La production de musique contestataire au sein des classes
populaires est très courante. Les grèves et les
manifestations par exemple sont systématiquement accompagnées de chants. Alors
que la chanson protestataire populaire est le fait de musiciens amateurs, appartenant
souvent à la classe ouvrière et ne tirant nullement profit de leurs chansons, la
chanson protestataire pop (protest song) est produite au contraire par
des musiciens professionnels, rarement issus des classes populaires. La
professionnalisation de la chanson protestataire commence véritablement dans
les années 1940-1950, même s’il y a eu quelques précédents comme la Famille
Hutchinson au XIXe siècle et Woody Guthrie
dans les années 1930-1940. Avant d’évoquer ces professionnels de la chanson
protestataire, nous allons retracer l’histoire de la pratique populaire de
l’écriture de chansons politiques.
1 La chanson protestataire populaire
1.1 Premières luttes & premières chansons
protestataires
La chanson protestataire a une longue histoire qui remonte
à l’époque coloniale et aux premières luttes sociales. Dès le XVIIIe
siècle, aux États-Unis, les travailleurs libres ont mené des actions politiques
(il y a eu plusieurs grèves avant les années 1770) et se sont organisés
collectivement. Ils composent les premières chansons protestataires (Foner,
1975, p. 1-3). Certaines organisations de travailleurs qui militaient pour
défendre leurs intérêts se transforment en syndicats. Le premier est fondé en 1791
à Philadelphie par les fabricants de chaussures (la Federal Society of
Journeymen Cordwainers of Philadelphia), un syndicat qui existera pendant quinze ans. La première
chanson produite par ce syndicat, « Address to the
Journeymen Cordwainers L. B. of Philadelphia » (John McIlvaine, date
inconnue), a pour fonction de recruter de nouveaux membres (Ibid., p. 11).
D’autres syndicats sont fondés dans les années suivantes et
tentent de se maintenir malgré la forte réaction du patronat et des gouvernants. Ceux qui ont réussi à se
maintenir ne survivront pas à la dépression économique de 1819-1822 : le
chômage augmente
très fortement et les travailleurs ne sont plus en position de défendre
l’amélioration de leurs conditions de travail. Après la fin de la dépression
économique, le syndicalisme se développe à nouveau. Et dans les années
1820-1830, on trouve des organisations syndicales dans de multiples corps de
métiers un peu partout dans le pays. Ces organisations publient leurs propres
journaux (on en trouve des dizaines dès la fin des années 1820) dans lesquels
sont insérées régulièrement des chansons, dont une grande partie sont écrites
spécialement pour ces journaux (Ibid., p. 17).
À nouveau, en 1837, une crise économique ruine les efforts
des organisations syndicales. Un tiers des travailleurs est au chômage. La plupart des syndicats disparaissent. Chaque crise est utilisée par
les patrons pour réduire toute résistance, la menace du chômage suffit. Après
la crise de 1837, les syndicats vont lentement renaître de leurs cendres. On
recommence à publier des journaux ouvriers, à l’exemple de Voice of Industry
(publié dès 1845) qui soutient les organisations syndicales créées dans les
usines (depuis les années 1840) et publie les chansons de John G.
Whittier, James Lowell, William C. Bryant et tous les auteurs défendant la
cause ouvrière.
L’une des luttes sociales les plus importantes des années 1840-1850 est
celle pour la journée de travail de dix heures. Grâce aux luttes menées durant
ces années, le temps de travail diminue pour beaucoup et, à partir de
1860, la journée de dix heures sera la norme dans de nombreux secteurs du monde
du travail[1].
Dans les années 1850, le nombre de syndicats augmente : huit des dix plus grands
syndicats (exclusivement blancs[2])
naissent entre 1853 et 1860. Ceci malgré la crise de 1857 qui réduit à néant la
plupart des syndicats locaux établis avant cette date. Durant cette
crise, un mouvement se constitue pour réclamer auprès des pouvoirs publics des
protections pour les chômeurs et pour s’opposer à la décision de nombre de
patrons de diminuer les salaires en raison de la crise. Ce mouvement est
encouragé par des chansons comme « Lines on the Reduction of Pay »
(anonyme, 1858) (Ibid., p. 70).
1.2 L’âge d’or de la chanson protestataire populaire (1866-1896)
Lorsque la guerre de Sécession éclate en 1861, les
syndicats perdent une grande partie de leurs membres qui
s’engagent dans l’armée : environ un travailleur sur deux est mobilisé.
Ceux qui restent dans la vie civile s’engagent à partir de 1863 dans une autre
sorte de lutte : la lutte sociale. Le nombre d’organisations
syndicales locales augmente très fortement de la fin de l’année 1863 à la fin
de l’année 1864. Après la guerre, les activités syndicales ne diminuent pas, et
en 1866 est créée la première fédération nationale des travailleurs : la
National Labor Union (NLU). Jusqu’à cette date ne s’étaient
constitués que des syndicats locaux dont les revendications étaient locales
et limitées à une branche d’industrie. La création d’un syndicat national est une grande nouveauté, même si sa
durée de vie est assez courte (la NLU disparaît en 1873). De plus, le nombre de
journaux ouvriers, où il est toujours possible de publier des chansons,
augmente dans les années 1860. Après la fin de la guerre, trois journaux
dominent cette presse populaire : le Fincher’s Trades’ Review de
Philadelphie, le Boston Daily Evening Voice et le Workingman’s
Advocate de Chicago. De nombreuses chansons sont écrites spécialement pour
ces journaux (Ibid., p. 97-98). Si la plupart des auteurs n’écrivent
qu’une ou deux chansons, certains en écrivent beaucoup plus, à l’instar de B.
M. Lawrence, Robert W. Hume et Karl Reuber (Ibid., p. 115). Le nom de
ces auteurs est relativement connu, mais une grande partie des nouvelles
chansons sont encore écrites anonymement, à l’exemple de « An Old
Song » (anonyme, publiée dans l’American Workman en 1869 mais dont
la date de composition serait antérieure).
Comme les crises de 1819, 1837 et 1857, la longue
dépression de 1873-1879 a des effets catastrophiques sur les organisations
syndicales : plusieurs disparaissent et toutes perdent un grand nombre de
leurs membres. Après cette dépression, l’activité syndicale se développe à
nouveau. À la fin des années 1870 et au début des années 1880, deux syndicats s’imposent au niveau national : les
Knights of Labor (« Chevaliers du Travail ») et
l’American Federation of Labor. Les Knights of Labor,
syndicat fondé en 1869, acceptent tout le monde, sans
distinction de genre, de « couleur » (les Noirs sont les bienvenus),
de nationalité, de religion et d’appartenance politique. Nulle autre
organisation n’a autant produit de chansons (certaines portent tout simplement
le titre « Knights of Labor »). Ces chansons sont publiées
dans le journal de l’organisation, le Journal of United Labor, ou sous
la forme d’un recueil intitulé Labor’s Reform Songster (1892). Les
chansons des Knights of Labor seront très populaires aux États-Unis pendant
l’existence de l’organisation et bien après sa disparition (fin des années
1880) (Ibid., p. 161). L’American Federation of Labor (fondée en 1881), une organisation plus
conservatrice, aura une durée de vie beaucoup plus longue que celle des Knights
of Labor, et dominera le monde du
travail pendant un demi-siècle. Mais ce syndicat ne s’intéressera pas autant à la chanson que
les Knights of Labor. Son journal officiel, l’American
Federationist, en publiera toutefois quelques-unes comme « Stick to
Your Union » (Thomas West, 1899) ou « Labor’s Marseillaise »
(anonyme, 1900).
Le thème qui a inspiré le plus de chansons protestataires durant tout le XIXe siècle est la
diminution du temps de travail (Ibid., p. 216) : le mouvement
visant à abaisser la limite quotidienne à dix heures (années 1840-1850) puis, à
partir de la fin de la guerre de Sécession, celui visant à abaisser la limite
du temps de travail à huit heures par jour. « Eight Hours » (texte de
I. G. Blanchard, musique de Jesse H. Jones), qui est publiée par le Labord
Standard en 1878, devient l’hymne du mouvement pour la journée de huit
heures (Ibid., p. 224). Un mouvement qui dure jusqu’à la fin du XIXe
siècle, malgré la réaction de la classe dominante après l’affaire de Haymarket
(un attentat à Chicago est le prétexte à une violente répression policière) en
1886 et la Dépression de 1893 à 1897 qui affaiblit à nouveau les
mouvements contestataires et les syndicats. On écrit également dans les
années 1890 bon nombre de chansons pour d’autres mobilisations politiques
importantes comme la formation de partis défendant les intérêts des
travailleurs (les Labor Parties) ou le
mouvement socialiste qui est très actif dans les années 1890 (Ibid., p.
315-325).
1.3 Le déclin de la chanson protestataire populaire au XXe siècle
Selon Clark Halker, l’« âge doré » (1865-1895) a
été l’âge d’or de la chanson protestataire aux États-Unis (Halker, 1991, p. 2)[3].
Jamais on n’a écrit autant de chansons durant toute l’histoire du pays que
durant ces trente années. Et malgré quelques renaissances périodiques, la
chanson protestataire décline depuis 1900 (Ibid., p. 194). L’histoire de
la chanson protestataire suit l’évolution plus générale du déclin du
mouvement ouvrier américain. Si le nombre de chansons
protestataires diminue c’est d’abord parce que les occasions de les interpréter
sont moins fréquentes : le nombre d’organisations syndicales (et de travailleurs
syndiqués) diminue, il y a moins de réunions, de manifestations (défilés) ou d’autres
occasions de chanter. Le nombre de journaux (ouvriers) dans lesquels il est
possible de les publier s’est aussi considérablement réduit. Mais le déclin de
la chanson, d’après Clark Halker, n’est pas simplement quantitatif, il est
aussi qualitatif. Les idées défendues par les protestataires changent
progressivement à partir de la fin du XIXe siècle : à
l’exception de celles de quelques organisations comme l’IWW (cf. plus loin), elles perdent de leur
radicalité. Le déclin de la chanson protestataire est lié par ailleurs à la naissance des
industries culturelles et l’émergence d’une culture pop. Cette production est
autant consommée par les classes moyennes que par les classes populaires. Les
ouvriers s’intéressent aux chansons de variété (diffusées à la radio ou sur le
disque) et aux spectacles commerciaux (cinéma). Ces productions sont très
rarement critiques vis-à-vis de l’ordre dominant. De plus, ces productions
commerciales servent de modèle pour nombre de nouvelles chansons ouvrières. Par
exemple, le thème de la chanson pop « After the Ball » (Charles
Harris, 1892) est repris pour la chanson « After the Strike » (Joseph
Siemer, 1894). On imite la musique, ce qui n’est pas nouveau, le détournement
de mélodies connues est une pratique qui a dominé l’histoire de la chanson
protestataire. Mais ce qui est préoccupant, c’est que l’on s’inspire des thèmes
traités dans la chanson pop à savoir, le plus souvent, des histoires d’amour.
