique savante à l’École depuis ces années en Angleterre : on apprend en cours de musique à chanter et à apprécier la musique savante (L. Green, How Popular Musicians Learn, op. cit.,p. 136). Le contexte va complètement se renverser à partir des années 1970-1980, avec l’arrivée au pouvoir des tenants du néolibéralisme le plus dur (Thatcher) et conjointement la montée du populisme. On a ainsi introduit la musique pop en cours de musique durant ces années (ibid., p. 137). On aurait tort de penser que l’on passe de la démocratisation culturelle à la « démocratie culturelle », comme on le dit parfois, car dans les deux cas, il s’agit d’une musique produite par ceux « d’en haut » pour le reste de la population : dans le cas de la musique savante, on sait qu’il s’agit de la musique des classes aisées, mais c’est également le cas de la musique pop, qui est produite par les patrons de l’industrie musicale et des vedettes richissimes. 

[392] C. Pirenne, Le rock progressif anglais (1967-1977), op. cit.,p. 252.

[393]Ibid., p. 244. Les prétentions des musiciens et du public s’élèvent donc. Christophe Pirenne remarque d’ailleurs que « le courrier des lecteurs des grands périodiques a montré que le public et les artistes partagent la conviction que le rock se confond avec la musique classique contemporaine. » (Ibid., p. 313).

[394]On comprend ici que le terme « populaire » est particulièrement impropre pour désigner ce type de production. On pourrait peut-être parler de « culture moyenne » au sens donné par le sociologue Alain Accardo : « Ce qui caractérise le processus de moyennisation de nos sociétés contemporaines, c’est le fait que nos classes moyennes, rompant avec l’opposition séculaire entre culture des classes populaires (réputée inférieure) et culture des classes supérieures (réputée légitime), ont réussi à développer et à imposer largement une culture "moyenne" ou, mieux "métisse", au sens où elle est née du mélange, et où elle ne cesse de pratiquer le mixage, l’hybridation (des groupes et des milieux, des genres et des styles, des conduites et des mœurs), aboutissant ainsi à un style de vie éclectique et relativement inédit, correspondant aux positions intermédiaires de l’espace social dont les occupants ont à la fois trop de capital (économique, culturel et relationnel) pour accepter d’être considérés comme des "petites gens" ou des "gens du peuple" et inversement trop peu pour être reconnus comme des "gens de la haute" et "du grand monde" » (A. Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la société, Marseille, Agone, 2009 [2003], p. 103). Accardo, qui n’est pas tendre avec les petits bourgeois, note qu’ils « n’ont pas les moyens de leurs prétentions » (ibid., p. 108), ce qui ne les empêche nullement d’être « convaincus d’être à l’avant-garde de la modernité » (ibid., p. 111).

[395] N. Lebrecht, Londres, Histoire musicale, Arles, Éditions Bernard Coutaz, 1991, p. 12.

[396]Raison expliquant sans doute l’apparition de nombre de compositeurs contemporains de premier plan en Angleterre durant la seconde moitié du xxe siècle (Benjamin Britten, Michael Tippett, Jonathan Harvey, Brian Ferneyhough,etc.).

 

 [Il s'agit du troisième chapitre du livre La valeur des Beatles, disponible intégralement ici : https://books.openedition.org/pur/182574]

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire