mardi 8 juillet 2025

Anticor & Branco contre la corruption d'un système... fondamentalement injuste !

La chasse à la "corruption" est au cœur de Résister à la corruption (Eric Alt et Elise van Beneden, 2022) et Crépuscule (Juan Branco, 2019), deux ouvrages qui présentent le même défaut : une critique superficielle du "système", géré aujourd'hui par des personnes "corrompues", un "système" pourtant fondamentalement inégalitaire et mortifère dès l'origine... En voici une petite lecture critique.

 

 

 

Le réformisme chimiquement pur : la chasse à la corruption

 

Dans un petit « tract », Eric Alt (Magistrat) et Elise van Beneden (avocate), tous deux membres d’Anticor (association qui lutte contre la corruption), nous invitent à « résister à la corruption », qui serait « l’ennemie jurée de la démocratie »[1]. Ils citent à ce propos le Conseil de l’Europe pour qui la corruption « est une menace pour la prééminence du droit, la démocratie et les droits de l’homme, sape les principes de bonne administration, d’équité et de justice sociale, fausse la concurrence, entrave le développement économique et met en danger la stabilité des institutions démocratiques et les fondements moraux de la société ». Il est savoureux de lire ce type de propagande venant d’une institution au fonctionnement antidémocratique, qui ose parler de « justice sociale » et de fondements « moraux » de notre société capitaliste (néolibérale) pourtant injuste et immorale par essence (une petite minorité s’enrichit au détriment du plus grand nombre et laisse mourir « les plus fragiles » pour reprendre leur vocabulaire condescendant). Si l’on comprend bien ces propos, il s’agit de défendre la bonne gestion d’une société mauvaise.

Eric Alt et Elise van Beneden se battent contre la corruption dont ils donnent une définition : « La corruption est définie comme l’action de soudoyer quelqu’un, de pervertir, d’altérer. C’est fondamentalement un abus qui implique un détournement du pouvoir confié à un responsable politique ou administratif à des fins personnelles. Dans un sens strictement juridique, la corruption est un délit commis par une autorité publique, une personne investie d’une mission de service public ou un élu qui sollicite ou agrée sans droit, directement ou indirectement, offres, promesses, dons, présents ou avantages pour accomplir un acte relevant de ses fonctions ou facilité par celles-ci ». La corruption saperait la confiance, ce qui alimenterait selon eux les discours « populistes » (« tous pourris »), alors que « nous savons que tous les élus ne sont pas pourris mais qu’au contraire l’immense majorité a l’éthique chevillée au corps et exerce ses fonctions dans des conditions laborieuses ». Il est fort possible que l’immense majorité des responsables politiques fassent leur travail comme on l’attend, travail qui consiste à exercer le pouvoir et donc reproduire l’ordre injuste dans lequel nous vivons (pour ne pas parler des politiques qui le rendent plus injuste encore). Ce n’est pas parce que notre bourreau exercera son métier avec sérieux et ne cèdera point à la corruption qu’il ne nous tranchera pas la tête pour autant…

Les responsables d’Anticor affirment que « nous sommes tous victimes » de la corruption, parce que celle-ci « a un coût, que nos impôts viennent compenser. Un rapport européen a évalué son coût à 120 milliards par an en France ». Il est certain que le non-respect de règles déjà injustes rend le système socio-économique plus injuste encore. Il s’agit certainement d’un facteur aggravant. Mais il ne faut pas inverser l’ordre de gravité : c’est le système lui-même qui pose problème avant toute chose. De fait, il est légal d’accumuler les richesses de façon illimitée (et donc d’exploiter les hommes et de détruire la nature), mais il s’agit d’une loi ignoble aux conséquences dramatiques… De plus, on peut se demander si la lutte contre les « abus » ne nous conduit pas à légitimer le système actuel. On nous dit que le but de l’organisation Anticor est « d’écarter de la vie publique les responsables politiques qui déméritent et de promouvoir une culture de l’exemplarité ». Ce genre de déclaration laisse craindre une moralisation de l’action politique et sa personnalisation (untel ne respecte pas les règles, c’est la pomme pourrie d’un joli panier). Autre déclaration qui va dans ce sens : « Nous sommes victimes parce qu’un Etat corrompu est un Etat défaillant, qui échoue à fournir des services publics de qualité et qui crée de nombreuses injustices ». Aucune réflexion ici à propos de cet instrument de coercition qu’est l’Etat (et le rôle central qu’il joue dans la reproduction d’un ordre injuste)… Plus loin, ils défendent que leur tract « pourrait donner [aux citoyens] quelques idées pour choisir des représentants qui ont la volonté sincère d’assainir le fonctionnement de nos institutions et de rendre aux citoyens un pouvoir qui leur a été confisqué ». Là on tombe vraiment dans un discours d’une grande naïveté, qui alimente la propagande officielle sur notre faux-semblant de démocratie et les objectifs un peu illusoires à défendre…



[1] Eric Alt et Elise van Beneden, Résister à la corruption, Gallimard (« Tracts »), 2022, p. 4. Citations suivantes, p. 4-8 et p. 19.

    

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Crépuscule, « pamphlet fascisant » ou critique superficielle du pouvoir ?

 

Après en avoir proposé une première version en accès libre sur Internet, Juan Branco publie en 2019 son livre Crépuscule, qui est un succès de librairie. Il s’est vendu à ce jour à plus de 150 000 exemplaires, et a été téléchargé gratuitement sur Internet plus d'un million de fois[1]. Evoquer le parcours personnel de quelques membres du gouvernement et leur accointances avec les riches, attire visiblement un large public et permet finalement de rapporter des sommes d’argent importantes à son auteur. Mais tout le monde n’a pas apprécié la lecture de cet ouvrage. Le philosophe Geoffroy de Lagasnerie affirme même que Crépuscule est un « pamphlet fascisant » :

 

« Il me semble tellement évident que son texte rassemble les éléments de langage constitutifs d’une perception fascisante du monde : phénomènes socio-politiques réduits à quelques personnes, élites corrompues, endogames et dégénérées, associées bien sûr au pourrissement et à des scandales sexuels, qui parasiteraient le pays et contre laquelle se soulèverait le peuple sain ("Le contre-jour du pouvoir, fait de coulisses et compromissions, corruptions et inféodations, de destins mobilisés pour arracher la France à ses destinées, apparaît pas à pas" ou encore les "jeux d’influence qui pourrissent le petit-Paris"). Aucune analyse structurale. Tout est réduit à quelques individualités transgressives et sans morale, prêtes à tout et à tout acheter et à qui il faudrait rappeler les règles traditionnelles de notre République... Tout est énoncé à travers un vocabulaire bien connu et clairement identifiable politiquement (l'extrême droite) de la tare morale, de la dégénérescence, de la pourriture, de la compromission, de la magouille, de la mafia... »[2].

 

Le philosophe enfonce le clou : « Si vous regardez les analyses de Sternhell sur le fascisme naïf, tout s’y trouve déjà : l’antilibéralisme, la critique des mœurs de la bourgeoisie, les médias manipulés, l’argent corrupteur. Ce méli-mélo indigeste est un classique des années 1930. J’ai bien conscience qu’il ne faut pas abuser de la comparaison avec le fascisme des années 1930. Mais il ne faut pas non plus s’en priver. Et là ce sont exactement les mêmes thèmes, les mêmes modes d’analyse, le même ton, mot pour mot, phrase pour phrase, qui sont employés dans les pamphlets d’extrême droite de cette période et dans le cas précis et donc ici comparaison est raison »[3]. Pour illustrer ses propos, Lagasnerie cite ces lignes de Juan Branco : « Alors que le peuple bruit, achevons cette fable par cette simple affirmation : ces êtres ne sont pas corrompus car ils sont la corruption. Les mécanismes de reproduction des élites et de l’entre-soi parisien, aristocratisation d’une bourgeoisie sans mérites, ont fondu notre pays jusqu’à en faire un repère à mièvres et arrogants, médiocres et malfaisants ». L’écrivaine Pascale Fautrier répond à la critique de Lagasnerie en affirmant ceci : « J. Branco n'est pas "fasciste" : il est un républicain bonapartiste - espèce politique la plus répandue depuis deux siècles. Il croit, et l'écrit noir sur blanc, à la "vertu" d'hommes providentiels républicains (et il s'identifie manifestement à cette position : il est jeune) »[4]. Elle souligne notamment le fait que Branco critique les capitalistes français (ce que ne faisaient pas les fascistes, financés par le grand Capital[5]). En effet, Crepuscule s’éloigne du pamphlet fascisant non seulement parce qu’il s'oppose au Capital français mais également parce qu’il ne désigne pas de bouc émissaire sur critères identitaires (francs-maçons, Juifs, musulmans, etc.).

