samedi 28 février 2015

Brève histoire de la chanson protestataire aux États-Unis



La production de musique contestataire au sein des classes populaires est très courante. Les grèves et les manifestations par exemple sont systématiquement accompagnées de chants. Alors que la chanson protestataire populaire est le fait de musiciens amateurs, appartenant souvent à la classe ouvrière et ne tirant nullement profit de leurs chansons, la chanson protestataire pop (protest song) est produite au contraire par des musiciens professionnels, rarement issus des classes populaires. La professionnalisation de la chanson protestataire commence véritablement dans les années 1940-1950, même s’il y a eu quelques précédents comme la Famille Hutchinson au XIXe siècle et Woody Guthrie dans les années 1930-1940. Avant d’évoquer ces professionnels de la chanson protestataire, nous allons retracer l’histoire de la pratique populaire de l’écriture de chansons politiques.


1 La chanson protestataire populaire

1.1 Premières luttes & premières chansons protestataires

La chanson protestataire a une longue histoire qui remonte à l’époque coloniale et aux premières luttes sociales. Dès le XVIIIe siècle, aux États-Unis, les travailleurs libres ont mené des actions politiques (il y a eu plusieurs grèves avant les années 1770) et se sont organisés collectivement. Ils composent les premières chansons protestataires (Foner, 1975, p. 1-3). Certaines organisations de travailleurs qui militaient pour défendre leurs intérêts se transforment en syndicats. Le premier est fondé en 1791 à Philadelphie par les fabricants de chaussures (la Federal Society of Journeymen Cordwainers of Philadelphia), un syndicat qui existera pendant quinze ans. La première chanson produite par ce syndicat, « Address to the Journeymen Cordwainers L. B. of Philadelphia » (John McIlvaine, date inconnue), a pour fonction de recruter de nouveaux membres (Ibid., p. 11).
D’autres syndicats sont fondés dans les années suivantes et tentent de se maintenir malgré la forte réaction du patronat et des gouvernants. Ceux qui ont réussi à se maintenir ne survivront pas à la dépression économique de 1819-1822 : le chômage augmente très fortement et les travailleurs ne sont plus en position de défendre l’amélioration de leurs conditions de travail. Après la fin de la dépression économique, le syndicalisme se développe à nouveau. Et dans les années 1820-1830, on trouve des organisations syndicales dans de multiples corps de métiers un peu partout dans le pays. Ces organisations publient leurs propres journaux (on en trouve des dizaines dès la fin des années 1820) dans lesquels sont insérées régulièrement des chansons, dont une grande partie sont écrites spécialement pour ces journaux (Ibid., p. 17). 
À nouveau, en 1837, une crise économique ruine les efforts des organisations syndicales. Un tiers des travailleurs est au chômage. La plupart des syndicats disparaissent. Chaque crise est utilisée par les patrons pour réduire toute résistance, la menace du chômage suffit. Après la crise de 1837, les syndicats vont lentement renaître de leurs cendres. On recommence à publier des journaux ouvriers, à l’exemple de Voice of Industry (publié dès 1845) qui soutient les organisations syndicales créées dans les usines (depuis les années 1840) et publie les chansons de John G. Whittier, James Lowell, William C. Bryant et tous les auteurs défendant la cause ouvrière.
L’une des luttes sociales les plus importantes des années 1840-1850 est celle pour la journée de travail de dix heures. Grâce aux luttes menées durant ces années, le temps de travail diminue pour beaucoup et, à partir de 1860, la journée de dix heures sera la norme dans de nombreux secteurs du monde du travail[1]. Dans les années 1850, le nombre de syndicats augmente : huit des dix plus grands syndicats (exclusivement blancs[2]) naissent entre 1853 et 1860. Ceci malgré la crise de 1857 qui réduit à néant la plupart des syndicats locaux établis avant cette date. Durant cette crise, un mouvement se constitue pour réclamer auprès des pouvoirs publics des protections pour les chômeurs et pour s’opposer à la décision de nombre de patrons de diminuer les salaires en raison de la crise. Ce mouvement est encouragé par des chansons comme « Lines on the Reduction of Pay » (anonyme, 1858) (Ibid., p. 70).

