jeudi 18 juillet 2024

Comment imposer de nouvelles mesures potentiellement révolutionnaires ?

  [Ce texte devait figurer dans Laurent Denave, Combattre la domination. De la démystification à l’émancipation, manuscrit inédit (disponible sur z-library).]

Beaucoup de militants voudraient « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Des initiatives locales se multiplient, des petits îlots de résistance poussent ici ou là. Lutter hors du pouvoir, cela signifie ainsi « créer des cadres collectifs, des cantines autogérées des bibliothèques », etc., mais également « développer des cultures et des pratiques critiques  aptes à rivaliser avec la culture dominante ; construire des réseaux de structures alternatives, une puissance collective ; s'auto-éduquer collectivement et par la pratique à de nouvelles façons de fonctionner ; passer à l'action localement, ne pas attendre que le changement  nous arrive de l'extérieur »[1]. Ces expériences et pratiques sont importantes mais limitées : elles dépendent toujours des institutions (capitalistes et étatiques) existantes et laissent derrière elles la plus grande partie de la population, soumise à la violence sans limite du capitalisme. Le pouvoir peut s’en accommoder tant que cela reste à la marge de la société et n'implique qu'un faible nombre de gens. Mais si l’on veut véritablement changer le monde (et pas uniquement changer sa vie), il convient de changer les institutions nationales et les lois qui régissent la vie de l’ensemble des citoyens de ce pays.

Comment procéder ? Deux solutions sont souvent évoquées : la prise du pouvoir au niveau national par en bas (communes libres fédérées) ou par en-haut (prise de l’appareil d’Etat). 

 


La première solution consiste à prendre progressivement le pouvoir à l’échelle locale, conquérir un nombre croissant de communes, qui pourraient se fédérer (on aurait alors une sorte de « commune des communes ») et ainsi constituer une puissance au moins égale à celle de l’Etat (ce qui permettrait de lui résister, voire d’imposer son système libertaire à la nation toute entière). Sur le papier, cela semble très séduisant, mais est-ce réalisable ? Les écrits qui soutiennent aujourd’hui cette hypothèse restent trop flous (le sociologue Franck Poupeau parle à ce propos de « mise en place quelque peu magique »[2]), les communautés libertaires existantes sont à ce jour assez isolées (volontairement ou non). Il y a bien eu une tentative de « communalisme » initiée par des groupes de Gilets jaunes qui se sont présentés aux élections municipales de 2020[3], mais cela est resté marginal. Il n’y a pas à ce jour de vaste mouvement de type libertaire mobilisant des organisations de masse qui feraient un gros travail de formation et d’information, tout en forgeant les outils de lutte susceptibles de renverser le pouvoir « par en bas » (comme on l’a vu en Espagne au milieu des années 1930). La prise du pouvoir au niveau communal ne produira des effets macroscopiques qu’à condition d’établir un véritable bras-de-fer avec l’Etat et les forces de l’ordre à son service, ce qui suppose l’existence d’une force armée susceptible de leur résister. Ce n’est visiblement pas à l’ordre du jour. Je vois surtout actuellement des initiatives locales isolées, certes enthousiasmantes pour celles et ceux qui y participent, et sans doute admirables pour celles et ceux qui les observent de loin, mais je rejoins ici les critiques soulevées par Franck Poupeau : si l’on refuse de mener une lutte contre l’Etat, soit on restera totalement inoffensif, soit on sera broyé par la puissance de l’Etat[4]. Comme le soutenait le philosophe communiste Daniel Bensaïd : « Ceux qui voulurent ignorer la question du pouvoir ne lui ont pas échappé. Ils ne voulaient pas le prendre, c’est lui qui les a pris. Ceux qui ont cherché à la contourner, à le cerner, à le circonvenir, sans chercher à le prendre ont été broyés »[5].

Il est donc très tentant de vouloir prendre directement le pouvoir d’Etat, grâce aux élections ou à une insurrection armée. Mais est-ce envisageable pour celles et ceux qui luttent pour défendre les intérêts des classes dominées ? L’appareil d’Etat est-il un outil neutre que l’on pourrait utiliser sans se brûler les mains militantes ? On aborde ici la question délicate du rapport entre l’Etat et les classes sociales, qui s’articule selon Alain Bihr entre « deux propositions contradictoires » : « D’une part, l’Etat n’est lui-même qu’un moment de la lutte des classes : il est entièrement déterminé par elle et il n’est rien en dehors d’elle (…). D’autre part, l’Etat tend en permanence à s’autonomiser à l’égard de la lutte des classes et il n’est rien en dehors de cette tendance »[6]. Le sociologue détaille la première proposition : « Une société divisée en classes sociales rivales, traversée par d’incessantes luttes de classes (sur tous les plans : économique, politique, idéologique), est fondamentalement incapable de réaliser son unité par elle-même, sur son propre plan. Elle ne peut assurer son unité que par l’intermédiaire et sous la forme de l’édification d’un appareil d’Etat, formellement placé en-dehors d’elle et au-dessus d’elle, formellement distinct du restant de la société et plaçant celle-ci en partie sous sa tutelle. En un mot, l’Etat est l’unité transcendante (à la fois extérieure et supérieure) d’une société qui manque d’unité immanente du fait de sa division en classes et de son déchirement par les luttes de classes »[7]. La fonction générale de l’Etat serait alors « d’assurer l’unité globale de la société », autrement dit, « il fait régner l’ordre contre le désordre que risquent en permanence d’engendrer les affrontements de classes »[8]. Son rôle à cet égard est donc de réfréner les luttes de classes (c’est un « médiateur entre les classes »), afin d’éviter la guerre civile (ce qui provoquerait l’effondrement de l’Etat ou son éclatement), mais également de « faire prévaloir l’intérêt général dans une situation d’affrontements entre les intérêts particuliers, divergents et contradictoires, des différentes classes en lutte »[9]. Bihr définit l’intérêt général « comme l’intérêt, commun à l’ensemble des membres de la société, au maintien de la société elle-même, à sa reproduction comme totalité organisée assurant certaines des conditions essentielles d’existence de ses membres. Cette fonction générale, l’Etat ne peut l’accomplir qu’en s’érigeant au-dessus de la société, donc au-dessus de l’ensemble des classes, y compris la classe dominante »[10].

Mais l’Etat peut aussi être considéré à certains égards comme l’instrument de la classe dominante, ce que n’ont cessé de dire les anarchistes, comme Daniel Guérin, pour qui l’État est « l’organe de la domination d’une classe sociale sur d’autres classes sociales »[11], ou Rudolf Rocker pour lequel l’État est une « incarnation de la violence organisée des classes possédantes » qui ne peut être « transformé en un instrument de libération du travail »[12]. Alain Bihr résume cette thèse ainsi : « en remplissant sa fonction générale de garant de l’unité sociale, en réfrénant les luttes de classes, en s’instituant comme médiation entre les classes et comme agent de compromis entre elles, l’Etat sert fondamentalement les intérêts de la classe dominante (la bourgeoisie) : il fonctionne comme un "instrument" de la domination de classe »[13]. Le sociologue précise toutefois que cette image tend à réifier l’Etat, « alors que l’Etat n’est pas une chose mais un ensemble de rapports sociaux », un ensemble d’institutions et d’appareils ; d’autre part, cette vision des choses simplifie le rapport entre l’Etat et la classe dominante, « car si l’Etat est bien toujours en dernière instance au service des intérêts de la classe dominante, il n’est pas pour autant, comme le suggère l’image précédente, entre les mains de la classe dominante : celle-ci ne s’approprie pas l’Etat et ce n’est pas davantage elle qui, partout et toujours, le contrôle directement (les dirigeants de l’Etat ne sont pas partout et toujours issus de ses rangs), pas plus qu’elle ne manipule les dirigeants de l’Etat comme des pantins ou des marionnettes. Si l’Etat est fondamentalement au service de la classe dominante, c’est dans et par sa fonction générale elle-même : en assurant l’ordre au sein de la société, en assurant sa reproduction comme totalité organisée, l’Etat maintient ipso facto l’ensemble des conditions sur lesquelles repose le pouvoir de la classe dominante, de différentes manières »[14]. C’est donc en défendant « l’intérêt général » qu’il sert les intérêts de la classe dominante, c’est en « maintenant les conditions générales de la vie sociale telles qu’elles sont façonnées par les rapports capitalistes de production, qui constituent la base même de la domination de classe de la bourgeoisie, que l’Etat assure aussi fondamentalement l’intérêt de la classe dominante »[15].

L’Etat jouit ainsi d’une relative autonomie par rapport aux luttes des classes et son unité est assurée par un ensemble d’appareils, renforcée « par l’organisation bureaucratique de ces mêmes appareils » : autonomie organisationnelle (il dispose d’une organisation propre, avec ses agents) et stratégique (il prend des décisions et agit sans se conformer directement aux intérêts des dominants)[16]. L’Etat assure la reproduction de l’ordre établi en stoppant les « éventuelles entreprises hostiles des classes dominées », par la répression, la neutralisation (en imposant un cadre légal, celui de la grève par exemple) ou l’intégration, de membres des classes dominées dans le « bloc hégémonique » (ensemble des individus qui défendent consciemment ou non les intérêts de la classe dominante[17]), en proposant des positions de « relais », ce qui suppose aussi la reconnaissance de « certains intérêts du prolétariat par la mise en œuvre de politiques sociales appropriées, de dispositifs institutionnels, de services publics et d’équipements collectifs en mesure de satisfaire au moins en partie ces intérêts »[18]. En bon marxiste, Alain Bihr montre que cette institution (ou ensemble de champs en concurrence, comme l’a très bien montré Pierre Bourdieu[19]) a certes une fonction dans la reproduction sociale, mais elle est le lieu également d’une contradiction entre intérêts distincts et ses décisions ne sont pas toujours en faveur des dominants. On l’a vu récemment en Amérique du Sud, avec des gouvernements progressistes qui ont réussi à faire passer des mesures réduisant les inégalités (on peut penser à Rafael Correa, président de l’Equateur de 2007 à 2017[20], ou Evo Morales, président de la Bolivie de 2006 à 2019).

 

Autogestion & appropriation de l’appareil d’Etat : l’exemple de la Bolivie

L’opposition entre deux visions (libertaire et socialiste étatiste) d’un changement possible de société par le bas ou par le haut est sans doute un peu trop binaire : on n’a pas forcément à opposer collectifs auto-organisés d’un côté, Etat monolithique tout puissant de l’autre. Dans Altiplano, fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Franck Poupeau s’est intéressé aux formes nouvelles d’auto-organisation en Bolivie (autogestion dans les quartiers héritée en partie des communautés rurales notamment), qui se réalisent conjointement à un processus de construction de l’Etat, par le MAS (« Mouvement vers le socialisme ») et son dirigeant, Evo Morales (élu en 2005) :

« Ce gouvernement des mouvements sociaux se présente comme une façon de résoudre les contradictions de la représentation politique, où le pouvoir du délégué tend d’autant plus à concentrer le capital politique qu’il s’inscrit dans une organisation permanente de professionnels de la politique (un appareil). Il semble offrir des garanties à un contrôle des bases. Moins qu’un niveau intermédiaire entre le champ politique et la population, les organisations sociales représentent la force des formes d’auto-organisation, lesquelles posent le problème de l’articulation au politique. Il y a là une spécificité des mobilisations boliviennes et de la revendication d’autogouvernement qui les porte : alors que les lectures "néoinstitutionnelles" (…) les réduisent à des négociations locales entre communautés, la lecture "subalterniste" (…) rejette les institutions publiques comme l’Etat pour situer l’origine de la production de commun "par en bas". Le processus de changement ne répond à aucune de ces deux lectures : en tant que gouvernement des mouvements sociaux et instrument politique des organisations sociales, le parti au pouvoir s’appuie sur l’entrée en politique de groupes subalternes dont les formes d’auto-organisation ont constitué à la fois le ressort et le modèle d’action : mais il s’inscrit aussi dans un processus de construction de l’Etat : celui-ci est nécessaire aussi bien pour mettre en œuvre le processus constituant (organiser des élections, etc.), rétablir la souveraineté nationale et enclencher le processus d’industrialisation (…) que pour garantir le minimum de mesures de redistribution économiques, qu’un gouvernement de gauche au pouvoir ne peut qu’adopter pour lutter contre les inégalités »[21].

