Parution de mon livre La valeur des Beatles dont voici la 4e de couverture :
"Peut-on encore prendre le risque de déterminer la qualité, l’originalité
et la valeur politique des chansons du groupe le plus applaudi de
l’histoire du rock ? Tel est le projet de cet ouvrage qui esquisse une
évaluation de l’œuvre des Beatles, suivie d'une analyse sociologique de
la formation et de la carrière des membres du groupe. Cette analyse met
en lumière le lien entre la valeur de
leur production musicale et ses conditions de production. Sont ainsi
examinés l’apprentissage des deux compositeurs principaux du groupe
(Lennon et McCartney), le parcours du combattant pour se faire
connaître, leurs conditions de vie et de travail, les contributions
artistiques de leur producteur George Martin et de leurs compagnes, Yoko
Ono notamment. Il s’agit finalement de répondre aux questions suivantes
: la musique populaire, dans sa forme la plus réussie, et la musique
savante peuvent-elles être d’égale valeur ? L’œuvre des Beatles a-t-elle
marqué l’histoire de la musique occidentale ? Peut-on dire comme le
compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein : « Les Beatles sont
les Schubert de notre temps » ?"
Une belle critique par Bernard Gensane (https://blogs.mediapart.fr/bernard-gensane/blog/161116/laurent-denave-la-valeur-des-beatles-rennes-pur-2016) :
"
C’est peu dire que, vu l’immense bibliographie qui a été
consacrée aux Beatles – en groupe ou pris séparément, il n’est pas
simple, 54 ans après “Love Me Do”, d’offrir un travail original les
concernant. Mission accomplie par le sociologue Laurent Denave qui s’est
efforcé, au travers d’une rigoureuse étude, d’évaluer la « valeur » des
Beatles. Valeur esthétique, humaine, historique. Valeur marchande
également.
La démarche programmatique de l’auteur était très
engageante : « justifier la thèse d’un lien entre la valeur de la
production et les conditions de production, évaluer l’œuvre des Beatles,
comprendre comment ces créateurs ont pu produire une œuvre de cette
valeur, de cette qualité, de cette originalité ».
Le parti prix de l’auteur était de mettre en regard la musique
populaire et la musique savante, ce qu’on appelle plus communément la
musique classique. En s’arrimant longuement à l’exemple de la vie et de
l’œuvre de Schubert (Leonard Bernstein déclara dès 1964 que les Beatles
étaient les Schubert de notre temps), Denave explique de manière
exhaustive ce qui tombe sous les sens : la musique de Schubert n’est pas
meilleure que celle des Beatles mais elle est plus complexe, plus
développée. Car s’il y a fort à parier que, dans 100 ans, on écoutera
avec autant de plaisir “Yesterday” et “La jeune fille et la mort”, il
n’en reste pas moins que McCartney aurait été incapable de composer la
sonate n° 21 en si bémol majeur ou les impromptus – même s’il s’est
essayé avec un vrai succès à la musique dite classique – tandis que
Schubert a écrit cent fois des phrases musicales du niveau de
“Blackbird”.
Le répertoire des Beatles fut de grande valeur parce, avec
plein succès, ils ont voulu ne pas se répéter, innover toujours, se
remettre en question en temps que créateurs et individus (Lennon en
particulier). Des auteurs-compositeurs qui, en douze mois, furent
capables de produire l’album Help puis Rubber Soul avaient quelque chose de diaboliquement exceptionnel. Huit mois plus tard, Revolverremettrait les compteurs à zéro en innovant absolument. Moins d’un an plus tard surviendrait l’incomparable Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band,
grâce auquel les Beatles feraient quelques pas dans la musique savante.
Ceux qui, comme moi, ont eu la chance d’être adolescents et d’apprendre
l’anglais de manière vivante lorsque sortirent “Please Please Me” et
“She Loves You”, furent sidérés à chaque commercialisation de
leurs nouveaux disques, tout comme fut sidérée Ella Fitzgerald
lorsqu’elle se jeta, pour l’enregistrer, sur “Can’t Buy Me Love” que le
jeune McCartney avait écrit en une heure dans une chambre d’hôtel à
Paris (avec cette ébouriffante élision du sujet du verbe dans le titre).
Chaque nouveau disque était de l’inouï et de l’impensé. Il faut dire
que l’air du temps était au foisonnement talentueux. Toutes les fois
que les Rolling Stones, le Dave Clark Five, les Who, Donovan, sans
parler de Dylan, des Beach Boys ou des Byrds, produisaient un disque, on
avait droit à un nouvel univers musical, à un nouveau langage qui
éclipsaient ou faisaient oublier ce qui avait précédé. Denave explique
avec justesse que, même si la composition des chansons des Beatles fut
le plus souvent personnelle, chaque membre du groupe avait besoin des
autres pour être au sommet de son art. Après la séparation,
on verra Lennon s’appuyer sur Yoko Ono et McCartney créer et jouer
presque systématiquement en groupe. De l’avis de leur producteur et
arrangeur George Martin, s’ils ne s’étaient pas rencontrés, Lennon
aurait composé des chansons protestataires à la Dylan et McCartney de
jolies mélodies sans acidité.
Rapidement, les Beatles furent milliardaires. Denave revient en
détail sur ce que cela signifia. Au plan musical, la liberté totale de
pouvoir imposer leurs conceptions, leurs exigences à leur maison de
disque (EMI, à l’époque la plus importante au monde) et même à George
Martin, praticien de la musique savante à qui ils devaient tout de même
beaucoup. L’album Please Please Me avait été enregistré en douze heures. Pour Sgt Pepper's,
les Beatles allaient monopoliser des studios d’Abbey Road pendant 700
heures, durant quatre mois, le plus souvent la nuit. Ils purent même
enjoindre aux musiciens savants d’un demi orchestre symphonique de jouer
avec un nez de clown lors de l’enregistrement de “A Day in the Life ”.
Pour détendre l’atmosphère, prétendirent-ils. Denave étudie dans le
détail les conditions matérielles de vie et de travail des Beatles.
McCartney qui trouve un havre ultra bourgeois chez l’actrice Jane Asher et ses parents.
Lennon, qui impose à sa femme Cynthia, tout aussi douée que lui en art
pictural, de cesser d’étudier et de l’attendre sagement à la maison (la
machisme des quatre Beatles n’était pas que structurel). Harrison,
auteur de la chanson la plus poujadiste de la décennie (“Taxman”) qui
s’achète – car le fisc ne lui a tout de même pas tout pris – un manoir
gothique de 120 pièces dans un parc de 25 hectares à Henley, ville
tranquille et bien bourgeoise de l'Oxfordshire. Les quatre Beatles, qui
font poireauter pendant des heures les techniciens des studios avec
lesquels ils ne partagent jamais un repas. Un groupe qui n’a guère
chanté contre la guerre au Vietnam (ils protestèrent mezzo vocce),
pour l’émancipation des Noirs aux États-Unis ou à propos de la
condition ouvrière britannique qu'ils connaissaient pourtant d'assez
près. Á sa mort, Harrison lèguera 100 millions de livres. La fortune de
McCartney s’élève aujourd'hui à au moins un milliard d’euros, nettement
plus que celle de “Her Majesty”, la « pretty nice girl » de la chanson. C’est cela aussi, la valeur des Beatles.
Mais revenons à l’œuvre. Denave a beau dire, après d’autres,
que les morceaux des six premiers disques ne présentent pas
d’originalité majeure par rapport à ce qui a précédé et aux productions
contemporaines, cela n’explique pas le succès foudroyant et planétaire
de “I Want to Hold your Hand” (avec des paroles qui, objectivement,
frôlent la débilité), de la chanson “A Hard Days’Night”, dont l’accord
introductif ne peut pas être repris autrement qu’avec la partition
(essayez, vous verrez), “Help”, où les accompagnants chantent à front
renversé en précédant le soliste, “Yesterday” dont Ray Charles fit une
inquiétante complainte et Marianne Faithfull une pavane élisabéthaine.
Lennon expliqua un jour leur immense succès de manière très simple, sans
même mettre en avant leur sens exceptionnel de la mélodie : « nous
faisons une musique adéquate ». En une époque donnée, ils offrirent à un
public donné ce qu’il voulait, sans le savoir ou en le sachant. Comment
expliquer autrement la Beatlemania, peu présente dans ce livre alors que ce fut bien autre chose qu’une excitation, un défoulement irrationnels ?