1.2 L’âge d’or de la chanson protestataire populaire (1866-1896)

Lorsque la guerre de Sécession éclate en 1861, les syndicats perdent une grande partie de leurs membres qui s’engagent dans l’armée : environ un travailleur sur deux est mobilisé. Ceux qui restent dans la vie civile s’engagent à partir de 1863 dans une autre sorte de lutte : la lutte sociale. Le nombre d’organisations syndicales locales augmente très fortement de la fin de l’année 1863 à la fin de l’année 1864. Après la guerre, les activités syndicales ne diminuent pas, et en 1866 est créée la première fédération nationale des travailleurs : la National Labor Union (NLU). Jusqu’à cette date ne s’étaient constitués que des syndicats locaux dont les revendications étaient locales et limitées à une branche d’industrie. La création d’un syndicat national est une grande nouveauté, même si sa durée de vie est assez courte (la NLU disparaît en 1873). De plus, le nombre de journaux ouvriers, où il est toujours possible de publier des chansons, augmente dans les années 1860. Après la fin de la guerre, trois journaux dominent cette presse populaire : le Fincher’s Trades’ Review de Philadelphie, le Boston Daily Evening Voice et le Workingman’s Advocate de Chicago. De nombreuses chansons sont écrites spécialement pour ces journaux (Ibid., p. 97-98). Si la plupart des auteurs n’écrivent qu’une ou deux chansons, certains en écrivent beaucoup plus, à l’instar de B. M. Lawrence, Robert W. Hume et Karl Reuber (Ibid., p. 115). Le nom de ces auteurs est relativement connu, mais une grande partie des nouvelles chansons sont encore écrites anonymement, à l’exemple de « An Old Song » (anonyme, publiée dans l’American Workman en 1869 mais dont la date de composition serait antérieure).
Comme les crises de 1819, 1837 et 1857, la longue dépression de 1873-1879 a des effets catastrophiques sur les organisations syndicales : plusieurs disparaissent et toutes perdent un grand nombre de leurs membres. Après cette dépression, l’activité syndicale se développe à nouveau. À la fin des années 1870 et au début des années 1880, deux syndicats s’imposent au niveau national : les Knights of Labor (« Chevaliers du Travail ») et l’American Federation of Labor. Les Knights of Labor, syndicat fondé en 1869, acceptent tout le monde, sans distinction de genre, de « couleur » (les Noirs sont les bienvenus), de nationalité, de religion et d’appartenance politique. Nulle autre organisation n’a autant produit de chansons (certaines portent tout simplement le titre « Knights of Labor »). Ces chansons sont publiées dans le journal de l’organisation, le Journal of United Labor, ou sous la forme d’un recueil intitulé Labor’s Reform Songster (1892). Les chansons des Knights of Labor seront très populaires aux États-Unis pendant l’existence de l’organisation et bien après sa disparition (fin des années 1880) (Ibid., p. 161). L’American Federation of Labor (fondée en 1881), une organisation plus conservatrice, aura une durée de vie beaucoup plus longue que celle des Knights of Labor, et dominera le monde du travail pendant un demi-siècle. Mais ce syndicat ne s’intéressera pas autant à la chanson que les Knights of Labor. Son journal officiel, l’American Federationist, en publiera toutefois quelques-unes comme « Stick to Your Union » (Thomas West, 1899) ou « Labor’s Marseillaise » (anonyme, 1900).
Le thème qui a inspiré le plus de chansons protestataires durant tout le XIXe siècle est la diminution du temps de travail (Ibid., p. 216) : le mouvement visant à abaisser la limite quotidienne à dix heures (années 1840-1850) puis, à partir de la fin de la guerre de Sécession, celui visant à abaisser la limite du temps de travail à huit heures par jour. « Eight Hours » (texte de I. G. Blanchard, musique de Jesse H. Jones), qui est publiée par le Labord Standard en 1878, devient l’hymne du mouvement pour la journée de huit heures (Ibid., p. 224). Un mouvement qui dure jusqu’à la fin du XIXe siècle, malgré la réaction de la classe dominante après l’affaire de Haymarket (un attentat à Chicago est le prétexte à une violente répression policière) en 1886 et la Dépression de 1893 à 1897 qui affaiblit à nouveau les mouvements contestataires et les syndicats. On écrit également dans les années 1890 bon nombre de chansons pour d’autres mobilisations politiques importantes comme la formation de partis défendant les intérêts des travailleurs (les Labor Parties) ou le mouvement socialiste qui est très actif dans les années 1890 (Ibid., p. 315-325).

1.3 Le déclin de la chanson protestataire populaire au XXe siècle

Selon Clark Halker, l’« âge doré » (1865-1895) a été l’âge d’or de la chanson protestataire aux États-Unis (Halker, 1991, p. 2)[3]. Jamais on n’a écrit autant de chansons durant toute l’histoire du pays que durant ces trente années. Et malgré quelques renaissances périodiques, la chanson protestataire décline depuis 1900 (Ibid., p. 194). L’histoire de la chanson protestataire suit l’évolution plus générale du déclin du mouvement ouvrier américain. Si le nombre de chansons protestataires diminue c’est d’abord parce que les occasions de les interpréter sont moins fréquentes : le nombre d’organisations syndicales (et de travailleurs syndiqués) diminue, il y a moins de réunions, de manifestations (défilés) ou d’autres occasions de chanter. Le nombre de journaux (ouvriers) dans lesquels il est possible de les publier s’est aussi considérablement réduit. Mais le déclin de la chanson, d’après Clark Halker, n’est pas simplement quantitatif, il est aussi qualitatif. Les idées défendues par les protestataires changent progressivement à partir de la fin du XIXe siècle : à l’exception de celles de quelques organisations comme l’IWW (cf. plus loin), elles perdent de leur radicalité. Le déclin de la chanson protestataire est lié par ailleurs à la naissance des industries culturelles et l’émergence d’une culture pop. Cette production est autant consommée par les classes moyennes que par les classes populaires. Les ouvriers s’intéressent aux chansons de variété (diffusées à la radio ou sur le disque) et aux spectacles commerciaux (cinéma). Ces productions sont très rarement critiques vis-à-vis de l’ordre dominant. De plus, ces productions commerciales servent de modèle pour nombre de nouvelles chansons ouvrières. Par exemple, le thème de la chanson pop « After the Ball » (Charles Harris, 1892) est repris pour la chanson « After the Strike » (Joseph Siemer, 1894). On imite la musique, ce qui n’est pas nouveau, le détournement de mélodies connues est une pratique qui a dominé l’histoire de la chanson protestataire. Mais ce qui est préoccupant, c’est que l’on s’inspire des thèmes traités dans la chanson pop à savoir, le plus souvent, des histoires d’amour. On publie ainsi dans les journaux ouvriers, dès les années 1880 mais surtout à partir des années 1890, des centaines de chansons sentimentales qui sont finalement de mauvais plagiats des chansons produites par Tin Pan Alley (Ibid., p. 199-203). Il est certain que l’on compose encore, tout au long du XXe siècle, des chansons clairement protestataires dans le milieu ouvrier, mais pas à une échelle comparable à ce qui s’est fait au XIXe siècle.