L’auto-organisation des classes laborieuses n’est donc pas nécessairement empêchée ou écrasée par l’Etat. Poupeau revient sur ce point en conclusion de son passionnant ouvrage :

« Si la "révolution démocratique et culturelle" s’est construite en mettant l’accent sur les organisations sociales à l’échelon des groupes professionnels ou des entités territoriales, cette autonomie reste paradoxale, au sens où elle ne fonctionne que si elle est entretenue par l’Etat. Faute de soutien public, financier mais également pour les dispositifs d’éducation populaire (qui sont restés à l’état embryonnaire), les formes d’auto-organisation tendent à se dissoudre dans des logiques économiques et sociales qui leur sont largement défavorables (…). On peut alors se demander si, plus que de placer les espoirs de transformation sociale dans l’une ou l’autre des alternatives (les formes d’auto-organisation ou l’Etat), il ne faudrait pas admettre la "tension essentielle" inhérente à un tel processus politique, et la difficulté de tracer des lignes de fuite "sans s’occuper des institutions". (…) tout autant que les luttes autour des formes d’auto-organisation qui constituent le fondement de toute démocratie directe, la sociologie invite à prêter attention aux contradictions de l’institutionnalisation au sein même de l’Etat, qui est moins une entité stable et bien identifiée qu’un système de rapports de force entre les groupes qui l’occupent, qui tentent de le contrôler, et se renforcent comme tels en le construisant »[22].

Bien entendu, ce processus est fragile et peut se retourner à tout moment en cas de reprise en main de l’appareil d’Etat par des forces réactionnaires (comme cela a été le cas après le coup d’Etat de 2019, jusqu’au retour au pouvoir du MAS en 2021). La description fine par Poupeau de la « révolution culturelle » (entamée par Evo Morales et poursuivie par Luis Arce) met en lumière un processus complexe de reconstruction de l’Etat[23], dont le bilan est plutôt positif mais contradictoire. Morales a tenu certains engagements : projet constituant qui intègre les indigènes et les femmes (obtenant ainsi une véritable reconnaissance), industrialisation nationale (ressources réservées à la nation) permettant les réformes sociales promises (l’objectif annoncé étant de réduire les inégalités). Il y a eu une multitude d’initiatives, de conquêtes et d’améliorations. Mais ce processus est contradictoire car on note une tendance à la concentration du pouvoir au sein de l’Etat, et « beaucoup de choses ont été faites par en haut » nous apprend Poupeau.

 

 En manifestant dans la rue ou en faisant grève, on obtient parfois gain de cause. L’histoire des luttes sociales en France montre que même un gouvernement conservateur peut faire passer des mesures progressistes sous la pression populaire venant directement de la rue ou des usines. On pourrait considérer ces petits pas comme négligeables et opter pour une stratégie plus radicale, prendre le pouvoir ou s’engager dans une communauté utopique. Cependant, Noam Chomsky, bien qu’étant anarchiste, défend qu’il faut utiliser toutes les possibilités qui sont à notre portée y compris les actions réformistes[24]. A condition bien entendu que les réformes prennent une certaine orientation suivant une perspective révolutionnaire. En d’autres termes, selon Chomsky, il faut bien distinguer les objectifs que l’on se donne à court terme pour réaliser à long terme une vision d’avenir : « Par “vision d’avenir”, j’entends la conception d’une société future qui anime ce que nous faisons concrètement, une société dans laquelle une personne honnête souhaiterait vivre. Par “objectif”, j’entends les choix et les tâches à notre portée que nous poursuivons, d’une manière ou d’une autre, guidés par une vision peut-être lointaine et nébuleuse »[25]. Chomsky est plus pragmatique que nombre de ses camarades anarchistes : il faut selon lui tenter d’obtenir tout ce qui est à notre portée. Ceux qui restent en marge de la société et refusent de participer à tout mouvement collectif important comme un parti ou un syndicat laissent le système en l’état : « doit-on rester dans un système d’oppression extrêmement dure plutôt que d’obtenir des droits, d’utiliser ces victoires comme la base pour autre chose, en montrant que des victoires sont possibles, et aller plus loin ? »[26]. Chomsky ajoute ceci : « Nous vivons dans ce monde-ci, pas ailleurs. Nous pouvons en vouloir un autre, mais nous vivons dans celui-ci, et si nous voulons être en contact avec les autres êtres humains, être à la hauteur de leurs problèmes, si nous voulons qu’ils nous aident, apprendre avec eux comment atteindre une étape supérieure ; pour faire partie du monde, nous devons l’accepter comme il est. (…) Il n’y a pas moyen de survivre dans ce monde sans participer aux institutions qui existent »[27].

