vendredi 29 décembre 2023

Le mythe du Père Noël, l’expression d’une quadruple domination

 Adapté d’une pièce de théâtre à succès portant le même titre, Le Père Noël est une ordure (Jean-Marie Poiré, 1982) est un film comique mettant en scène des personnages marginaux provoquant des catastrophes en chaîne le soir de Noël. Parmi eux figure un homme déguisé en Père Noël, qui est aussi violent que voleur, à l’opposé de l’image du vieil homme à barbe blanche et veste rouge, aussi sympathique que généreux, qui passe chaque année déposer des cadeaux aux enfants. Ici, c’est l’incarnation du père Noël par un personnage antipathique joué par Gérard Jugnot qui nous désole et nous amuse, non ce qu’il incarne, le mythe du Père Noël. Pourtant, on pourrait se demander si le mythe n’est pas aussi critiquable que le pauvre hère qui l’incarne, tout spécialement si les rapports de domination nous indignent. 

  

Chaque année, nous faisons croire aux jeunes enfants qu’un sympathique homme à barbe blanche et veste rouge va passer dans la nuit du 24 au 25 décembre pour déposer des cadeaux. Pour l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le Père Noël remplit une fonction de maintien de l’ordre familial et d’obéissance : « Pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse ; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux »[1]. Mais l’anthropologue ne s’attarde pas trop sur cette fonction, comme il ne semble guère passionné dans son œuvre par les rapports de domination. En réalité, il n’est pas certain que ce chantage à la récompense fonctionne toute l’année (ni même les jours qui précèdent Noël) et qu’un mauvais comportement donne jamais lieu à une privation de cadeaux, les parents ne voulant certainement pas renoncer eux-mêmes à ce rituel dont la fonction principale est de renforcer la domination parentale[2]. Ceci par un procédé fort répandu et bien étudié par Marcel Mauss dans les sociétés primitives, à savoir la logique du don/contre-don, qui se déroule en trois étapes, donner-recevoir-rendre, et qui instaure une hiérarchie entre le donateur et le donataire si ce dernier est en incapacité de rendre. De même que les riches font ostensiblement des dons (œuvres de charité notamment), pure conversion de capital économique en capital symbolique participant de la reproduction sociale, les cadeaux offerts aux enfants sans possibilité de retour conforte la domination parentale. Une thèse plus généreuse à l’égard des parents serait de dire que l’on a justement inventé ce mythe pour dissimuler aux enfants qui est véritablement le donateur et donc soulager la conscience des enfants en incapacité de rendre[3]. Or, force est de constater que l’on ne croit pas au Père Noël très longtemps, donc l'impossibilité de rendre à Noël arrive assez vite, et de toute façon les enfants sont dans l’incapacité de rendre au quotidien, lorsque leurs parents leur offrent de quoi se nourrir, se vêtir, etc. On peut donc se demander si la création d’un mythe n’est pas plutôt une stratégie fort répandue dans nos sociétés de légitimation d’une domination par une croyance religieuse ou mystique. Les enfants ne doivent pas simplement se tenir sage (accepter les ordres et respecter les règles qu'on leur impose) pour se conformer à la volonté arbitraire de leurs parents, mais parce que telle est la volonté de cette créature quasi-divine qu'est le Père Noël (figure positive, opposée à celle du « Père fouettard », « menaçant de fouetter, punir ou enlever les enfants désobéissants »[4]).

 

 

 

On pourrait ajouter que ce mythe (transformé en rituel familial) conforte la domination masculine. De fait, dans les contes de Noël, il n’est pas fait mention de la « Mère Noël » (on peut douter de son existence) ou elle est reléguée au rôle accessoire de « femme du Père Noël ». Allait-il de soi que c’est le père de famille qui offre des cadeaux, grâce au fruit de son travail rémunéré, tandis que sa femme devait se charger du travail domestique, pas plus rémunéré que reconnu ?  

 


 

Par ailleurs, lorsque Claude Lévi-Strauss publie une étude sur le sujet en 1952, il fait le constat suivant : « Depuis trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité économique est redevenue à peu près normale, la célébration de Noël a pris en France une ampleur inconnue avant-guerre. Il est certain que ce développement, tant par son importance matérielle que par les formes sous lesquelles il se produit, est un résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. Ainsi, on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit ; les papiers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël ; les cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire ; les quêtes de l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur les places et les rues; enfin les personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins. Tous ces usages qui paraissaient, il y a quelques années encore, puérils et baroques au Français visitant les États-Unis, et comme l’un des signes les plus évidents de l’incompatibilité foncière entre les deux mentalités, se sont implantés et acclimatés en France avec une aisance et une généralité qui sont une leçon à méditer pour l’historien des civilisations »[5]. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui que le Père Noël est une invention (ou réinvention[6]) assez récente et qu’il n’allait pas de soi d’accepter la domination culturelle des États-Unis sans protester… Rappelons en effet que ce mythe a été récupéré à des fins marchandes par nombre de firmes étasuniennes à partir des années 1930-1940, en particulier Coca-Cola, dans une campagne publicitaire datant de 1931 qui a connu un immense succès et a largement contribué à le populariser partout dans le monde[7]. On comprend que la fête de Noël participe désormais d’un renforcement de la domination capitaliste et donc celle de la classe possédante, en encourageant la consommation de biens produits par les plus grandes entreprises. Mais elle renforce également la domination symbolique de l’Amérique, qui exporte sa culture, y compris ses fêtes comme Noël ou encore Halloween (devenue en France, « en moins de quatre ans, la troisième fête commerciale de l'année, juste derrière Noël et le jour de l'An »[8]).