On publie ainsi dans les journaux ouvriers, dès les années 1880 mais surtout à
partir des années 1890, des centaines de chansons sentimentales qui sont
finalement de mauvais plagiats des chansons produites par Tin Pan Alley (Ibid.,
p. 199-203). Il est certain que l’on
compose encore, tout au long du XXe siècle, des chansons clairement
protestataires dans le milieu ouvrier, mais pas à une échelle comparable à ce
qui s’est fait au XIXe siècle.
1.4 Les chansons du syndicat IWW & de la Grande Dépression
L’histoire de la chanson protestataire populaire au XXe siècle est donc
marquée globalement par un certain déclin. Il y a toutefois des renaissances
ponctuelles, en particulier dans les années 1905-1917, grâce aux activités du
syndicat Industrial Workers of the World (IWW) et durant la Grande
Dépression (années 1930). Le syndicat IWW, créé en 1905, est un
syndicat révolutionnaire, rassemblant travailleurs
blancs et noirs, qualifiés ou non. Il connaît un grand succès jusqu’en 1917,
période qui correspond plus globalement à un nouvel essor du mouvement ouvrier américain[4].
Ce syndicat produit un très grand nombre de chansons
protestataires. Plusieurs de ses membres
(que l’on appelle « wobblies ») deviennent célèbres à l’instar
de Ralph Chaplin (1887-1961), auteur de « Solidarity
Forever » (1914-1915) qui est peut-être la chanson ouvrière la plus connue
après « L’internationale », et surtout Joe Hill.
Joe Hill
Joe Hill (1879-1915) est né Joel Emmanuel Hägglund en
Suède. Il est issu d’une famille nombreuse (neuf enfants) et pauvre (son père
est conducteur de train). Il émigre avec son frère aîné aux États-Unis et voyage
à travers le pays en vivant d’emplois les plus divers. Il semble avoir adhéré
au syndicat IWW vers 1910. Pendant cinq ans, il est très
actif au sein de ce syndicat. En 1915, il est accusé
injustement de meurtre et exécuté. Après sa mort, Joe Hill est devenu une sorte de mythe et
« beaucoup de ses chansons sont devenues de véritables classiques de la
culture populaire, connues d’innombrables travailleurs, fréquemment reprises
au cours des rassemblements syndicaux ou de manifestations contre la guerre à
travers toute l’Amérique du Nord et ailleurs » (Rosemont, 2008, p. 9). Ses
chansons sont publiées par l’IWW dans le Little Red Song Book
(première édition en 1908) qui serait selon Franklin Rosemont « la
publication ouvrière américaine la plus diffusée de tous les temps » (Ibid.,
p. 62). Le Little Red Song Book est publié à 50 000 exemplaires
par an en moyenne au milieu des années 1910 ; à 100 000 exemplaires
en 1917 (Ibid., p. 420). Parmi les chansons de Joe Hill (publiées dans les différentes éditions du Little
Red Song Book entre 1911 et 1915), les plus connues sont « The
Preacher and the Slave » (connue aussi sous le titre « Long-Haired
Preachers » ou « Pie in the Sky »), chanson la plus célèbre de
Joe Hill (qui a écrit les paroles sur l’air du
cantique « In the Sweet Bye »), « Casey Jones, the Union
Scab », « Everybody’s Joining It », « There Is Power in a
Union » (sur l’air de gospel « There Is Power in the Blood »).
La plus grande partie des chansons de Joe Hill, comme la plupart de celles
des songwriters de l’IWW, reprend des airs connus,
auxquels sont ajoutés des textes originaux.
|
Les chansons de Joe Hill peuvent être qualifiées de
« populaires » car elles sont produites par un membre des classes
populaires à destination des classes populaires. Il faut
bien distinguer ce qui est alors véritablement la chanson populaire de ce qui
sera ensuite la chanson pop (que l’on appelle, improprement,
« populaire ») : « Contrairement à ce que l’on appelle
aujourd’hui "chanson populaire", la chanson traditionnelle wobbly ne
faisait aucune distinction entre le chanteur et son public. Chanter était une
affaire collective, quelque chose qu’on faisait avec d’autres fellow workers »
(Ibid., p. 419). On chante les chansons de Hill et ses confrères pendant
les grèves, les manifestations, lors des réunions et des congrès du syndicat, etc. Ces chansons ont une
fonction avant tout sociale (ou politique) et non pas esthétique :
« Pour les wobblies, comme pour la grande majorité des artistes
populaires, l’esthétique n’était pas le principal objectif de leurs activités
créatives. Ce qui importait, à leurs yeux, c’était l’information, la
participation et l’affermissement de la solidarité du groupe » (Idem.).