La situation actuelle amène donc notre activiste anarchiste à prendre la défense de « l’Etat-providence » (et donc de l’Etat) face à ces entreprises monstrueuses que sont les multinationales : « Mes objectifs à court terme sont de défendre et même de renforcer des éléments fondamentaux d’État qui, bien qu’illégitimes sous des aspects fondamentaux, sont aujourd’hui nécessaires de façon critique afin de faire pièce aux entreprises de “démantèlement” des progrès accomplis pour étendre la démocratie et les droits de la personne. En effet, l’autorité de l’État est sévèrement attaquée dans les sociétés les plus démocratiques, non pas parce qu’elle est en conflit avec la vision libertaire, mais plutôt pour la raison contraire : parce qu’elle offre une (faible) protection à certains éléments de cette vision. Car les gouvernements présentent un défaut fatal. A la différence des tyrannies privées, les institutions du pouvoir et de l’autorité de l’État offrent au public méprisé la possibilité de jouer un rôle, aussi modeste soit-il, dans la gestion de ses affaires »[28]. Si l’Etat peut être considéré comme une « cage », le combat prioritaire serait aujourd’hui d’agrandir la taille de la cage : « Un des slogans qu’ils [les ouvriers brésiliens] utilisent, important ici, est que nous devrions “élargir la surface de la cage”. Nous savons que nous sommes dans une cage. Nous savons que nous sommes piégés. Nous allons élargir la surface, dans le sens où nous allons repousser les limites autant que la cage le permet. Et nous avons le projet de détruire la cage. Mais pas en attaquant la cage quand nous sommes vulnérables, parce qu’on nous assassinerait. C’est complètement correct. On doit protéger la cage quand elle est attaquée de l’extérieur par des prédateurs encore pires, comme le pouvoir privé. Et on doit élargir la surface de la cage, reconnaître que c’est une cage »[29]. Il écrit également que « l’objectif immédiat, même pour les anarchistes convaincus, devrait être de défendre certaines institutions de l’État tout en aidant à les ouvrir à une participation publique plus significative, pour finir par les démanteler dans une société plus libre »[30]. Noam Chomsky défend finalement une position classique (mais abandonnée par la « gauche de gouvernement »[31]), celle d’un réformisme guidé par une perspective révolutionnaire.

 

Guerre totale, Etat social & lutte des classes : l’exemple du Covid

La référence à la crise sanitaire et à l’aide de l’Etat social/providence (qui a fait un « retour » spectaculaire) lorsqu’il a mené une guerre totale contre le covid, est une arme symbolique à double tranchant. Pour le comprendre, il faut revenir à l’origine de l’Etat social qui naît avec la Première guerre mondiale et donc la guerre totale : « La littérature en sciences sociales développe depuis plusieurs années l’étude du lien de causalité entre guerre et Etat social. Ces travaux s’inspirent de ceux portant sur le rôle de la guerre dans la formation des Etats. Dans une large mesure, les Etats européens durant la période féodale se sont construits par la guerre. Alors que la guerre est une activité destructrice produisant du chaos sur le champ de bataille, elle implique un degré de coordination extrêmement développé incompatible avec les règles du marché. Toutes les grandes institutions étatiques se développent avec la guerre : imposition, dette publique, armée, administration, etc. »[32]. Qu’est-ce qui caractérise une guerre totale ? Selon Nicolas Da Silva, elle « tend à supprimer la distinction entre le civil et le militaire » : « Les guerres médiévales sont menées par des armées de métier et ont un impact modéré sur l’activité de la population. A l’inverse, les guerres totales impliquent la participation de toute la société (l’avant et l’arrière) à l’effort de guerre, tant du point de vue militaire qu’économique, politique, scientifique, artistique, etc. Un aspect central de ce type de guerre est la mobilisation large de l’économie pour réorganiser la production selon les besoins militaires. Cette réorganisation est impossible sans le renouvellement de la place de l’Etat dans la société. En France comme ailleurs, les deux guerres mondiales ont conduit non seulement à un accroissement de la part des dépenses de l’Etat dans l’économie mais aussi à la centralisation des décisions économiques – la planification étant un outil décisif pour remporter la guerre. La place de l’Etat ne se transforme pas uniquement en quantité ; en qualité également »[33]. Selon l’historien, « la guerre crée une nouvelle forme de solidarité entre l’Etat et les citoyens »[34].

Cette solidarité a de nouveau fonctionné à plein au cours de la « guerre contre le covid-19 ». On a fait l’éloge des « travailleurs de la première ligne » et parlé d’un « retour de l’Etat providence ». Cela fonctionne sur le principe du don/contre-don : avec le sacrifice des hommes qui perdent la vie sur le champ de bataille, l’Etat est redevable, il a une dette à l’égard des citoyens. Pour ces derniers, on pourrait penser que c’est une bonne nouvelle, l’Etat devient plus social encore et accorde une aide à un plus grand nombre de gens (cela ferait presque envie de s’engager dans de nouvelles guerres totales !). Cependant, cela renforce considérablement le pouvoir de l’Etat et indirectement la puissance de la classe dominante, qui conserve le pouvoir de redistribuer ou pas les richesses de la nation… Ainsi Nicolas Da Silva pense que « l’Etat social en est sorti renforcé – tant en termes de légitimité que de surface économique. La guerre totale contre la pandémie a été plus efficace que la mobilisation sociale pour améliorer le système de soin »[35]. L’auteur pense « que durant les mois les plus intenses de la pandémie la situation était comparable à une guerre totale. En raison des impératifs de stabilisation de l’ordre dominant et de conduite de la guerre, l’Etat social s’est considérablement renforcé, au moins transitoirement. En quelques jours le débat public a muté. Pour l’Etat lui-même la dette sociale n’a plus été un problème et la sécurité sociale est devenue une institution de la modernité face à l’archaïsme des complémentaires santé. Pendant la crise, la protection sociale s’est développée dans le but de laisser non seulement le capital mais aussi la majeure partie du travail sous l’aile protectrice de l’Etat. L’enjeu pour ce dernier a été d’abord de défendre son propre pouvoir de domination et la protection sociale lui en a donné les moyens »[36]. On a vu alors que l’on ne pouvait pas compter sur le « fonctionnement ordinaire du marché », l’Etat devait intervenir. Macron a déclaré que « nous sommes en guerre » et a appelé à « la mobilisation générale » : « La mobilisation n’est pas qu’un slogan et la métaphore guerrière prend tout son sens lorsque l’on constate la façon dont l’Etat s’est momentanément emparé de l’économie. Une des caractéristiques de la guerre totale est le brouillage des frontières entre le soldat et le civil qui implique une mobilisation de toute la société, à l’avant et à l’arrière. Si on s’arrête à l’épisode du premier confinement, toute la société a été convoquée pour combattre le virus »[37]. Mais, dès lors, le contrôle de l’Etat a été total[38] et toute la « population a été assignée à résidence » : « Au nom de la santé, l’Etat a décidé seul quelles activités économiques étaient essentielles ou non, quelles libertés publiques étaient acceptables ou non »[39]. Et dès que le danger est passé, tout est redevenu comme avant[40] ; enfin, pas tout à fait, car non seulement le « monde d’après » n’était pas plus solidaire ou écologique que celui d’avant, mais l’Etat macronien a gagné en puissance[41]. En conséquence, rappeler aujourd’hui l’Etat social à ses devoirs ou le gouvernement de Macron à ses promesses est sans doute compréhensible pour des classes laborieuses mal traitées et mal considérées, mais c’est sans doute peine perdue et, surtout, cette démarche renforce notre soumission au pouvoir actuel, dont on attend qu’il nous sauve… On est loin de la démarche des forces progressistes d’après-guerre qui se sont auto-organisées et ont permis l’émergence de cet outil merveilleux qu’est le régime général de la sécurité sociale.