[1] Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes, n°77, 1952, p. 1581.

[2] Cf. Yves Bonnardel, La domination adulte. L’oppression des mineurs (Myriadis, 2016).

[3] Thèse défendue par le youtubeur  Socio-geek (en ligne : www.youtube.com/watch?v=pyl_tN0k-A8).

[4] Selon Wikipédia : « Les compagnons de saint Nicolas sont divers personnages ou figures régionales qui accompagnent le saint lors de sa fête en Europe centrale et occidentale. Ces personnages agissent comme antagonistes au saint patron qui distribue des cadeaux le 6 décembre, ou le 19 décembre pour l'Église orthodoxe utilisant le calendrier julien, aux enfants sages, menaçant de fouetter, punir ou enlever les enfants désobéissants » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Compagnons_de_saint_Nicolas).

[5] Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », art. cit., p. 1575-1576.

[6] Il s’inspire de mythes plus anciens et se greffe sur des pratiques à la fois païennes (les saturnales) et religieuses (la naissance du Christ).

[7] Selon Wikipédia : « Après la Seconde Guerre mondiale, le père Noël à l'image actuelle (vieillard débonnaire barbu, rondelet et jovial, à la houppelande rouge et au ceinturon noir) arrive en France avec le plan Marshall et la marque Coca-Cola qui fige cette image du père Noël qu’il n’a pas créée, mais simplement popularisée, dans les années 1930 » (https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A8re_No%C3%ABl). Non sans réactions de rejet (comme en 1951, à Dijon, lorsqu’un prêtre brûle un père Noël pour dénoncer la récupération marchande d’une fête chrétienne).

[8] Selon Wikipédia : « Dans plusieurs pays ne célébrant traditionnellement pas Halloween, son introduction a suscité une opposition plus ou moins forte. Certaines voix se sont élevées pour dénoncer une américanisation croissante du monde, ou pour craindre que les fêtes religieuses autour du 31 octobre, comme la Toussaint, ne soient balayées par cette fête. En France, la tradition indigène de la Rommelbootzennaat (nuit des betteraves grimaçantes) s'est maintenue dans le pays de Nied, en Moselle. D'autre part, Halloween était surtout célébrée dans les familles ou regroupements anglo-saxons, mais aucun distributeur n'osait commercialiser la fête à grande échelle. Halloween se développe en France à partir de 1991/1992 avec une accélération en 1994/1995. Constatant ce phénomène, Philippe Cahen, créateur de conseil en prospective, décide alors de fonder la société Optos-Opus pour ensuite déposer la marque Halloween. La société commercialise alors des confiseries, des boissons, des gâteaux et divers produits alimentaires, ce qui a permis de valoriser l'image de la fête et de lui donner une visibilité importante auprès des grandes surfaces. La fête d'Halloween devient alors un phénomène visible à partir de 1997. Tout s'accélère en 1997, lorsque l'opérateur téléphonique France Télécom lance un téléphone mobile de couleur orange baptisé « Olaween ». Une importante campagne publicitaire (8 000 citrouilles sont distribuées au Trocadéro), associée à d'autres initiatives commerciales (comprenant des événements spécifiques au sein du parc à thèmes de Disneyland Paris) donne à cette fête une visibilité médiatique instantanée. Coca-Cola, en partenariat avec d'autres marques, crée l'événement en 1999 en organisant une Halloween Party au Zénith de Paris réservé aux personnes de 15 à 25 ans. La marque organise par la même occasion plus de 400 opérations dans les bars et discothèques de France. D'autres marques importantes, comme Orangina, Haribo, Materne, BN, M&M's ou encore McDonalds tentent eux aussi de profiter de la popularité de la fête pour lancer divers gammes de produits aux couleurs d'Halloween. La Salsa du démon est rééditée en version remixée. Dès 1998, Halloween est adoptée par les commerçants et certains médias, la fête tombant juste au moment de la "période creuse" avant les fêtes de Noël » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Halloween#Controverses). Là encore il s’agit d’une importation qui a d’autant plus marché qu’elle se greffe sur notre « fête des morts » (la Toussaint).


 

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