Il serait donc exagéré de parler de « pamphlet fascisant », en revanche, on peut défendre que sa critique du pouvoir est superficielle. On est en droit d’être déçu à cet égard, étant donné l’ambition de son projet : en effet, lors d’une conférence, Juan Branco affirme que ce qu'il apporte, « c'est surtout l'expérience sociologique du système et ses effets économiques, comment ça se relie avec des choix de politiques économiques »[6]. Malheureusement, il ne nous donne pas les clefs de compréhension du monde bourgeois (comme le font les Pinçon-Charlot par exemple), son fonctionnement ordinaire, les logiques qui expliquent comment cette classe se reproduit depuis plusieurs siècles sans trop de difficultés. Branco ne critique pas le système lui-même, mais sa « décadence » récente (il parle de la « décadence du régime qui se voit à partir de 2015 »[7]), en termes de censure, corruption, copinage, etc. Ce qu’il observe est certainement vrai. Les comportements décrits traduisent possiblement une modification de la structure générale du champ du pouvoir, liée à un contexte socio-historique particulier : concentration des champs économique, politique et médiatique, autrefois plus autonomes, soumission croissante aux puissances externes comme les USA ou l’UE, concurrence internationale plus féroce, crise du système capitaliste mondial lui-même, etc. Mais l’absence d’une analyse structurale dans Crépuscule ne permet pas de bien comprendre cette évolution sociologique qu’il prétend pourtant décrire[8]. On pouvait d’ailleurs le craindre dès la lecture de la préface, rédigée par le journaliste Denis Robert :

 

« Juan Branco est un pirate et un insider. Il raconte, de l’intérieur, l’avènement d’Emmanuel Macron et des trentenaires qui l’entourent et l’encouragent. Tous ont le même profil : dents longues, ambition dévorante, pensée aseptisée et dénuée d’affect pour tout ce qui concerne le "peuple". L’idée même du peuple. Le mot est banni de leur vocabulaire. "Ils ne sont pas corrompus. Ils sont la corruption", écrit Juan avec affectation et un certain réalisme. À les voir travailler et communiquer, on peut lui donner raison. (…) Cette modernité constamment mise en avant évacue toute idée d’intérêt général et déifie l’absence de scrupules. Seuls comptent la marche en avant vers nulle part, la victoire individuelle, la Rolex à trente ans et le nouveau smartphone. On est ici dans la saga d’un gouvernement qui court pour ne pas tomber, qui cache des accords passés. À lire Branco, on déchiffre et on réalise la trahison. On la voit. C’est de cela qu’il s’agit. D’une perfidie. D’une tromperie sur la qualité de l’offre politique. Le président qui veut légiférer sur les fake news est lui-même le produit d’une immense fake news. Celle d’un jeune provincial supérieurement intelligent qui œuvrerait pour le bien de tous et se serait levé un matin en rêvant à son destin présidentiel. À lire Branco, l’histoire devient plus grise, intéressante, secrète, chaotique, compromettante. Et crépusculaire. Emmanuel Macron transparaît dans ce récit comme le produit d’une manipulation de l’opinion. Grâce au raisonnement mis en place, aux faits énoncés et sourcés, Emmanuel Macron, aussi brillant soit-il, est dévoilé comme le candidat d’un système oligarchique à bout de souffle qui avait intérêt à se trouver une vitrine et un storytelling sous peine de disparaître »[9].

 

On a tous les éléments de langage de la critique modérée (ou superficielle) du système : Macron et son « ambition dévorante » (quel homme de pouvoir n’est pas  dévoré par l’ambition ?), dénué d’affect pour le peuple et indifférent à « l’intérêt général » (un dominant ne sert-il pas en premier lieu les intérêts de sa classe ?), corrompu ou corrupteur (formule poétique mais incompréhensible de Branco qui relève d’une critique morale et non politique ou sociologique du pouvoir), « supérieurement intelligent » (idéologie du don), menteur (le mensonge a toujours été l’instrument du pouvoir[10]), produit « d’une manipulation de l’opinion » (parce que ses prédécesseurs ne manipulaient pas l’opinion ?)[11]. Denis Robert ajoute plus loin : « Jamais des politiques fiscales et économiques n’ont été autant construites, vendues et inventées pour bénéficier aux classes supérieures déjà si riches et dominantes »[12]. C’est visiblement la préoccupation première de Robert et Branco : l’excès d’enrichissement et de domination, pas l’inégalité en soi. La position de Branco est donc une forme de « populisme de gauche » caractérisée par une critique du système qui est plus morale que socio-économique : on dénonce la « corruption des élites » plutôt que l’exploitation. Enfin, Denis Robert conclut sa préface ainsi : « Crépuscule nous éclaire – c’est son paradoxe – sur la face obscure de ce pouvoir déliquescent. C’est d’abord un exercice de lucidité »[13]. Il nous éclaire peut-être sur la « face obscure » du pouvoir, mais en surface, pas en profondeur.

On est même parfois étonné à cet égard par la naïveté du texte de notre avocat activiste, comme dans ce passage : « Là où le fondement même de notre système démocratique a été atteint, la presse bourgeoise se contente de relever ce qui concerne seulement la plus explicite illégalité. Le mensonge, la manipulation, voire pire, la corruption légale, ne semblent intéresser que peu de journalistes, sans parler de la distorsion d’un espace démocratique toujours plus avarié »[14]. Branco, qui cible les médias dominants (qui mettent rarement en cause les intérêts de la classe dominante), souligne que ces derniers ne parlent que des actes illégaux de Macron et ses amis, et non ses agissements qui semblent immoraux par des voies légales… notre avocat semble donc s’étonner que les riches défendent leurs intérêts par tous les moyens possibles (légaux ou illégaux s’il le faut). Ils seraient bien bêtes de ne pas le faire ! Autrement dit, il dénonce l’usage qu’il juge immoral de la Loi, et non la Loi telle qu’elle s’impose à nous. On reste donc sur notre faim à propos d’un ouvrage que son auteur introduisait ainsi : « Tous les faits que je vais exposer ont été l’objet d’une enquête et vérifiés au détail près. Ils exposent un scandale démocratique majeur : la captation du pouvoir par une petite minorité, qui s’est ensuite assurée d’en redistribuer l’usufruit auprès des siens sans ne rien s’exiger ni s’imposer, en un détriment qui explique l’explosion de violence à laquelle nous avons assisté »[15]. Un « scandale démocratique » ? Le pouvoir (politique) n’est-il pas par essence monopolisé par une minorité ? Son rôle n’est-il pas d’assurer la reproduction d’un système d’exploitation et de captation des richesses ? Il est vrai que les descriptions détaillées des coulisses du monde politique permettent de ne pas gober sans sourciller la propagande officielle, de ne pas voir l’édifice politique tel qu’on voudrait qu’on le voit, et de ne pas accepter la légitimité du pouvoir actuel. Branco en montre une autre image, moins reluisante ou acceptable. Mais il nous montre uniquement ce qu’il y a dans les coulisses, pas la structure du théâtre lui-même et son fonctionnement ordinaire, qui devraient nous révolter autrement plus.



[1] Juan Branco, Luttes, Michel Laffon, 2022, p. 93.

[2] Geoffroy de Lagasnerie, « Crépuscule, pamphlet fascisant », blog Médiapart, 14 avril 2019 (en ligne).

[3] Idem.

[4] Réponse de Pascale Fautrier sur son blog Médiapart en ligne.

[5] Ce point est discutable, nombre de nazis se disant « anticapitalistes »…

[6] « Juan Branco et les Gilets jaunes au Centre dramatique national de Rouen », vidéo citée.

[7] Juan Branco, « Présentation de son livre Abattre l'ennemi », 22 février 2022 (en ligne).

[8] On pourrait donc reprocher à Branco de faire une simple « critique d’humeur », ce que reprochait Bourdieu à Karl Kraus (un écrivain autrement plus talentueux que Branco) : «  la faiblesse de Kraus – et de toute critique d’humeur -, c’est qu’il ne saisit pas très bien les structures ; il en voit les effets, il les montre du doigt, mais sans en saisir, le plus souvent, le principe. Or la critique des individus ne peut pas tenir lieu de critique des structures et des mécanismes – qui permet de convertir les mauvaises raisons d’humeur, bonne ou mauvaise, en raison raisonnée et critiquée de l’analyse. Cela dit, l’analyse des structures ne conduit pas à débarrasser les agents sociaux de leur liberté. Ils ont une toute petite liberté qui peut être accrue par la connaissance qu’ils peuvent acquérir des mécanismes dans lesquels ils sont pris » (Pierre Bourdieu, Interventions (1961-2001), Agone, 2002, p. 380).

[9] Juan Branco, Crépuscule, Au diable Vauvert, 2019, p. 15-16.

[10] Il parle aussi d’accords cachés : ce qui est toujours le cas, non ? Même à un niveau local, on renvoie l’ascenseur à ceux qui nous ont aidés à prendre le pouvoir…

[11] On apprend que Macron a des amis pas très fréquentables, Bernard Arnaud qui est « corrompu », Xavier Niel, un ancien proxénète, Mimi (Michèle Marchand), qui était liée au « milieu » et a fait de la prison pour trafic de drogue… Branco semble découvrir que les puissants sont copains avec les riches et sont liés à des personnes qui ne respectent pas la Loi et ne la respectent sans doute pas eux-mêmes… Quel scoop ! Faut-il rappeler toutes les actions illégales et immorales commises par les prédécesseurs de Macron, en particulier celles qui entrent dans le cadre de la Françafrique ou les assassinats à l’étranger (François Hollande s’est distingué à cet égard) ?

[12] Ibid., p. 19.

[13] Ibid., p. 20.

[14] Ibid., p. 179.

[15] Ibid., p. 21.













 

 

 

 

1 commentaire:

  1. Il me semble que JB a changé son discours et ne se considère plus comme l 'homme providentiel mais plutôt comme un appât.
    Qu'on se serve de lui et même qu on fasse sans lui, correspond plus au mouvement actuel dit les abeilles

    Mes amitiés.
    Patricia

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