 

Pour imposer de nouvelles réformes à visée révolutionnaire, il est impératif de faire pression sur l’Etat. Cette pression serait bien entendu bien plus forte si une organisation politique authentiquement révolutionnaire s’emparait du pouvoir, par la force (lutte armée) ou en jouant au jeu électoral[42], dont on connaît déjà les défauts difficilement surmontables : la difficulté de pouvoir présenter un candidat peu connu (barrière des 500 parrainages) ou apprécié des médias dominants (qui favorisent les candidats conformistes), des moyens financiers limités (les riches n’ayant aucun intérêt à nous soutenir) et pour finir, le souvenir douloureux d’une trahison par les forces progressistes ayant remporté les élections dans le passé. Pour sa part, Bernard Friot pense que l’on devrait mener la lutte aujourd’hui prioritairement sur le lieu de travail[43] : il faudrait déjà reprendre le pouvoir sur la production, avant de s’interroger sur la prise éventuelle du pouvoir d’Etat[44]. Qu’est-ce qui nous en empêche ? Grâce aux Scop, nous disposons déjà d’outils juridiques qui permettent de créer des entreprises gérées démocratiquement[45]. Force est de constater le succès limité des Scop à ce jour. On peut penser qu’il y a un manque d’information sur ce type d’entreprise (et à l’inverse une propagande massive pour les entreprises capitalistes qui contrôlent le « marché de l’emploi »). Mais on peut aussi penser à un manque de désir de la part de travailleurs que l’on n’a pas socialisés (formés) aux pratiques démocratiques. L’autogestion, cela s’apprend, et le plus tôt serait le mieux : pas de réforme globale de la société sans réforme générale de l’éducation ! A ce titre, il est à espérer que le modèle des écoles libertaires ou démocratiques se diffuse largement dans le monde de l’éducation[46]. Enfin, soulignons le fait que si l’on prenait le pouvoir d’Etat alors qu’une grande partie de la population n’était pas prête à accepter un changement radical de système politico-économique (rupture avec le capitalisme) et pourrait même s’y opposer par la force, cela risquerait de conduire les révolutionnaires à diriger le pays d’une main de fer et on sait à quoi ressemble une dictature « communiste »...

 

De l’Etat social à l’Etat communiste : prémisses d’un Etat alternatif en France

Reprendre le pouvoir sur le travail et réformer l’éducation ne nous dispenseront pas d’un changement macro-économique imposé par la Loi et donc l’Etat. Nous voici revenus à la question : comment y parvenir ? Bernard Friot pense à ce sujet que rien ne nous empêche de participer à un gouvernement (comme l’ont fait les communistes entre 1944 et 1946) : on peut « participer au pouvoir » sans se donner pour objectif la « conquête du pouvoir d’Etat »[47], trop ambitieux et surtout trop risqué. En effet, une fois le pouvoir conquis, on risque de le garder et en user de façon dictatoriale. Or il faut absolument arriver à une « souveraineté populaire sur la puissance publique »[48]. Il s’agit donc de participer à la construction d’un Etat alternatif, qui ne remette pas en cause les acquis sociaux et tolère l’autogestion de pans entiers de l’économie sans possibilité d’intervenir. Pour le comprendre, revenons sur la construction du régime général de la sécurité sociale, qui s’est réalisée à la fois contre et grâce à l’Etat. Bernard Friot affirme à ce sujet que « nos imaginaires et nos émotions en la matière [histoire de la sécu] sont aliénés. Aliénés par l’adhésion à l’Etat social. L’Etat social fait consensus : les politiques étatiques de santé, et plus largement de sécurité sociale, sont lues comme un outil de redistribution des ressources, de réduction des inégalités, d’accès populaire à des services publics »[49]. Et pourtant la production de soin est le fruit d’une lutte des classes, contre cet Etat social, et pour une « auto-organisation populaire » que Nicolas Da Silva, auteur d’un ouvrage sur l’histoire de la sécurité sociale, appelle « la Sociale » : « La sécurité sociale est une institution publique. Mais "public" renvoie dans notre histoire à deux dynamiques contradictoires : celle qui est portée par l’Etat – l’Etat social – et celle qui est portée par les intéressés eux-mêmes – la Sociale. Confondre, comme on le fait souvent, public et étatique, c’est se condamner à ignorer l’acteur populaire et sa capacité à "construire un monde en dehors de la domination étatique et de l’exploitation capitaliste" (Da Silva) »[50]. Friot oppose « gouvernement représentatif » et « démocratie », avec une organisation sociale qui se fait « par en bas, contre l’Etat » (s’inscrivant dans une histoire longue de la Commune à la Résistance[51]). Toutefois, rappelons que pour instituer au niveau national ce régime général de la sécurité sociale, il a fallu la participation à un gouvernement d’un ministre communiste (Ambroise Croizat), ce qui n’a pu avoir lieu que grâce à un puissant parti politique qui faisait un score à deux chiffres aux élections (et a joué un rôle central dans la Résistance). La sécu a par ailleurs été imposée à toute la population, y compris la partie qui s’y opposait (la bourgeoisie en particulier), en s’appuyant sur les instruments coercitifs de l’Etat. Autrement dit, cette autonomie relative de la sécu a été garantie par la Loi et donc l’Etat (ce que ne précise pas Da Silva )[52].