1.4 Les chansons du syndicat IWW & de la Grande Dépression

L’histoire de la chanson protestataire populaire au XXe siècle est donc marquée globalement par un certain déclin. Il y a toutefois des renaissances ponctuelles, en particulier dans les années 1905-1917, grâce aux activités du syndicat Industrial Workers of the World (IWW) et durant la Grande Dépression (années 1930). Le syndicat IWW, créé en 1905, est un syndicat révolutionnaire, rassemblant travailleurs blancs et noirs, qualifiés ou non. Il connaît un grand succès jusqu’en 1917, période qui correspond plus globalement à un nouvel essor du mouvement ouvrier américain[4]. Ce syndicat produit un très grand nombre de chansons protestataires. Plusieurs de ses membres (que l’on appelle « wobblies ») deviennent célèbres à l’instar de Ralph Chaplin (1887-1961), auteur de « Solidarity Forever » (1914-1915) qui est peut-être la chanson ouvrière la plus connue après « L’internationale », et surtout Joe Hill.

Joe Hill

Joe Hill (1879-1915) est né Joel Emmanuel Hägglund en Suède. Il est issu d’une famille nombreuse (neuf enfants) et pauvre (son père est conducteur de train). Il émigre avec son frère aîné aux États-Unis et voyage à travers le pays en vivant d’emplois les plus divers. Il semble avoir adhéré au syndicat IWW vers 1910. Pendant cinq ans, il est très actif au sein de ce syndicat. En 1915, il est accusé injustement de meurtre et exécuté. Après sa mort, Joe Hill est devenu une sorte de mythe et « beaucoup de ses chansons sont devenues de véritables classiques de la culture populaire, connues d’innombrables travailleurs, fréquemment reprises au cours des rassemblements syndicaux ou de manifestations contre la guerre à travers toute l’Amérique du Nord et ailleurs » (Rosemont, 2008, p. 9). Ses chansons sont publiées par l’IWW dans le Little Red Song Book (première édition en 1908) qui serait selon Franklin Rosemont « la publication ouvrière américaine la plus diffusée de tous les temps » (Ibid., p. 62). Le Little Red Song Book est publié à 50 000 exemplaires par an en moyenne au milieu des années 1910 ; à 100 000 exemplaires en 1917 (Ibid., p. 420). Parmi les chansons de Joe Hill (publiées dans les différentes éditions du Little Red Song Book entre 1911 et 1915), les plus connues sont « The Preacher and the Slave » (connue aussi sous le titre « Long-Haired Preachers » ou « Pie in the Sky »), chanson la plus célèbre de Joe Hill (qui a écrit les paroles sur l’air du cantique « In the Sweet Bye »), « Casey Jones, the Union Scab », « Everybody’s Joining It », « There Is Power in a Union » (sur l’air de gospel « There Is Power in the Blood »). La plus grande partie des chansons de Joe Hill, comme la plupart de celles des songwriters de l’IWW, reprend des airs connus, auxquels sont ajoutés des textes originaux.

Les chansons de Joe Hill peuvent être qualifiées de « populaires » car elles sont produites par un membre des classes populaires à destination des classes populaires. Il faut bien distinguer ce qui est alors véritablement la chanson populaire de ce qui sera ensuite la chanson pop (que l’on appelle, improprement, « populaire ») : « Contrairement à ce que l’on appelle aujourd’hui "chanson populaire", la chanson traditionnelle wobbly ne faisait aucune distinction entre le chanteur et son public. Chanter était une affaire collective, quelque chose qu’on faisait avec d’autres fellow workers » (Ibid., p. 419). On chante les chansons de Hill et ses confrères pendant les grèves, les manifestations, lors des réunions et des congrès du syndicat, etc. Ces chansons ont une fonction avant tout sociale (ou politique) et non pas esthétique : « Pour les wobblies, comme pour la grande majorité des artistes populaires, l’esthétique n’était pas le principal objectif de leurs activités créatives. Ce qui importait, à leurs yeux, c’était l’information, la participation et l’affermissement de la solidarité du groupe » (Idem.).
L’entrée en guerre des États-Unis (en 1917) marque le début d’une répression féroce contre la gauche qui dure jusqu’en 1920. Dans les années 1920, le syndicat IWW s’affaiblit considérablement, comme tout le mouvement ouvrier en général. Non seulement à cause de la répression mais aussi parce que, l’économie s’améliorant, le patronat concède certaines améliorations des conditions de travail pour assurer la « paix sociale ». Les premières années de la Grande Dépression (1930-1932) accentuent la démobilisation de la classe ouvrière. Il y a ensuite une renaissance du mouvement ouvrier entre 1932 et 1939 : période durant laquelle le nombre de syndiqués passe de 3 millions à 9 millions (Zieger & Gall, 2002, p. 67). Durant ces années, si l’on ne produit sans doute pas autant de chansons protestataires qu’au XIXe siècle, on en produit tout de même encore beaucoup, notamment à l’occasion des grandes grèves que connaît le pays durant ces années. Timothy Lynch, dans son ouvrage sur les chansons produites durant trois grèves importantes (dans le textile à Gastonia en 1929, dans les mines à Harlan County en 1931-1932, et dans l’automobile à Flint en 1936-1937), explique que des douzaines de chansons ont été produites par les ouvriers lors de ces grèves (Lynch, 2001, p. 2).  Si certaines ont été publiées (notamment dans les journaux ouvriers comme le Daily Worker ou le United Automobile Worker) ou enregistrées, bon nombre n’ont pas subsisté. Certaines sont devenues des classiques de la chanson protestataire comme « Which Side Are You On ? » de Florence Reece et « Sit Down » de Maurice Sugar (Ibid., p. 9). Outre Florence Reece, femme de mineur qui écrit « Which Side Are You On ? » à l’occasion des grèves de 1931 à Harlan County (Kentucky), plusieurs femmes se sont distinguées dans la chanson protestataire, en particulier Ella May[5], qui écrit « Mill Mother’s Lament » à l’occasion de la grève de Gastonia (Caroline du Nord), et Aunt Molly Jackson.

Aunt Molly Jackson

Une grande partie des chansons de mineurs ont été écrites par des femmes, épouses ou filles de mineurs (Ibid., p. 50), comme Aunt Molly Jackson (1880-1960), née Mary Magdalene Garland, qui est la fille d’un mineur très engagé dans l’activité syndicale (cf. Romalis, 1999). La vie de Aunt Molly Jackson sera très loin d’être un long fleuve tranquille : elle grandit dans la pauvreté, sa mère meurt lorsqu’elle a 6 ans, elle se marie à l’âge de 14 ans avec un mineur et sera déjà mère de deux enfants à l’âge de 17 ans. Elle parvient tout de même à faire des études d’infirmière et devient sage-femme, un métier qu’elle exercera durant vingt-quatre ans jusqu’à son accident qui la rend paralysée en 1932. Mineur est un travail très éprouvant et très dangereux, Aunt Molly Jackson le sait bien : un accident à la mine tue son mari (après vingt-trois ans de mariage), l’un de ses frères et l’un de ses enfants, et son père perd un œil également à cause d’un accident de travail. Très impliquée dans les activités syndicales, elle participe en 1931 à la grève d’Harlan County, une grève très violente, où des échanges de coups de feux causent la mort de quatre personnes. Pour soutenir les grévistes, Aunt Molly Jackson chante dans ving-huit États afin de collecter des fonds (elle réussit à rapporter 900 dollars pour les mineurs et leurs familles, cf. Lynch, 2001, p. 65). Certaines de ses chansons seront publiées comme « Poor Miner’s Farewell » (publiée en 1932 dans le Red Song Book par le Collectif des Compositeurs de New York) et même enregistrées comme « Hungry Ragged Blues ».

Durant la grève de 1936-1937 à Flint (Michigan), la musique a joué un rôle important, du fait même de l’action basée sur l’occupation d’usines (sit-down strikes) : durant l’occupation qui a duré six semaines, la musique a permis notamment de faire passer le temps et de rester motivé (Lynch, 2001, p. 86). Les chansons permettent également de mobiliser les gens et sont un outil de contre-propagande permettant d’exposer le point de vue des grévistes. Ceux-ci doivent faire face en effet à une véritable propagande anti-syndicale, on tente par exemple de discréditer l’action syndicale en la présentant comme « anti-américaine » (Ibid., p. 62).
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale semble interrompre les luttes sociales aux États-Unis. Mais les grèves se multiplient à nouveau dès 1941. On en dénombre plus de 4200 en 1941, record historique, plus de 2970 en 1942, plus de 3700 en 1943 et plus de 5000 en 1944, nouveau record historique (Zieger & Gall, 2002, p. 106 & 128-129). Le mouvement ouvrier américain est très actif durant la guerre et de nombreuses chansons sont écrites durant ces années. Après la guerre, on écrira et publiera encore des chansons protestataires populaires aux États-Unis, mais pas autant qu’avant. Cette période semble fermer l’histoire de la chanson produite par les ouvriers et ouvrir celle d’une chanson protestataire pop, produite par des musiciens de profession, que l’on pourra entendre dans les médias comme lors des meetings politiques ou des manifestations.

2 La chanson protestataire pop

2.1 La chanson protestataire pop jusqu’aux années 1950

Les chansons produites par les artistes professionnels (ou semi-professionnels) au XIXe siècle et durant les trois premières décennies du XXe siècle sont, en règle générale, assez peu contestataires, les thèmes évoqués sont consensuels. On ne trouve pratiquement aucun musicien « engagé » à cette époque, à l’exception notable de la Famille Hutchinson.

La Famille Hutchinson

Des années 1840 aux années 1890 environ se font connaître des « familles chantantes » (singing families), autrement dit des ensembles vocaux exclusivement composés de membres d’une même famille. La plus connue de toutes est la Famille Hutchinson (cf. Gac, 2007), active de 1839 à la fin du XIXe siècle. Le répertoire des Hutchinson comprend des ballades sentimentales et autres chansons au thème plutôt léger. Ils composent et interprètent également bon nombre de chansons sociales ou politiques. Le premier combat social (on devrait plutôt dire ici moral) dans lequel ils s’impliquent est le mouvement pour la sobriété (temperance), autrement dit, contre la consommation d’alcool. Ce mouvement, qui défend la prohibition de l’alcool, émerge en 1840 et ne fera que s’amplifier jusqu’à la création du Prohibition Party en 1869 et finalement l’adoption en 1919 du dix-huitième amendement à la Constitution des États-Unis dans lequel est décrétée l’interdiction de la fabrication, de l’importation et de la consommation d’alcool. Les Hutchinson participent à plusieurs rassemblements contre la consommation d’alcool et écrivent plusieurs chansons sur ce thème dont « King Alcohol ». Ils participent également au mouvement pour l’abolition de l’esclavage. Certains membres de la famille sont liés à des militants abolitionnistes comme Frederick Douglass (1818-1895). Les Hutchinson se rendent à des meetings abolitionnistes et composent des chansons sur ce thème à l’exemple de « O Liberate the Bondsman » ou « Get Off the Track ». Les Hutchinson défendent d’autres causes, comme celle des Amérindiens, le combat contre la consommation de tabac et, après la guerre de Sécession, le droit de vote des femmes.

À notre connaissance, l’engagement politique de la Famille Hutchinson ne va pas jusqu’à remettre en cause les inégalités de classe et l’exploitation des classes populaires par la classe dominante comme le font ceux qui écrivent des chansons protestataires populaires. Cette famille de chanteurs ne produit pas de chansons de travail (labor songs) à destination des ouvriers mais des chansons commerciales dont le sujet aborde un problème politique ou social. Le premier chanteur professionnel qui parlera des conditions de vie des classes populaires et dénoncera les inégalités de classe est, à notre connaissance, Woody Guthrie.

Woody Guthrie

Woodrow Wilson Guthrie (1912-1967), né à Okemah (Oklahoma), est issu de la petite bourgeoisie. Son père, un homme d’affaires (dans le domaine de l’immobilier et des assurances), gagne très confortablement sa vie (Cray, 2004, p. 5). L’enfance du jeune Woody est heureuse jusqu’au début des années 1920, lorsque son père perd tous ses biens (à cause d’un mauvais placement) et sa mère commence à souffrir d’une maladie psychatrique très grave. Woody abandonne le lycée en 1930 et commence à gagner sa vie en faisant de multiples petits boulots et en chantant (il s’accompagne à la guitare) des reprises ou des chansons de sa composition. Son style est celui de la musique country qu’il entend à la radio. Les thèmes abordent souvent les conditions misérables des classes populaires. Il évoque ainsi à plusieurs reprises la série de tempêtes de poussière (dust bowl) qui s’abattent dans plusieurs États entre 1930 et 1936, ruinant plusieurs millions de paysans[6]. Pendant plusieurs années, il mène une vie de hobo (travailleur itinérant) gagnant sa vie grâce à de multiples emplois temporaires et en jouant de la musique dans les bars comme dans la rue. À partir de 1937, il gagne sa vie grâce à la musique, principalement en animant une émission de musique country à la radio (Ibid., p. 103), dans laquelle il interprète ses chansons comme « Do, Re Mi ». Par ailleurs, il adhère au Parti Communiste et chante régulièrement pour les ouvriers lors de réunions du Parti. En 1940, Guthrie enregistre deux albums (pour RCA) qui rencontrent un succès très limité, quelques milliers de copies seulement sont vendues, essentiellement au sein du milieu universitaire et politique de gauche (Ibid., p. 182). Autrement dit, ce ne sont pas les ouvriers qui achètent ses disques mais des membres de la classe moyenne et de la bourgeoisie intellectuelle. Woody Guthrie n’est du reste pas vraiment non plus un prolétaire. Il vit dans des conditions plutôt agréables (grâce à ses contrats d’enregistrement ou d’édition et à ses passages à la radio) : il peut louer une maison pour sa famille et s’acheter une voiture. La musique de Woody Guthrie ne tombera pas dans l’oubli après sa mort (en 1967) et ses chansons seront souvent reprises, tout spécialement « This Land is Your Land » (1940).

Les paroles des chansons protestataires populaires des années 1910, comme celles de Joe Hill, étaient selon Franklin Rosemont souvent « agressives et insolentes », dans un langage argotique (qui tranche singulièrement avec la langue « convenable » des chansons de variété) et dont le message critique (anticapitaliste) était tout à fait explicite, ce qui explique pourquoi elles étaient difficilement vendables par l’industrie musicale. Ceci est bien différent des chansons protestataires composées dans les années 1930 par Guthrie, comme le fait remarquer Franklin Rosemont :

« Le legs de Joe Hill en la matière contraste aveuglément avec ceux de la grande majorité des auteurs de protest songs ultérieurs. Évoquons par exemple, le cas de Woody Guthrie, qui fut parfois considéré comme une sorte de Joe Hill moderne. La chanson la plus populaire de Guthrie, This Land is Your Land, n’a pas seulement été reprise et enregistrée régulièrement par des non-radicaux voire des antiradicaux comme Bing Crosby, Paul Anka, Connie Francis, Jay and the Americans et le Mormon Tabernacle Choir, mais elle fut aussi utilisée dans des messages publicitaires des années 1960 pour la bière Budweiser, la Ford Motor Company, la United Airlines, pour devenir finalement la chanson de campagne du procapitaliste George McGovern pendant sa course ratée à la présidentielle » (Rosemont, 2008, p. 443).

Woody Guthrie forme en 1941, à New York, le groupe The Almanach Singers avec Pete Seeger (né en 1919, à New York). Ce dernier est le fils de Charles Seeger (compositeur et ethnomusicologue éminent) ; il pratique le banjo depuis l’âge de 10 ans et abandonne ses études de sociologie (débutées à Harvard) pour se lancer dans la chanson « engagée ». Les Almanach Singers ont un grand succès jusqu’au départ de Guthrie en 1942. D’après Ed Cray, le groupe n’a pas réussi à produire une musique intéressant les ouvriers mais ils ont réussi à créer un vaste public pour la « folk song », expression que l’on devrait traduire par « chanson rurale » mais qui désigne en réalité la production d’artistes urbains, souvent de gauche (Ibid., p. 399)[7]. Autrement dit, ils ont participé à créer un nouveau marché, celui de la chanson protestataire pop. Guthrie, Seeger et leurs confrères sont des musiciens qui n’accumulent pas une grande fortune grâce à leur musique, mais ils sont bien intégrés au monde musical. Larry Portis dit bien que la chanson pop « engagée » est partie prenante de la commercialisation de la musique : « La chanson fait partie du système industriel capitaliste. La part de rébellion ou de volonté revendicatrice des compositeurs et des interprètes n’y change rien. La musique exprime une dialectique sociale qui réunit révolte et récupération dans un même processus socio-politique » (Portis, 2004, p. 11-12). Larry Portis résume bien toute l’ambiguïté de la position du chanteur contestataire pop : « Pour la plupart des artistes vivant dans une société capitaliste, la création et la recherche du profit sont étroitement imbriquées, au même titre que la critique sociale et l’intégration de certaines valeurs dominantes » (Ibid., p. 44).
Le mouvement ouvrier après 1946 (année record quant au nombre de grèves aux États-Unis) décline. D’une part, en raison d’une contre-offensive lancée par le pouvoir. En effet, la loi Taft-Hartley notamment, votée en 1947, met les « organisations syndicales sous tutelle » (Guérin, 1977, p. 113) et remet en cause le droit de grève. D’autre part, en raison de l’amélioration des conditions de vie de la grande majorité de la population qui récolte les fruits de la forte croissance économique d’après-guerre. Des études sociologiques à la fin des années 1940 montrent qu’une grande partie des ouvriers se considère comme membre des classes moyennes (Portis, 1985, p. 135). Ils n’ont plus le sentiment d’appartenir à la « classe ouvrière » et se mobilisent moins pour défendre leurs conditions de travail. Cette période ouvre un processus de dépolitisation : en effet, les classes moyennes sont très peu mobilisées sur les questions d’égalité économique. Cela ne signifie pas que les luttes de travailleurs sont inexistantes. Il y a toujours des grèves dans tout le pays, mais leur nombre est en diminution durant les années 1946-1965, à l’exception de certaines années comme 1952, année durant laquelle on dénombre plus de 5000 grèves, un record depuis 1946 (Zieger & Gall, 2002, p. 215). Durant cette période, quelques groupes « engagés » ont un succès commercial, en particulier The Weavers (fondé en 1948 par Pete Seeger) qui vend plus de 4 millions de disques entre 1948 et 1952 (Lieberman, 1989, p. 146). Mais ce succès est brutalement interrompu par la « chasse aux sorcières » dont ils sont victimes. Après l’enquête menée par le Congrès sur les activités communistes aux États-Unis, les membres de The Weavers sont mis sur liste noire. N’étant plus convié dans les médias et ne parvenant plus à trouver de lieu de concert, le groupe doit se dissoudre en 1953. La musique folk cesse brutalement d’avoir du succès aux États-Unis. Et il faudra attendre les années 1960, pour qu’elle s’impose à nouveau dans le marché de la chanson pop. 

2.2 Le mouvement folk contestataire des années 1960

Au début des années 1960, le mouvement ouvrier continue de décliner. Le taux de syndicalisation et le nombre de grèves diminuent (Larry Portis, 1985, p. 137). Mais, à partir du milieu des années 1960, il semble y avoir un renouveau du militantisme (Guérin, 1977, p. 166). Le nombre de grèves augmente à partir de 1966-1967 et surtout en 1968 (année durant laquelle on dénombre plus de 5000 grèves aux États-Unis, un record depuis 1952). S’il y a effectivement une renaissance d’une certaine forme d’activisme au sein des classes moyennes et supérieures dans les années 1960, il ne fait pas vraiment écho aux revendications des classes populaires. Zieger et Gall parlent d’une « nouvelle gauche » qui apparaît dans les années 1960 et se désintéresse de la « lutte de classe » (Ibid., p. 214). Cette gauche nouvelle se préoccupe surtout des problèmes de racisme, d’écologie, de pacifisme et de féminisme. Toutes ces luttes, qui ont obtenu des avancées déterminantes, sont bien évidemment légitimes. Mais il est regrettable que les luttes sociales visant à l’amélioration des conditions de vie des dominés (ouvriers, petits paysans, petits employés, etc.) ont été délaissées (ou mises au second plan) par nombre d’activistes durant ces années. Les instruments de luttes traditionnels sont remis en question, tout particulièrement le syndicalisme. Cette méfiance est parfois justifiée par la position quasi-collaborationniste de certains syndicats comme l’AFL-CIO qui prend position pour l’anticommunisme et soutient la guerre contre le Vietnam.
La musique « folk », musique qui connaît une renaissance depuis 1958 (avec le groupe Kingston Trio, formé en 1957, dont certains albums se vendent à plus d’un million de copies) et surtout à partir du milieu des années 1960, ne s’adresse pas aux classes populaires mais à un public plutôt universitaire. Un public qui croît très rapidement depuis le milieu des années 1950 (3 millions d’étudiants aux États-Unis en 1954, 4 millions en 1960). C’est avant tout à ce public que s’adressent les vedettes de la chanson folk : Joan Baez (née en 1941), Phil Ochs (1940-1976) et surtout, le plus célèbre, Bob Dylan (né en 1941). 

Bob Dylan

Bob Dylan, né Robert Zimmerman à Duluth (Minnesota), est issu de la petite bourgeoisie : son père est tout d’abord employé dans une grande compagnie de pétrole puis patron d’un magasin de meubles et d’appareils ménagers. Il débute des études universitaires (à l’université de Minneapolis en 1959) mais, passionné par la musique pop, il se rend rarement en cours, préférant passer ses journées à pratiquer la musique. Après avoir découvert en 1959 un disque de Woody Guthrie, il se convertit à la musique folk. Il se rend en 1961 à New York, dans le quartier de Greenwich Village qui est alors « la Mecque du folk » (Vanot, 2001, p. 13), où il gagne sa vie en jouant des chansons folks « engagées » dans les bars. Il enregistre un premier disque (éponyme) chez Columbia, qui se vend en 1962 à 5000 copies (Ibid., p. 16), mais son nom commence vraiment à être connu lorsque sa chanson « Blowin’ in the Wind » (1963) est reprise avec succès par le trio Peter, Paul & Mary. À partir du moment où Dylan reçoit une attention nationale et lorsque la vente de ses disques augmente, il se désengage politiquement. Another Side of Bob Dylan (1964), un album dans lequel il y a peu de chansons protestataires, n’est pas bien reçu par les amateurs de musique folk qui « lui reprochent de se pencher un peu trop sur son nombril de star et de négliger les opprimés » (Ibid., p. 21). Bringing It all Back Home (1965), qui entre dans le classement des dix meilleures ventes de disques aux États-Unis, s’éloigne de la musique folk et se rapproche du rock : l’utilisation d’instruments électrifiés choque nombre de ses fans, la musique folk étant toujours jouée sur des instruments acoustiques. Mais finalement ce style « folk-rock » séduit un très large public, ses albums vont très bien se vendre et Bod Dylan deviendra un homme riche.

L’opposition à la guerre du Vietnam est le grand combat politique dans lequel s’impliquent les chanteurs protestataires professionnels après 1965. L’intervention étasunienne au Vietnam du milieu des années 1960 au milieu des années 1970, qui fait plus de 50 000 morts parmi les troupes américaines et environ 2 millions de victimes (civiles et militaires) parmi les Vietnamiens, suscite une très forte opposition pacifiste aux États-Unis à partir de 1965. Les chanteurs protestataires chantent lors des manifestations pacifistes : Phil Ochs et Joan Baez chantent lors du premier grand rassemblement anti-guerre à Washington le 17 avril 1965 où se rendent entre 15 000 et 25 000 personnes ; et Pete Seeger chante notamment devant 125 000 à 400 000 personnes lors d’un rassemblement à New York le 15 avril 1967 (Delmas & Gancel, 2005, p. 148). Ils produisent également des chansons anti-guerres comme « I Ain’t Marching Anymore » (1965) de Phil Ochs. Mais toutes les chansons sur le Vietnam ne sont pas du seul fait des chanteurs de gauche. Certains chanteurs produisent également des chansons pour soutenir l’armée américaine, à l’exemple de « The Ballad of the Green Berets » (1965) du sergent Barry Sadler qui se vend à plus de 5 millions de copies en une année (Ibid., p. 160).
Après la fin du mouvement folk contestataire (fin des années 1960), la chanson protestataire disparaît progressivement du monde musical. Le concert de Woodstock (trois jours en août 1969 rassemblent plus de 450 000 personnes) sera « le chant du signe » de ce mouvement selon Yves Delmas et Charles Gancel (Ibid., p. 269). C’est le dernier grand évènement marquant de l’histoire de la chanson protestataire pop aux États-Unis. Dans les années 1970-1980, le monde musical sera presque totalement dépolitisé. On y rencontrera peu d’opposants à l’offensive « néo-libérale » contre les classes populaires. En règle générale, l’opposition à cette politique radicalement inégalitaire sera assez faible. Les contestations importantes des années 1970-1980 sont le mouvement féministe, la révolte dans les prisons (les émeutes se multiplient au début des années 1970), le mouvement des Amérindiens (qui défendent plus radicalement leur culture), et le mouvement pacifiste contre la course aux armements (armes nucléaires). Mais les luttes sociales ayant pour objet de défendre les intérêts des classes populaires sont très peu nombreuses. Le mouvement syndical est globalement en déclin. Le taux de syndicalisation aux États-Unis est d’environ 35% en 1945, 31% en 1960, 25% en 1970, 20% en 1980, 15% en 1990, 13% en 2000, 11% en 2010. Le mouvement ouvrier est en recul, d’une part, en raison de la baisse continue de cols bleus au profit des cols blancs et, d’autre part, parce que « le capitalisme a réussi à intégrer la majorité de la classe ouvrière à son système » notamment grâce aux « puissants moyens de communication de masse » il a fait accepter le modèle de la vie petite bourgeoise comme une aspiration légitime pour tout citoyen américain (Guérin, 1977, p. 14). Il y a bien encore quelques chanteurs et groupes « engagés » aux États-Unis dans les années 1970 (comme John Lennon) et dans les années 1980 (à l’exemple de certains groupes de rap comme Public Enemy), mais ce sont des cas isolés : on ne pourra plus parler de « mouvement » contestataire, seulement de prises de position individuelles.
On aurait tort de croire qu’il y a eu une « récupération » du mouvement de la chanson contestataire folk par l’industrie musicale. L’exemple de la trajectoire de Bob Dylan, qui est un artiste « engagé » au début de sa carrière avant de devenir une star richissime qui se désintéresse de la politique, est certes assez édifiant. Mais il n’y a pas, dans son cas comme pour tous les autres, de récupération des artistes pops protestataires par le « système » car les stratégies des tenants de la chanson protestataire pop sont, dès le départ, celles du monde musical commercial. Les chanteurs pops protestataires s’opposent ainsi point par point aux chanteurs populaires protestataires : ils sont issus d’un milieu plutôt favorisé (le père de Woody Guthrie est un homme d’affaires, celui de Pete Seeger est professeur du supérieur, celui de Dylan est patron d’un petit commerce, celui de Baez est physicien, celui de Ochs est médecin) ; ce sont des musiciens professionnels qui vivent de leur musique ; ils enregistrent des disques (souvent sur de grands labels), passent à la radio, à la télévision, donnent des concerts devant des dizaines de milliers de personnes, etc. On est très loin de la chanson protestataire populaire produite par des ouvriers pratiquant la musique en amateur, destinée à leurs compagnons de travail et diffusée principalement par les journaux ouvriers. Autrement dit, il n’y a pas de « récupération par le système » de la chanson protestataire car les artistes protestataires pops jouent dès le départ le jeu du système. On peut, en revanche, se demander si les protagonistes des mouvements sociaux avaient réellement besoin des services de chanteurs professionnels pour produire et chanter de la musique « engagée ».


[1] À l’usine, la durée est toujours supérieure à dix heures mais le temps de travail a tout de même diminué : par exemple dans le Massachusetts il passe de treize heures à onze heures par jour.
[2] Avant la guerre de Sécession, les syndicats sont composés exclusivement de Blancs. Il existait pourtant en 1860 un demi-million de Noirs libres (sur 4,5 millions de Noirs), 274 000 au Sud et 234 000 au Nord, dont certains travaillaient dans les usines. Mais les Noirs n’étaient pas autorisés à se syndiquer avant la guerre civile et jusqu’alors, les Noirs n’ont pas produit de chansons ouvrières (Labor songs), mais des chants d’esclave dont il ne reste aucune trace (Ibid., p. 86).
[3] Le titre du livre de Clark Halker (For Democracy, Workers, and God) résume bien les trois thèmes principaux de la chanson protestataire du dernier tiers du XIXe siècle aux États-Unis : « démocratie » pour la défense de la République et de droits fondamentaux des citoyens (libertés) ; « travailleurs », pour les chansons liées aux luttes ouvrières ; et « Dieu », parce que dans l’Amérique chrétienne, la religion a aussi été un moyen de contester l’ordre établi en se référant aux principes énoncés par le Christ (notamment le peu de considération qu’avait Jésus Christ pour les riches).
[4] De 1914 à 1920, le nombre de travailleurs syndiqués passe de 2,65 millions à plus de 5 millions (Zieger & Gall, 2002, p. 37). Durant cette même période, on dénombre plus de 3000 grèves par an (Idem.).
[5] Ella May est devenue un symbole de la lutte ouvrière après son assassinat (à bien des égards on peut la rapprocher de Joe Hill). Ella May est née en 1900 à Sevierville (dans le Tennesse) où sa famille possède une petite ferme. Elle se marie à l’âge de 16 ans ; après la naissance de son premier enfant, son mari a un accident du travail qui le contraint à rester inactif. Elle doit donc travailler dans le textile pour nourrir sa famille. Elle s’investit dans le syndicat NTWU (National Textile Workers Union), et c’est en se rendant à un meeting, qu’elle est assassinée par des vigiles de son entreprise.
[6] Cette catastrophe, pas vraiment « naturelle » (c’est le résultat de plusieurs années d’agriculture intensive), est le sujet du roman de John Steinbeck Les Raisons de la colère (1939) adapté au cinéma en 1940. Guthrie composera sur ce thème l’une de ses chansons les plus connues : « Talking Dust Bowl » (1935 ou 1936 ?).
[7] Les musiciens de « folk » reprennent (ou composent) des chansons dans le style de la musique rurale étasunienne, celle des Blancs (country) ou des Noirs (le blues surtout), sur des instruments acoustiques.

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Extrait de : Laurent Denave, Un siècle de création musicale aux États-Unis. Histoire sociale des productions les plus originales du monde musical américain, de Charles Ives au minimalisme (1890-1990), Contrechamps, 2012, p. 354-368.

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