Puis vinrent les innovations multiples que l’auteur décortique
en détail. L’utilisation, jamais sans raison, d’instruments multiples et
variés : une cloche de vache, un mellotron, un sitar, un synthétiseur
Moog ; des fins de chansons en crescendo ; des éléments sonores
non musicaux ; des chansons qu’on croyait finies repartant dans une
toute autre direction ; l’abandon des structures harmoniques classiques
du rock and roll. Denave cite par exemple “Hey Jude” (l’une des trois ou
quatre chansons du XXe siècle) : il y a bien sûr cette fin de quatre
minutes qui n’en finit pas, mais aussi « des contrastes entre grands
sauts et mouvements progressifs, sons prolongés et successions de notes
rapides, diction syllabique ou mélismatique et tension (« don’t make it bad ») avant résolution (« make it better »).
Et puis un instinct supérieur dans les paroles qui font que cette
chanson n’est pas ce qu’elle est. Paul écrit « the movement you need is
on your shoulder » (le mouvement dont tu as besoin est sur ton épaule).
Dans la vraie vie, cela ne signifie rien et Paul veut, par sagesse,
supprimer cette phrase. John intervient : « garde là, je sais ce que
cela signifie, c’est génial ».
Il y a également cette aptitude consommée à raconter une
histoire, quand le thème de la chanson, les paroles et la musique sont
en parfaite harmonie. Denave reprend une analyse du musicologue Walter
Everett (The Beatles as Musicians : Revolver through the Anthology) : « Prenons
“I’m only Sleeping”. Dans la première partie du couplet, lorsque le
personnage se réveille (« When I wake up in the morning, Lift my head
I’m still yawning ») la progression harmonique évolue franchement du
premier au cinquième degré en passant par le troisième ; mais dans la
seconde partie, il se ravise et reste au lit (« When I’m in the middle
of a dream, Stay in bed, float up stream ») alors que la progression
harmonique revient au point de départ et reprend sa progression
initiale ». Les ruptures tonales déconcertent mais sont acceptées
(“Being for the Benefit of Mr Kite”, “Happiness is a Warm Gun”). Les
changements de tempo sont de plus en plus déroutants (“A Day in the
Life”, “She Said She Said”). Leur ingénieur du son Geoff Emerick (Here, There and Everywhere. My Life Recording the Music of the Beatles)
fera des merveilles (“Tomorrow Never Knows”). Plus que jamais avec les
Beatles, les chansons sont des œuvres-enregistrements, des œuvres qui
n’existent qu’en tant qu’enregistrements. Le mixage constitue finalement
l’œuvre (Roger Pouivet, Philosophie du rock). Autrement dit, le son est la chanson. Le medium est le message
L’auteur analyse un paradoxe socio-politique important : c’est
au moment où il s’enfonce dans la crise économique, où, comme l’avait
observé Dean Acheson, il « a perdu un empire sans avoir retrouvé un
rôle », où il emprunte au FMI pour boucler ses fins de mois (ce que
jamais une grande puissance n'avait fait), que le Royaume Uni explose à
la face du monde avec les Beatles, Carnaby Street, un cinéma renouvelé.
C’est pourquoi la reine, sur proposition du gouvernement travailliste,
décore les Beatles car ils ont permis à cette île déclinante de dominer
le monde culturellement.
La « valeur » de cet ouvrage est grande. Il s’agit d’un texte
très documenté qui offre des réflexions innovantes. Pour une prochaine
édition, il faudra faire attention à quelques anglicismes ou calques de
l’anglais : « George Martin défend que » (« contends that »),
l'insupportable « dédié » (dedicated), « 300 000 copies » (exemplaires).
Je signalerai enfin que le père de George Harrison n’était pas
conducteur de bus mais conductor, c’est-à-dire contrôleur, ce qui le situait à l’époque au plus bas de l’échelle sociale.
"
Je remercie M. Gensane pour ses informations complémentaires mais également pour m'avoir signalé une petite erreur : le père de George Harrison est bien contrôleur de bus (et non chauffeur comme je l'ai écrit !).
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