Toujours est-il que l’auto-organisation de la sécu qui percevait les cotisations (équivalent de la moitié du budget de l’Etat) a duré de 1946 à 1967. Comme l’écrit Nicolas Da Silva : « l’enjeu central qui cristallise les conflits est l’éventuelle création d’un régime général de sécurité sociale dont le pouvoir de gestion serait confié aux intéressés eux-mêmes en dehors de tout paternalisme patronal, confessionnel, mutualiste ou étatique. L’enjeu porte sur la reconnaissance de la Sociale ou la généralisation de l’Etat social. (…) Pour la première fois, la classe ouvrière organisée est en mesure de diriger une partie significative de l’activité économique du pays. Ceci est insupportable pour tous les conservateurs et réactionnaires qui préfèrent le système représentatif à la démocratie, le paternalisme à l’autogestion, l’Etat social à la Sociale »[53]. Pour ne pas basculer dans le mythe, précisons que ce qu’on appelle « classe ouvrière » ici, ce sont les représentants des classes laborieuses, en particulier les syndicalistes de la CGT. Nous ne sommes donc pas à proprement parler dans une « démocratie » (directe), mais un système représentatif (que ce soit au niveau du syndicat ou du pouvoir d’Etat). Quoi qu’il en soit, Bernard Friot y voit la construction d’un Etat véritablement « communiste » (qui favoriserait et coordonnerait les différentes activités autogérées par les intéressés eux-mêmes) : « Nous avons fait de 1946 à 1967 l’expérience heureuse de la gestion par les intéressés du régime général, prémices d’un Etat communiste. Nous avons fait à compter des années 1960 l’expérience heureuse d’une production de soin par des soignants qui soignaient puisqu’ils étaient libérés du marché du travail et de la dette, prémices d’une production communiste. Sortir l’Etat et la production des griffes du capital est possible. Nous allons reprendre la construction d’un Etat communiste en mettant toutes les fonctions collectives en autogestion. Et reprendre la dynamique d’une production communiste en mettant toutes les productions en sécurité sociale »[54]. Nous retrouvons ici l’idée d’une complémentarité possible entre autogestion populaire et construction d’un Etat alternatif, en l’occurrence ici un « Etat communiste ».

 

Toute la question est de savoir si nous avons encore le temps de mener tranquillement et patiemment notre épopée révolutionnaire par étapes (ou réformes) progressives (et sans se préparer à défendre cette révolution les armes à la main contre nos ennemis qui ne manqueront pas de venir de l’intérieur et l’extérieur du pays[55])… Friot rappelle dans ses conférences que la bourgeoisie a mis quatre siècles pour imposer son nouveau mode de production (le capitalisme) et se substituer à l’ancienne classe dominante (l’aristocratie). Pouvons-nous attendre plusieurs siècles pour en finir avec l’exploitation capitaliste ? Les pauvres n’ont plus vraiment le temps, mais l’humanité dans son ensemble non plus, la catastrophe écologique étant en cours…



[1] Adeline de Lépinay, Organisons-nous ! Manuel critique, Hors d'atteinte, 2019, p. 261-262.

[3] Lire Laurent Denave, S’engager dans la guerre des classes, Raisons d’agir, 2021, p. 118-119.

[4] On peut en effet s’attendre à une réaction violence de l’Etat s’il pensait que cette fédération de communes libres en cours de constitution pourrait menacer son existence…

[5] Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Albin Michel, 2008, p. 224.

[6] Alain Bihr, Les rapports sociaux de classe, Page 2, 2012, p. 79.

[7] Ibid., p. 80.

[8] Idem.

[9] Ibid., p. 80-81.

[10] Ibid., p. 81.

[11] Daniel Guérin, Fascisme & grand capital, Syllepse, 1999 [1936], p. 25.

[12] Rudolf Rocker, Les soviets trahis par les bolcheviks, La faillite du communisme d’État, Spartacus, 1998 [1921], p. 60. Selon ce dernier, c’est « employer vraiment une logique tout à fait particulière que d’affirmer la nécessité de l’État aussi longtemps que les classes n’auront pas été supprimées. Comme si l’État n’avait pas toujours été lui-même générateur de nouvelles classes, comme s’il n’incarnait pas, précisément et par essence, la perpétuation des différences de classes » (ibid., p. 64). Rocker ajoute que « l’appareil du pouvoir d’État ne peut que créer de nouveaux privilèges et protéger les anciens (…). Il n’est pas possible de transformer un organe d’oppression en un organe de libération des opprimés » (ibid., p. 65-66).

[13] Alain Bihr, Les rapports sociaux de classe, op. cit., p. 82.

[14] Ibid., p. 82-83. On pourrait peut-être ajouter que la fonction de l’Etat est aussi de garantir la défense du territoire. Donc ce dernier ne doit pas simplement tenir compte des conflits d’intérêt au niveau national, mais également au niveau mondial (rapports de force au niveau international, actuellement l’impérialisme américain et l’Union européenne).

[15] Ibid., p. 84.

[16] Ibid., p. 89.