L’entrée en guerre des États-Unis (en 1917) marque le début
d’une répression féroce contre la gauche qui dure jusqu’en 1920. Dans les
années 1920, le syndicat IWW s’affaiblit considérablement, comme tout le mouvement
ouvrier en général. Non seulement à cause de la
répression mais aussi parce que, l’économie s’améliorant, le patronat concède
certaines améliorations des conditions de travail pour assurer la « paix
sociale ». Les premières années de la Grande Dépression (1930-1932)
accentuent la démobilisation de la classe ouvrière. Il y a ensuite une
renaissance du mouvement ouvrier entre 1932 et 1939 : période durant
laquelle le nombre de syndiqués passe de 3 millions à 9 millions (Zieger & Gall,
2002, p. 67). Durant ces années, si l’on ne produit sans doute pas autant de
chansons protestataires qu’au XIXe siècle, on en produit
tout de même encore beaucoup, notamment à l’occasion des grandes grèves que
connaît le pays durant ces années. Timothy Lynch, dans son ouvrage sur les
chansons produites durant trois grèves importantes (dans le textile à Gastonia
en 1929, dans les mines à Harlan County en 1931-1932, et dans l’automobile à
Flint en 1936-1937), explique que des douzaines de chansons ont été produites
par les ouvriers lors de ces grèves (Lynch, 2001, p. 2). Si certaines ont été publiées (notamment dans
les journaux ouvriers comme le Daily Worker ou le United Automobile
Worker) ou enregistrées, bon nombre n’ont pas subsisté. Certaines sont
devenues des classiques de la chanson protestataire comme « Which Side Are
You On ? » de Florence Reece et « Sit Down » de Maurice Sugar (Ibid.,
p. 9). Outre Florence Reece, femme
de mineur qui écrit « Which Side Are You On ? » à l’occasion des
grèves de 1931 à Harlan County (Kentucky), plusieurs femmes se sont distinguées
dans la chanson protestataire, en particulier Ella May[5],
qui écrit « Mill Mother’s Lament » à l’occasion de la grève de Gastonia (Caroline du Nord), et Aunt Molly
Jackson.
Aunt Molly Jackson
Une grande partie des chansons de mineurs ont été écrites
par des femmes, épouses ou filles de mineurs (Ibid., p. 50), comme
Aunt Molly Jackson (1880-1960), née Mary Magdalene Garland, qui
est la fille d’un mineur très engagé dans l’activité syndicale (cf. Romalis, 1999).
La vie de Aunt Molly Jackson sera très loin d’être un long fleuve
tranquille : elle grandit dans la pauvreté, sa mère meurt lorsqu’elle a
6 ans, elle se marie à l’âge de 14 ans avec un mineur et sera déjà mère
de deux enfants à l’âge de 17 ans. Elle parvient tout de même à faire des
études d’infirmière et devient sage-femme, un métier qu’elle exercera durant vingt-quatre
ans jusqu’à son accident qui la rend paralysée en 1932. Mineur est un travail
très éprouvant et très dangereux, Aunt Molly Jackson le sait bien : un
accident à la mine tue son mari (après vingt-trois ans de mariage), l’un de
ses frères et l’un de ses enfants, et son père perd un œil également à cause
d’un accident de travail. Très impliquée dans les activités syndicales, elle
participe en 1931 à la grève d’Harlan County, une grève très violente, où des échanges de coups
de feux causent la mort de quatre personnes. Pour soutenir les grévistes,
Aunt Molly Jackson chante dans ving-huit États afin de collecter des fonds
(elle réussit à rapporter 900 dollars pour les mineurs et leurs familles, cf.
Lynch, 2001, p. 65). Certaines de ses chansons seront publiées comme
« Poor Miner’s Farewell » (publiée en 1932 dans le Red Song Book
par le Collectif des Compositeurs de New York) et même enregistrées comme « Hungry
Ragged Blues ».
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Durant la grève de 1936-1937 à Flint (Michigan), la musique a
joué un rôle important, du fait même de l’action basée sur l’occupation d’usines
(sit-down strikes) : durant l’occupation qui a duré six semaines,
la musique a permis notamment de faire passer le temps et de rester motivé (Lynch,
2001, p. 86). Les chansons permettent également de mobiliser les gens et sont
un outil de contre-propagande permettant d’exposer le point de vue des
grévistes. Ceux-ci doivent faire face en effet à une véritable propagande
anti-syndicale, on tente par exemple de discréditer l’action syndicale en la
présentant comme « anti-américaine » (Ibid., p. 62).
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale semble
interrompre les luttes sociales aux États-Unis. Mais les grèves se multiplient
à nouveau dès 1941. On en dénombre plus de 4200 en 1941, record historique,
plus de 2970 en 1942, plus de 3700 en 1943 et plus de 5000 en 1944, nouveau
record historique (Zieger & Gall, 2002, p. 106 & 128-129). Le mouvement
ouvrier américain est très actif durant la guerre et
de nombreuses chansons sont écrites durant ces années. Après la guerre, on
écrira et publiera encore des chansons protestataires populaires aux
États-Unis, mais pas autant qu’avant. Cette période semble fermer l’histoire de
la chanson produite par les ouvriers et ouvrir celle d’une chanson
protestataire pop, produite par des musiciens de profession, que l’on pourra
entendre dans les médias comme lors des meetings politiques ou des
manifestations.
2 La chanson protestataire pop
2.1 La chanson protestataire pop jusqu’aux années 1950
Les chansons produites par les artistes professionnels (ou
semi-professionnels) au XIXe siècle et durant les trois premières
décennies du XXe siècle sont, en règle générale, assez peu
contestataires, les thèmes évoqués sont consensuels. On ne trouve pratiquement
aucun musicien « engagé » à cette époque, à l’exception notable de la
Famille Hutchinson.
La Famille Hutchinson
Des années 1840 aux années 1890 environ se font connaître
des « familles chantantes » (singing families), autrement
dit des ensembles vocaux exclusivement composés de membres d’une même
famille. La plus connue de toutes est la Famille Hutchinson (cf. Gac, 2007), active de 1839 à la fin du
XIXe siècle. Le répertoire des Hutchinson comprend des ballades
sentimentales et autres chansons au thème plutôt léger. Ils composent et
interprètent également bon nombre de chansons sociales ou politiques. Le
premier combat social (on devrait plutôt dire ici moral) dans lequel ils
s’impliquent est le mouvement pour la sobriété (temperance), autrement
dit, contre la consommation d’alcool. Ce mouvement, qui défend la prohibition
de l’alcool, émerge en 1840 et ne fera que s’amplifier jusqu’à la création du
Prohibition Party en 1869 et finalement l’adoption en 1919 du dix-huitième
amendement à la Constitution des États-Unis dans lequel est décrétée
l’interdiction de la fabrication, de l’importation et de la consommation
d’alcool. Les Hutchinson participent à plusieurs rassemblements contre la
consommation d’alcool et écrivent plusieurs chansons sur ce thème dont
« King Alcohol ». Ils participent également au mouvement pour
l’abolition de l’esclavage. Certains membres de la famille sont liés à des
militants abolitionnistes comme Frederick Douglass (1818-1895). Les Hutchinson se rendent à des
meetings abolitionnistes et composent des chansons sur ce thème à l’exemple
de « O Liberate the Bondsman » ou « Get Off the Track ».
Les Hutchinson défendent d’autres causes, comme celle des Amérindiens, le
combat contre la consommation de tabac et, après la guerre de Sécession, le
droit de vote des femmes.
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À notre connaissance, l’engagement politique de la Famille
Hutchinson ne va pas jusqu’à remettre en cause les
inégalités de classe et l’exploitation des classes populaires par la
classe dominante comme le font ceux qui écrivent des chansons
protestataires populaires. Cette famille de chanteurs ne
produit pas de chansons de travail (labor songs) à destination des
ouvriers mais des chansons commerciales dont le sujet aborde un problème
politique ou social. Le premier chanteur professionnel qui parlera des
conditions de vie des classes populaires et dénoncera les inégalités de classe
est, à notre connaissance, Woody Guthrie.
Woody Guthrie
Woodrow Wilson Guthrie (1912-1967), né à Okemah
(Oklahoma), est issu de la petite bourgeoisie. Son père, un homme d’affaires
(dans le domaine de l’immobilier et des assurances), gagne très
confortablement sa vie (Cray, 2004, p. 5). L’enfance du jeune Woody est
heureuse jusqu’au début des années 1920, lorsque son père perd tous ses biens
(à cause d’un mauvais placement) et sa mère commence à souffrir d’une maladie
psychatrique très grave. Woody abandonne le lycée en 1930 et commence à
gagner sa vie en faisant de multiples petits boulots et en chantant (il
s’accompagne à la guitare) des reprises ou des chansons de sa composition.
Son style est celui de la musique country qu’il entend à la radio. Les thèmes
abordent souvent les conditions misérables des classes populaires. Il évoque
ainsi à plusieurs reprises la série de tempêtes de poussière (dust bowl)
qui s’abattent dans plusieurs États entre 1930 et 1936, ruinant plusieurs
millions de paysans[6].
Pendant plusieurs années, il mène une vie de hobo (travailleur
itinérant) gagnant sa vie grâce à de multiples emplois temporaires et en jouant
de la musique dans les bars comme dans la rue. À partir de 1937, il gagne sa
vie grâce à la musique, principalement en animant une émission de musique
country à la radio (Ibid., p. 103), dans laquelle il interprète ses
chansons comme « Do, Re Mi ». Par ailleurs, il adhère au Parti
Communiste et chante régulièrement pour les ouvriers lors de réunions du
Parti. En 1940, Guthrie enregistre deux albums (pour RCA) qui rencontrent un
succès très limité, quelques milliers de copies seulement sont vendues, essentiellement
au sein du milieu universitaire et politique de gauche (Ibid., p. 182).
Autrement dit, ce ne sont pas les ouvriers qui achètent ses disques mais des
membres de la classe moyenne et de la bourgeoisie intellectuelle. Woody
Guthrie n’est du reste pas vraiment non plus un prolétaire. Il vit dans des
conditions plutôt agréables (grâce à ses contrats d’enregistrement ou
d’édition et à ses passages à la radio) : il peut louer une maison pour
sa famille et s’acheter une voiture. La musique de Woody Guthrie ne tombera
pas dans l’oubli après sa mort (en 1967) et ses chansons seront souvent
reprises, tout spécialement « This Land is Your Land » (1940).
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Les paroles des chansons protestataires populaires des années 1910, comme celles de
Joe Hill, étaient selon Franklin
Rosemont souvent « agressives et insolentes », dans un langage
argotique (qui tranche singulièrement avec la langue « convenable »
des chansons de variété) et dont le message critique (anticapitaliste) était
tout à fait explicite, ce qui explique pourquoi elles étaient difficilement
vendables par l’industrie musicale. Ceci est bien différent des chansons
protestataires composées dans les années 1930 par Guthrie,
comme le fait remarquer Franklin Rosemont :
« Le
legs de Joe Hill en la matière
contraste aveuglément avec ceux de la grande majorité des auteurs de protest
songs ultérieurs. Évoquons par exemple, le cas de Woody Guthrie, qui fut
parfois considéré comme une sorte de Joe Hill moderne. La
chanson la plus populaire de Guthrie, This Land is Your Land, n’a pas
seulement été reprise et enregistrée régulièrement par des non-radicaux voire
des antiradicaux comme Bing Crosby, Paul Anka, Connie Francis, Jay and the
Americans et le Mormon Tabernacle Choir, mais elle fut aussi utilisée dans des
messages publicitaires des années 1960 pour la bière Budweiser, la Ford Motor
Company, la United Airlines, pour devenir finalement la chanson de campagne du
procapitaliste George McGovern pendant sa course ratée à la
présidentielle » (Rosemont, 2008, p. 443).
Woody Guthrie forme en 1941, à New York, le groupe The
Almanach Singers avec Pete Seeger (né en 1919, à New York). Ce dernier est le
fils de Charles Seeger (compositeur et ethnomusicologue éminent) ; il
pratique le banjo depuis l’âge de 10 ans et abandonne ses études de sociologie
(débutées à Harvard) pour se lancer dans la chanson « engagée ». Les Almanach Singers ont un
grand succès jusqu’au départ de Guthrie en 1942. D’après Ed Cray, le groupe n’a
pas réussi à produire une musique intéressant les ouvriers mais ils ont réussi
à créer un vaste public pour la « folk song », expression que
l’on devrait traduire par « chanson rurale » mais qui désigne en
réalité la production d’artistes urbains, souvent de gauche (Ibid., p.
399)[7].
Autrement dit, ils ont participé à créer un nouveau marché, celui de la chanson
protestataire pop. Guthrie, Seeger et leurs confrères sont des musiciens
qui n’accumulent pas une grande fortune grâce à leur musique, mais ils sont
bien intégrés au monde musical. Larry Portis dit bien que la chanson pop
« engagée » est partie prenante de la commercialisation de la musique
: « La chanson fait partie du système industriel capitaliste. La part de
rébellion ou de volonté revendicatrice des compositeurs et des interprètes n’y
change rien. La musique exprime une dialectique sociale qui réunit révolte et
récupération dans un même processus socio-politique » (Portis, 2004, p.
11-12). Larry Portis résume bien toute l’ambiguïté de la position du chanteur
contestataire pop : « Pour la plupart des artistes vivant dans une
société capitaliste, la création et la recherche du profit sont étroitement
imbriquées, au même titre que la critique sociale et l’intégration de certaines
valeurs dominantes » (Ibid., p. 44).
Le mouvement ouvrier après 1946 (année record quant au nombre de
grèves aux États-Unis) décline. D’une part, en raison d’une contre-offensive
lancée par le pouvoir. En effet, la loi Taft-Hartley notamment, votée en 1947,
met les « organisations syndicales sous tutelle » (Guérin, 1977, p. 113) et
remet en cause le droit de grève. D’autre part, en raison de
l’amélioration des conditions de vie de la grande majorité de la population qui
récolte les fruits de la forte croissance économique d’après-guerre. Des études
sociologiques à la fin des années 1940 montrent qu’une grande partie des
ouvriers se considère comme membre des classes moyennes (Portis, 1985, p. 135). Ils n’ont plus
le sentiment d’appartenir à la « classe ouvrière » et se mobilisent
moins pour défendre leurs conditions de travail. Cette période ouvre un
processus de dépolitisation : en effet, les classes moyennes sont très peu
mobilisées sur les questions d’égalité économique. Cela ne signifie pas que les
luttes de travailleurs sont inexistantes. Il y a toujours des grèves dans tout
le pays, mais leur nombre est en diminution durant les années 1946-1965, à
l’exception de certaines années comme 1952, année durant laquelle on dénombre
plus de 5000 grèves, un record depuis 1946 (Zieger & Gall, 2002, p. 215). Durant
cette période, quelques groupes « engagés » ont un succès commercial,
en particulier The Weavers (fondé en 1948 par Pete Seeger) qui vend plus de 4 millions
de disques entre 1948 et 1952 (Lieberman, 1989, p. 146). Mais ce succès est
brutalement interrompu par la « chasse aux sorcières » dont ils sont
victimes. Après l’enquête menée par le Congrès sur les activités communistes
aux États-Unis, les membres de The Weavers sont mis sur liste noire. N’étant
plus convié dans les médias et ne parvenant plus à trouver de lieu de concert,
le groupe doit se dissoudre en 1953. La musique folk cesse brutalement d’avoir
du succès aux États-Unis. Et il faudra attendre les années 1960, pour qu’elle
s’impose à nouveau dans le marché de la chanson pop.
2.2 Le mouvement folk contestataire des années 1960
Au début des années 1960, le mouvement ouvrier continue de décliner. Le taux de
syndicalisation et le nombre de grèves diminuent (Larry Portis,
1985, p. 137). Mais, à partir du milieu des années 1960, il semble y avoir un
renouveau du militantisme (Guérin, 1977, p. 166). Le nombre de grèves augmente
à partir de 1966-1967 et surtout en 1968 (année durant laquelle on dénombre
plus de 5000 grèves aux États-Unis, un record depuis 1952). S’il y a
effectivement une renaissance d’une certaine forme d’activisme au sein des
classes moyennes et supérieures dans les années 1960, il ne fait pas vraiment
écho aux revendications des classes populaires. Zieger et Gall parlent d’une
« nouvelle gauche » qui apparaît dans les années 1960 et se
désintéresse de la « lutte de classe » (Ibid., p. 214). Cette
gauche nouvelle se préoccupe surtout des problèmes de racisme, d’écologie, de
pacifisme et de féminisme. Toutes ces luttes, qui ont obtenu des avancées
déterminantes, sont bien évidemment légitimes. Mais il est regrettable que les
luttes sociales visant à l’amélioration des conditions de vie
des dominés (ouvriers, petits paysans, petits employés, etc.) ont été
délaissées (ou mises au second plan) par nombre d’activistes durant ces années.
Les instruments de luttes traditionnels sont remis en question, tout
particulièrement le syndicalisme. Cette méfiance est parfois justifiée par la
position quasi-collaborationniste de certains syndicats comme l’AFL-CIO qui prend position pour
l’anticommunisme et soutient la guerre contre le Vietnam.
La musique « folk », musique qui connaît une
renaissance depuis 1958 (avec le groupe Kingston Trio, formé en 1957, dont
certains albums se vendent à plus d’un million de copies) et surtout à partir du
milieu des années 1960, ne s’adresse pas aux classes populaires mais à un
public plutôt universitaire. Un public qui croît très rapidement depuis le
milieu des années 1950 (3 millions d’étudiants aux États-Unis en 1954, 4
millions en 1960). C’est avant tout à ce public que s’adressent les vedettes de
la chanson folk : Joan Baez (née en 1941), Phil Ochs (1940-1976) et surtout, le plus célèbre, Bob
Dylan (né en 1941).
Bob Dylan
Bob Dylan, né Robert Zimmerman à Duluth (Minnesota), est
issu de la petite bourgeoisie : son père est tout d’abord employé dans
une grande compagnie de pétrole puis patron d’un magasin de meubles et
d’appareils ménagers. Il débute des études universitaires (à l’université de
Minneapolis en 1959) mais, passionné par la musique pop, il se rend rarement
en cours, préférant passer ses journées à pratiquer la musique. Après avoir
découvert en 1959 un disque de Woody Guthrie, il se convertit à la musique
folk. Il se rend en 1961 à New York, dans le quartier de Greenwich Village
qui est alors « la Mecque du folk » (Vanot, 2001, p. 13), où il
gagne sa vie en jouant des chansons folks « engagées » dans les
bars. Il enregistre un premier disque (éponyme) chez Columbia, qui se vend en
1962 à 5000 copies (Ibid., p. 16), mais son nom commence vraiment à
être connu lorsque sa chanson « Blowin’ in the Wind » (1963) est
reprise avec succès par le trio Peter, Paul & Mary. À partir du moment où
Dylan reçoit une attention nationale et lorsque la vente de ses disques
augmente, il se désengage politiquement. Another Side of Bob Dylan (1964),
un album dans lequel il y a peu de chansons protestataires, n’est pas bien
reçu par les amateurs de musique folk qui « lui reprochent de se
pencher un peu trop sur son nombril de star et de négliger les
opprimés » (Ibid., p. 21). Bringing It all Back Home (1965),
qui entre dans le classement des dix meilleures ventes de disques aux
États-Unis, s’éloigne de la musique folk et se rapproche du rock :
l’utilisation d’instruments électrifiés choque nombre de ses fans, la musique
folk étant toujours jouée sur des instruments acoustiques. Mais finalement ce
style « folk-rock » séduit un très large public, ses albums vont
très bien se vendre et Bod Dylan deviendra un homme riche.
|
L’opposition à la guerre du Vietnam est le grand combat
politique dans lequel s’impliquent les chanteurs protestataires professionnels
après 1965. L’intervention étasunienne au Vietnam du milieu des années 1960 au
milieu des années 1970, qui fait plus de 50 000 morts parmi les troupes
américaines et environ 2 millions de victimes (civiles et militaires) parmi les
Vietnamiens, suscite une très forte opposition pacifiste aux États-Unis à
partir de 1965. Les chanteurs protestataires chantent lors des manifestations
pacifistes : Phil Ochs et Joan Baez chantent lors du premier grand rassemblement
anti-guerre à Washington le 17 avril 1965 où se rendent entre 15 000 et
25 000 personnes ; et Pete Seeger chante notamment devant 125 000 à
400 000 personnes lors d’un rassemblement à New York le 15 avril 1967
(Delmas & Gancel, 2005, p. 148). Ils produisent également des chansons
anti-guerres comme « I Ain’t
Marching Anymore » (1965) de Phil Ochs. Mais toutes les chansons sur le Vietnam ne
sont pas du seul fait des chanteurs de gauche. Certains chanteurs produisent
également des chansons pour soutenir l’armée américaine, à l’exemple de
« The Ballad of the Green Berets » (1965) du sergent Barry Sadler qui se vend à plus de 5 millions de copies en
une année (Ibid., p. 160).
Après la fin du mouvement folk contestataire (fin des
années 1960), la chanson protestataire disparaît progressivement du monde musical. Le
concert de Woodstock (trois jours en août 1969 rassemblent plus de 450 000
personnes) sera « le chant du signe » de ce mouvement selon Yves
Delmas et Charles Gancel (Ibid., p. 269). C’est le dernier grand
évènement marquant de l’histoire de la chanson protestataire pop aux États-Unis.
Dans les années 1970-1980, le monde musical sera presque totalement dépolitisé.
On y rencontrera peu d’opposants à l’offensive « néo-libérale »
contre les classes populaires. En règle générale, l’opposition à cette
politique radicalement inégalitaire sera assez faible. Les contestations
importantes des années 1970-1980 sont le mouvement féministe, la révolte dans
les prisons (les émeutes se multiplient au début des années 1970), le mouvement
des Amérindiens (qui défendent plus radicalement leur culture), et le mouvement
pacifiste contre la course aux armements (armes nucléaires). Mais les luttes
sociales ayant pour objet de défendre les intérêts des
classes populaires sont très peu nombreuses. Le mouvement syndical est
globalement en déclin. Le taux de syndicalisation aux États-Unis est d’environ 35% en 1945, 31%
en 1960, 25% en 1970, 20% en 1980, 15% en 1990, 13% en 2000, 11% en 2010. Le
mouvement ouvrier est en recul, d’une part, en raison de la
baisse continue de cols bleus au profit des cols blancs et, d’autre part, parce
que « le capitalisme a réussi à intégrer la majorité de la classe ouvrière
à son système » notamment grâce aux « puissants moyens de
communication de masse » il a fait accepter le modèle de la vie petite
bourgeoise comme une aspiration légitime pour tout citoyen américain (Guérin,
1977, p. 14). Il y a bien encore quelques chanteurs et groupes
« engagés » aux États-Unis dans les années 1970 (comme John Lennon) et dans les années 1980 (à
l’exemple de certains groupes de rap comme Public Enemy), mais ce sont des cas
isolés : on ne pourra plus parler de « mouvement »
contestataire, seulement de prises de position individuelles.
