lundi 29 novembre 2021

Anthropologie politique des Gilets jaunes

par Bernard Traimond (Quinzaines, 23 novembre 2021)

Le livre de Laurent Denave n'est pas seulement un livre supplémentaire sur les Gilets jaunes : il apporte une réflexion qui dépasse le témoignage ou la simple relation militante, favorable ou hostile. Sa démarche propose une perspective novatrice dans le domaine de l'anthropologie politique. Même s'il décrit avec précision un conflit social aussi ample que divers, il fournit également les moyens d'aborder un objet particulièrement ondoyant qu'un mot bien vague désigne : le politique. Comment procède-t-il ? 

Le livre provient pourtant d'un « militant » qui n'a manqué aucune manifestation parisienne des Gilets jaunes, les « GJ » comme il les désigne. Il connaît donc ce dont il parle de l'intérieur, par « expérience », appliquant à la lettre l'adage de Sartre : « ce n'est pas par une observation passive de la réalité qu'on peut la pénétrer ». Aussi est-il de toutes les manifestations, de tous les « Actes » successifs durant des mois, abandonnant pour cela, de son propre aveu, ses recherches sur l'art et la musique. Évidemment, il ne peut accéder ainsi qu'à des informations locales, ponctuelles et discontinues, loin des habituelles généralisations et comparaisons hasardeuses. Mais il indique chaque fois les limites de ses propos, et surtout le contexte de l'action et de l'enquête. Loin de proposer l'illusion d'une réalité réduite aux discours ou aux idéologies, il essaie de se cantonner à ce qu'il constate.

Pour rendre compte de ces dissonances, Laurent Denave accorde d'un côté, le commentaire au témoignage, et d’un autre côté, les sources livresques et journalistiques aux propos entendus. Le premier terme use d’un style impersonnel et explicatif, alors que le second porte les paroles d'acteurs et d'observateurs sur des situations vécues ou constatées, même si ce dualisme n'est pas nécessairement toujours aussi tranché. Cette spécificité du discours politique lui permet de passer aisément d'une échelle microscopique à une autre, panoramique, sans perte, réduction ni occultation. En effet, du haut jusqu’en bas, chaque locuteur pense le monde et ses interventions dans ce monde au moyen de catégories communes, même si les échelles et surtout les modes d'action sont inéluctablement étrangers les uns aux autres. S'opposent ainsi le point de vue du dirigeant mais aussi du commentateur, et celui du « militant », même si tous trois utilisent le même langage. Denave donne la parole autant aux uns qu'aux autres car leur échelle, leurs capacités et leurs moyens d'action les conduisent à désigner par les mêmes mots, des objets très différents. Malgré les immenses ruptures de tout ordre entre eux, la communication apparaît pourtant simple car les deux points de vue parlent la même langue. Cela, Gérard Althabe nous l'avait appris dans ses Fleurs du Congo[1], immense avancée dans ce domaine de l'anthropologie politique, même si Denave ne le cite pas.

Pour rendre compte de ces registres très hétérogènes, Denave utilise une écriture hiérarchisée par l'usage d'« encarts » (courts textes séparés de l’écrit principal afin de l'enrichir en apportant une preuve, une contestation, une illustration... ou autre), procédé mis en place par Pierre Bourdieu dans sa revue Actes de Recherche il y a plus de 45 ans. Ils autorisent la juxtaposition et la confrontation scripturale de plusieurs points de vue afin d'échapper à ce destructeur de la diversité qu'est le « point de vue divin », unique, omniscient et extérieur surtout quand il s'exprime en style indirect. Ne jamais dissoudre « les singularités individuelles dans les régularités du collectif », ajoutait déjà Roger Chartier dans son analyse du livre Le fromage et les vers de Carlo Ginzburg, pour réclamer la prise en compte des diversités[2].

Ainsi, Denave nous donne à voir, jour après jour, l'épopée des « GJ » dans toutes ses spécificités, ses hétérogénéités, ses ambiguïtés aussi. Il oscille entre le témoignage singulier et le récit politique figé par les catégories disponibles, aux prises avec de nombreuses contraintes langagières et conceptuelles dont il cherche tant bien que mal à s'extraire. Surtout, il est suffisamment conscient des limites que lui imposent la langue utilisée et l'état des sciences sociales, pour se raccrocher à deux bouées salvatrices : le dernier Bourdieu − le meilleur −, et ses propres expériences. En effet, Denave contextualise toujours l'information en présentant la situation qui l'a fait naître qu’il s’agisse du moment politique, des stratégies avancées par les uns et les autres, ou des conditions de son expression. Cela laisse au lecteur la liberté de choisir ce qui correspond le mieux à ses expériences et à ses convictions.

Denave ne sépare donc pas l'examen du mouvement « GJ » de son enquête, ni son rôle de militant de celui de chercheur, mais jamais il ne donne la suprématie à l'un d'eux. Les deux postures se déploient en interaction l'une avec l'autre : elles s'accompagnent et se renforcent mutuellement. Cette démarche permet d'échapper à tout essentialisme, à toute chosification ; elle permet de présenter des processus, des mouvements dont nul ne saura dire ni l'origine, ni l'issue. Sont ainsi présentées en premier lieu, ce qui pourrait s'appeler des « vérités narratives », celles des « GJ » ou de leurs opposants qui proposent des récits « cohérents » pour expliquer des événements successifs et même annoncer les futurs. Mais loin de se cantonner à des affirmations sans preuve, Denave insiste surtout sur des « vérités historiques » fondées sur la critique des sources afin de les hiérarchiser, de la pire à la meilleure. Le chercheur comme le lecteur sont alors libres de choisir, parmi les informations proposées, celles qui leur semblent les plus pertinentes, les plus vraisemblables, les plus argumentées.

Après toutes ces enquêtes, il reste pourtant un ultime arrimage « politique », « transcendantal », « moral » : ce que Denave appelle la « guerre des classes ». Qui pourrait dire comment en sortir sans nier ce qui apparaît, une fois encore, comme une évidence ? Il montre ainsi que ce type de récit guide à la fois les projets d'action, l'analyse des situations, le recueil des informations mais aussi la compréhension des événements passés. Mais d'où provient ce récit : des enquêtes ou des croyances de l'enquêteur ?

[1] Gérard Althabe, Les fleurs du Congo. Une utopie du Lumumbisme, Paris, L'Harmattan, 1997 (1972).
[2] Roger Chartier, Le jeu de la règle. Lectures, Presses Universitaires de Bordeaux, 2000, p. 18.

[Lire l'article sur le site de Quinzaines]

 

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