[17] Alain Bihr rappelle que l’Etat est également l’armature et le ciment du « bloc hégémonique ». Reprenant l’idée de Gramsci, par « bloc hégémonique », il entend « le bloc social qui assure l’hégémonie de la classe dominante : sa capacité à obtenir le consentement des classes dominées à sa propre direction – ce consentement fût-il purement passif, fondé sur la résignation de ces classes à leur domination » (ibid., p. 85) Pour assurer cette hégémonie, la bourgeoisie a construit « un système de rapports d’alliances, de subordination, de concession, avec certaines classes, fractions ou couches dominées. Par ce biais, ces dernières se font les défenseurs des intérêts de la classe dominante au sein de l’ensemble de la société, élargissant d’autant l’assise sociale de son pouvoir politique, notamment sur le plan électoral, tandis que le restant des classes, fractions ou couches dominées se trouvent isolées voire neutralisées, en tout cas affaiblies dans leur capacité conflictuelle » (ibid., p. 85). Les fractions alliées à la classe dominante peuvent ainsi occuper « deux positions privilégiées au sein de l’Etat : celle de classe (ou fraction) régnante (…) ; celle de classe (ou de fraction) tenant de l’appareil d’Etat » (ibid., p. 86), qui en occupe le « sommet » (hauts fonctionnaires civils, militaires ou religieux). Les autres fractions du bloc hégémonique occupent des positions « subalternes ». On pourrait dire que l’on participe tous d’une manière ou d’une autre à la reproduction de la société (en allant au travail, en payant nos impôts, etc.), mais les membres du bloc hégémonique le font plus activement (et en tirent directement des bénéfices) …

[18] Ibid., p. 88.

[19] Pierre Bourdieu, Sur l’Etat (Raisons d’agir & Seuil, 2012).

[20] On pourra regarder le très bon documentaire en deux parties Opération Correa (2015-2016) de Pierre Carles.

[21] Franck Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Raisons d’agir, 2022, p. 110-111.

[22] Ibid., p. 615-616.

[23] On observe aussi ce travail de « co-construction » pour les Scop : « Ces enclaves de vie partagée ont besoin d’Etat, en serait-ce que, comme le soulignait Durkheim, pour protéger l’individu des risques de tyrannie et d’arbitraire des rapports interpersonnels inhérents aux petites sociétés et aux groupes professionnels. Les Scop sont intrinsèquement liées à la puissance publique. L’appui des instances étatiques est central pour comprendre la réussite des reprises d’entreprises en coopératives, dont on a vu qu’elles dépendent étroitement des contextes politiques locaux et nationaux. (…) Au-delà, le capital symbolique propre des Scop, avec tous les avantages matériels et sociaux qui lui sont associés, ne vaut que tant qu’il est garanti par l’Etat. Ce sont les législateurs et les services administratifs qui identifient, reconnaissent et apprécient ces entreprises  » (Anne Catherine Wagner, Coopérer, op. cit., p. 319).

[24] Et, parfois, « les étapes que vous devez poursuivre pour provoquer des changements requièrent de pousser les choses jusqu’à la lutte révolutionnaire violente » (Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir, Tome II, Eden, 2006, p. 151).

[25] Noam Chomsky, Le pouvoir mis à nu, Écosociété, 2002, p. 41.

[26] Noam Chomsky, Perspectives politiques, Le Mot et le reste, 2007, p. 124.

[27] Ibid., p. 125-126.

[28] Noam Chomsky, Le pouvoir mis à nu, op. cit., p. 46.

[29] Noam Chomsky, Perspectives politiques, op. cit., p. 167.

[30] Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir, Tome III, Eden, 2006, p. 215.

[31] Accardo parle à ce sujet d’imposture réformiste : « De toutes les impostures dont souffrent les démocraties occidentales, l’affirmation des vertus du réformisme, dont les partis sociaux-démocrates et travaillistes se sont faits les principaux champions, est certainement l’une des pires. L’imposture consiste en l’occurrence à présenter comme la voie du progrès ce qui est en réalité un moyen de refuser un véritable progrès de la démocratie ou de le différer indéfiniment » (Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. La moyennisation de la société, Marseille, Agone, 2009 [2003], p. 119).

[32] Nicolas Da Silva, La bataille de la sécu. Une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022, p. 87.

[33] Ibid., p. 88.

[34] Ibid., p. 92. « Dans le contrat qui se joue entre l’Etat et la nation armée, la nation est assujettie au paiement de l’impôt du sang, mais à la condition de la protection que l’Etat s’engage à lui accorder pour sa sauvegarde sanitaire » (A. Rasmussen, cité par Nicolas Da Silva, in ibid., p. 92). Et « pour se prémunir des désordres sociaux, l’Etat doit devenir social et assumer la nouvelle solidarité issue de la guerre. Il doit à ses citoyens la contrepartie de l’impôt du sang » (ibid., p. 96).

[35] Ibid., p. 244.

[36] Ibid., p. 261-262.

[37] Ibid., p. 264.

[38] On sait aussi que la guerre permet de renforcer l’ordre établi en affaiblissant la lutte des classes (au nom de l’union sacrée). On l’a vu à l’occasion de la Première guerre mondiale : la classe dominante a vu dans cette guerre un moyen de défendre ses intérêts à la fois au niveau mondial (c’est un affrontement entre puissances impérialistes) et au niveau intérieur, en stoppant le mouvement ouvrier révolutionnaire (lire à ce propos Jacques Pauwels, 1914-1918, La grande guerre des classes [Delga, 2016]).

[39] Nicolas Da Silva, La bataille de la sécu, op. cit., p. 264.

[40] Alors qu’en 2019, il « n’y avait pas d’argent magique », tout à coup, grâce à la guerre contre le virus, on aide financièrement l’hôpital qui a obtenu temporairement « de nouveaux droits et des financements plus importants » : « Il semble néanmoins que ce n’est que lorsqu’ils voient trembler les fondements de leur société que les tenants de l’ordre établi sont prêts à des concessions ou contraints de reculer. (…) Aux yeux de l’Etat, la cause ayant disparu (la peur des effets dévastateurs de la pandémie), la conséquence disparaît aussi (la politique ambitieuse pour le système de soin) » (ibid., p. 268).