On aurait tort de croire qu’il y a eu une
« récupération » du mouvement de la chanson contestataire folk par l’industrie musicale. L’exemple de la
trajectoire de Bob Dylan, qui est un artiste
« engagé » au début de sa carrière avant de devenir une star
richissime qui se désintéresse de la politique, est certes assez édifiant. Mais
il n’y a pas, dans son cas comme pour tous les autres, de récupération des
artistes pops protestataires par le « système » car les stratégies
des tenants de la chanson protestataire pop sont, dès le départ, celles du
monde musical commercial. Les chanteurs pops protestataires s’opposent
ainsi point par point aux chanteurs populaires protestataires : ils
sont issus d’un milieu plutôt favorisé (le père de Woody Guthrie est un homme d’affaires, celui de Pete Seeger est professeur du supérieur, celui de Dylan est patron d’un petit commerce, celui de Baez est physicien, celui de Ochs est médecin) ; ce sont des musiciens
professionnels qui vivent de leur musique ; ils enregistrent des disques
(souvent sur de grands labels), passent à la radio, à la télévision, donnent
des concerts devant des dizaines de milliers de personnes, etc. On est très
loin de la chanson protestataire populaire produite par des ouvriers pratiquant
la musique en amateur, destinée à leurs compagnons de travail et diffusée
principalement par les journaux ouvriers. Autrement dit, il n’y a pas de
« récupération par le système » de la chanson protestataire car les
artistes protestataires pops jouent dès le départ le jeu du système. On peut,
en revanche, se demander si les protagonistes des mouvements sociaux avaient
réellement besoin des services de chanteurs professionnels pour produire et
chanter de la musique « engagée ».
[1]
À l’usine, la durée est toujours supérieure à dix heures mais le temps de
travail a tout de même diminué : par exemple dans le Massachusetts il
passe de treize heures à onze heures par jour.
[2]
Avant la guerre de Sécession, les syndicats sont composés exclusivement de Blancs. Il
existait pourtant en 1860 un demi-million de Noirs libres (sur 4,5 millions de
Noirs), 274 000 au Sud et 234 000 au Nord, dont certains travaillaient
dans les usines. Mais les Noirs n’étaient pas autorisés à se syndiquer avant la
guerre civile et jusqu’alors, les Noirs n’ont pas produit de chansons ouvrières
(Labor songs), mais des chants d’esclave dont il ne reste aucune trace (Ibid.,
p. 86).
[3]
Le titre du livre de Clark Halker (For Democracy, Workers, and God)
résume bien les trois thèmes principaux de la chanson protestataire du dernier
tiers du XIXe siècle aux États-Unis : « démocratie »
pour la défense de la République et de droits fondamentaux des citoyens
(libertés) ; « travailleurs », pour les chansons liées aux
luttes ouvrières ; et « Dieu », parce que dans l’Amérique
chrétienne, la religion a aussi été un moyen de contester l’ordre établi en se
référant aux principes énoncés par le Christ (notamment le peu de considération
qu’avait Jésus Christ pour les riches).
[4]
De 1914 à 1920, le nombre de travailleurs syndiqués passe de 2,65 millions à
plus de 5 millions (Zieger & Gall, 2002, p. 37). Durant cette même période,
on dénombre plus de 3000 grèves par an (Idem.).
[5]
Ella May est devenue un symbole de la lutte ouvrière
après son assassinat (à bien des égards on peut la rapprocher de Joe Hill). Ella May est née en 1900 à Sevierville (dans le
Tennesse) où sa famille possède une petite ferme. Elle se marie à l’âge de 16
ans ; après la naissance de son premier enfant, son mari a un accident du
travail qui le contraint à rester inactif. Elle doit donc travailler dans le
textile pour nourrir sa famille. Elle s’investit dans le syndicat NTWU (National Textile Workers Union), et
c’est en se rendant à un meeting, qu’elle est assassinée par des vigiles de son
entreprise.
[6]
Cette catastrophe, pas vraiment « naturelle » (c’est le résultat de
plusieurs années d’agriculture intensive), est le sujet du roman de John
Steinbeck Les Raisons de la colère (1939) adapté au cinéma en 1940.
Guthrie composera sur ce thème l’une de ses chansons les plus connues :
« Talking Dust Bowl » (1935 ou 1936 ?).
[7]
Les musiciens de « folk » reprennent (ou composent) des chansons dans
le style de la musique rurale étasunienne, celle des Blancs (country) ou des
Noirs (le blues surtout), sur des instruments acoustiques.
--------------
Extrait de : Laurent Denave, Un
siècle de création musicale aux États-Unis. Histoire sociale des productions les plus originales du monde musical américain, de Charles Ives au minimalisme (1890-1990), Contrechamps, 2012, p. 354-368.
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