[41] Nicolas Da Silva regrette d’ailleurs que « si la résistance à l’Etat s’est éveillée durant la pandémie, elle est restée trop marginale et désorganisée pour infléchir sa politique publique. L’Etat a été protecteur mais il a délaissé les catégories les plus précaires de la population, en particulier les jeunes et les bénéficiaires de minima sociaux. Les aides aux entreprises ont été versées sans qu’aucune contrepartie, comme des engagements sociaux et environnementaux, leur soit demandée et alors même que certaines d’entre elles bénéficiaient depuis des années d’avantages fiscaux et sociaux. En matière de politique de santé, le plus haut sommet de l’Etat a complètement monopolisé la prise de décision, le plus souvent au détriment des plus fragiles. La covid-19 a frappé de manière inégalitaire les populations les plus exploitées et rien n’a été fait contre cela » (ibid., p. 269).

[42] Les anarchistes nous mettent en garde : « Voter, pour les anarchistes, c’est choisir son maître et reconnaître implicitement par là son droit d’exister en tant que tel. Voter, c’est encore sanctionner une des modalités privilégiées par laquelle se maintiennent les institutions et les structures de pouvoir. Voter, c’est aussi prendre part à cette mystification dégradante et moralement infâme qui conduit nécessairement au mensonge, à la fourberie, à la duperie et qui garantit aux électeurs qu’ils seront trahis et trompés. Voter, enfin et surtout, c’est accepter l’habitude de la délégation et de l’abdication de son pouvoir » (Normand Baillargeon, L’ordre moins le pouvoir, op. cit., p. 59).

[43] La lutte contre le capitalisme doit se situer au niveau du travail car celui-ci est « l’unique source de création de richesse économique » : « C’est le travail qui permet de produire la valeur économique correspondant au salaire des salariés, mais aussi la valeur socialisée sous forme de cotisation. Cependant, la propriété lucrative donne le droit à quelques-uns de ponctionner et de disposer d’une partie de cette valeur. Autrement dit, la propriété lucrative donne le droit à quelques uns de s’approprier une partie du fruit du travail de tous les autres, pour décider seuls des moyens et des fins de la production. L’affrontement a donc lieu entre le salaire, cotisation sociale comprise, et le profit ponctionné sur le travail au nom de la propriété lucrative. Or, cet enjeu a été oublié depuis trente ans, car lui a été substitué celui de l’emploi, qui enferme la production de valeur économique dans une logique marchande, subordonnée à un employeur et à travers lui, au pouvoir grandissant des actionnaires » (en ligne : www.reseau-salariat.info/brochures/c816e944574e2433044fa465bae47423/).

[44] Précisons qu’il le faudra bien un jour pour appliquer entièrement le « programme » de Bernard Friot et basculer dans une société véritablement communiste ou socialiste. En effet, Friot propose la propriété sociale des moyens de production et l’autogestion, il faut également une « planification démocratique » pour les productions que l’on ne peut gérer que collectivement (par l’ensemble de la population), comme l’énergie, les transports en commun ou la poste. A cet égard, il faudrait dès maintenant s’interroger sur la gestion collective et démocratique de la cité (élection, tirage au sort, etc.), ce que ne fait pas Friot (cela ne relève pas de sa compétence).

[45] On voit même qu’au sein des Scop, la gestion n’est pas aussi démocratique qu’on le pense. Certains coopérateurs ne participent pas aux prises de décisions : « Les coopérateurs et coopératrices ne partagent pas tous l’illusio démocratique. Nombreux sont ceux, notamment à la production, qui estiment inutiles les consultations organisées par les instances coopératives. Peu portés, du fait de leur position professionnelle, à se plonger dans les questions financières ou stratégiques, ils se désintéressent de problèmes qui leur semblent coupés de leur réalité économique. On peut interpréter ces rapports différents aux instances délibératives comme une sorte de division du travail de participation » (Anne Catherine Wagner, Coopérer. Les Scop et la fabrique de l’intérêt collectif, CNRS, 2022, p. 250-251).

[46] Lire à ce propos la section 6.3 (« s’inspirer du déjà-là libertaire ») de Laurent Denave, Combattre la domination. De la démystification à l’émancipation, manuscrit inédit (disponible sur z-library).

[47] Bernard Friot, Un désir de communisme, op. cit., p.144.

[48] Ibid., p. 145. Friot dit qu’un « Etat communiste serait un « Etat dans lequel les citoyens (et non l’appareil d’Etat) assument les fonctions macro-économiques » ce qui réduirait l’appareil d’Etat à presque rien.

[49] Bernard Friot, « préface », in Nicolas Da Silva, La bataille de la sécu, op. cit., p. 9.

[50] Ibid., p. 11.

[51] On pourrait se demander s’il n’y avait pas une forme d’Etat dans la Commune, qui ne mobilisait pas tous les Parisiens, les Communards ayant le monopole de la violence légitime au niveau local, ce qui n’est rien d’autre qu’un petit Etat en guerre contre l’Etat français de l’époque. On pourrait faire la même remarque pour la Résistance, organisation verticale et hiérarchisée, qui s’impose par la violence, un Etat dans l’Etat donc…

[52] On retrouve ici le « paradoxe » mentionné par Bourdieu : « seule une instance centrale peut combattre efficacement la centralisation. Ce qui pose un autre problème : comment dans un système où tout est décidé par des gens qui, pour la plupart, sont nés dans un rayon d’un kilomètre autour du septième arrondissement parisien, trouver la force sociale qui puisse servir une action centrale de décentralisation ? » (Pierre Bourdieu, Interventions (1961-2001), Agone, 2002, p. 207). Ce paradoxe laisse espérer la possibilité de « réinventer le rôle de l’Etat » qui se donnerait notamment pour tâche d’imposer l’autogestion des services publics et leur coordination au niveau national, c’est ce que Friot désigne par « Etat communiste », un Etat réduit à peu de fonctions autoritaires et centralisées.

[53] Ibid., p. 15-16.

[54] Ibid., p. 20.

[55] Le fait de refuser cette question de la violence contre-révolutionnaire et des moyens de se défendre me semble d’une grande irresponsabilité ou naïveté : nos adversaires ont moins de scrupules et ils seront prêts à détruire tout ce que l’on pourrait construire patiemment et pacifiquement…


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire