vendredi 14 juillet 2023

Essais sur le piège identitaire

 Voici 6 petits textes sur le piège identitaire (qui devaient figurer dans un ouvrage sur la domination sociale à paraître, déjà trop long !) :

.Hiroshima mon Zemmour : Soral atomise son meilleur ennemi

.Activiste déradicalisé par Bronner ou supplétif dérouillé par Rouillan ?

.« Frexit » : lutte de libération ou repli identitaire ?

.Le drame national du voile islamique

.Le « féminisme identitaire »  

.« Piège identitaire » ou piège des Identitaires ?

 

 

Hiroshima mon Zemmour : Soral atomise son meilleur ennemi

 Obsédé par l'islam et les musulmans, Eric Zemmour remplace dans ses analyses la lutte des classes par une lutte identitaire (guerre de religions ou « guerre des races »[1]). Du reste, il ne le cache pas : « Ma logique politique, c’est le refus de la lutte des classes. Il faut rassembler les patrons et les salariés dans un intérêt commun. D’où mon développement de la participation et des primes au mérite »[2]. Il dit ailleurs qu'il « sera le président de la réconciliation des classes »[3]. Certains Gilets jaunes (GJ) ont bien saisi le fondement réactionnaire de sa vision du monde, à l’instar de François Boulo : « Profitant de la fébrilité d'un pays traversé par l'angoisse du déclassement et traumatisé par la crise du coronavirus, Eric Zemmour a fait irruption sur la scène politique en ciblant les musulmans comme boucs-émissaires, emportant dans son sillage toute la droite traditionnelle qui s'est elle aussi noyée dans la surenchère identitaire »[4]. Une ligne identitaire qui n’est pas pour déplaire à un autre soutien des GJ, Alain Soral, pourtant adversaire politique de Zemmour, n’ayant pas la même catégorie sociale en tête à désigner comme bouc émissaire.

Au cours de l’émission qu’il consacre aux GJ[5], Soral aborde la question de la participation des « banlieues » au mouvement. Il cite tout d’abord le chroniqueur et comique Yassine Belattar : « Certains éléments des Gilets jaunes ont peut-être fait en sorte que les gens des quartiers ne se sentent pas solidaires de ce mouvement-là ». A ces propos, Soral réagit de la façon suivante : « Il essaye de dire que dans ce mouvement de colère populaire, les banlieues n'en sont pas, elles y sont même opposées parce que ce serait un mouvement raciste, et de séparer de façon très dangereuse, le peuple (on va dire) issu de l'immigration, en le confondant avec les banlieues (parce que ce n'est pas tout à fait la même chose), et le peuple en colère. (…) Le petit Belattar a une très grave responsabilité quand il essaye de monter les banlieues contre les GJ et de traiter les GJ de racistes, pour imposer par la manipulation la désolidarisation des jeunes issus de l'immigration de ce mouvement populaire, les séparer du peuple et les mettre gravement en danger ». Il ajoute un peu plus loin : « Quand un travailleur met un gilet jaune, il n'y a pas de statistique ethnique pour savoir s'il est musulman par exemple, et d'ailleurs personne n'a fait ce travail-là, le seul qui l'a fait évidemment à rebours et faut pas s'en étonner, c'est le fameux Eric Zemmour ». Soral nous fait entendre une intervention de Zemmour (sur Sud radio) : « Il y a cette France périphérique, qui a à la fois un problème économique et social, et un problème identitaire. C'est la France blanche. C'est la France de la petite classe moyenne. On voit bien aussi que la France des métropoles, c'est-à-dire ce que j'ai appelé la "double mondialisation", la mondialisation par le haut (c'est-à-dire on met ses enfants dans les universités australiennes, américaines, etc.), et la mondialisation du bas, c'est-à-dire l'immigration dans les banlieues, cette double mondialisation, elle n'est pas dans les GJ ». Soral réagit à ces propos : « les GJ sont une très belle réponse à l'offensive nationale-sioniste d'Eric Zemmour et à son bouquin Destin Français. La colère des GJ est une colère sociale ; et même si elle est profondément française (de toute façon le social est identitaire, naturellement par définition), ce que j'ai essayé d'expliquer à Marine Le Pen et le Front national depuis des années par ma ligne gauche du travail, droite des valeurs, un musulman n'est pas une catégorie sociale. Faire de l'islam une catégorie sociale est une tricherie politique. Il y a sans doute plein de Français d'origine musulmane, s'ils sont chauffagistes, chauffeurs de taxi ou Uber, petits patrons, ou même salariés précaires, qui se sentent solidaires des GJ, mais qui n'éprouvent pas le besoin de l'affirmer par exemple en tant que musulman. On est là dans des solidarités sociales, dans un combat social, qui n'est pas identitaire ». Si l’on passe sur certaines absurdités (comme l’expression « gauche du travail, droite des valeurs » qui sous-entend, si j’ai bien compris, que la gauche n’aurait pas de valeurs, alors qu’elle défend précisément les valeurs de la Révolution, en particulier l’égalité qui fait horreur à la droite réactionnaire[6]), l’analyse de Soral contient des éléments critiques recevables sur la vision identitaire de Zemmour. Toutefois, c’est pour mieux défendre la sienne propre, qui cible les « sionistes » (autrement dit, dans sa bouche, les Juifs), à commencer par le « bourgeois juif du Figaro » : « On pourrait poser perfidement, on ne le fera pas parce que ça pourrait être dangereux, la question à Eric Zemmour, de savoir combien il y a de dentistes juifs, de chirurgiens esthétiques juifs, de spéculateurs immobiliers juifs dans les GJ. Sans doute qu'il n'y en a pas beaucoup. Mais ce n'est pas forcément pour des raisons ethnico-confessionnelles, mais pour des raisons de classe sociale, parce qu'ils font plutôt partie de la bourgeoisie et pas du prolétariat ; même si sans doute il doit y avoir chez les Juifs des petits patrons en difficulté aussi et qui peut-être se sentent solidaires des GJ. Même si les responsables de leur communauté ne les poussent pas dans ce sens-là ». Il évoque ensuite les déclarations du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions juives de France), hostiles aux GJ, que cette fédération d’associations juives voudrait faire passer pour « crypto-fascistes ». Soral affirme à ce propos que c'est un peu dangereux, car cela pourrait conduire des gens à se renseigner sur ce qu'était le « vrai fascisme », en particulier le fascisme italien de Mussolini, et « voir que c'était un mouvement social dont un des objectifs était de refuser de payer la dette après la Première guerre mondiale ». Soral, qui semble apprécier le « vrai fascisme », s’oppose à Zemmour et les cadres du RN (Marine Le Pen en tête), qu’il considère comme des « bourgeois » dont le but est de « servir Israël », s'éloignant du « sérieux identitaire qu'il incarne ».

 

Quand la « dissidence » rapporte gros : le business d’Alain Soral


Pas de chance pour Soral, s’il avait pris pour cible les musulmans, comme la plupart des réactionnaires d’aujourd’hui, il serait sans doute invité sur tous les plateaux de télévision, notamment CNews, terre sainte de l’extrême-droite. Mais rassurons-nous, le fascisme à l’ancienne continue de séduire un public nombreux qui achète ses livres en masse et finance ses vidéos payantes :

 

« Si, depuis le début de la monétisation de sa chaîne, Egalité & Réconciliation aurait encaissé moins de 40 000 euros au titre de la publicité, la vidéo à la demande est, quant à elle, beaucoup plus rentable. Car, depuis juillet 2014, Alain Soral fait payer à ses fans chacune de ses apparitions filmées. (…) Il en coûte désormais 2 euros par vidéo. Et le succès est immense. Entre juillet 2014 et mars 2015, au rythme d’un entretien vidéo par mois, Egalité & Réconciliation aurait encaissé environ 50 000 euros grâce à ces seules vidéos payantes. Soit 5555 euros par interview. (…) Si Soral est un "dissident" aisé, c’est d’abord parce que cet adepte de la libre entreprise ne répugne pas à toucher des dividendes sur les profits de sa société : 10 000 euros en 2011 et 24 000 euros l’année suivante. La SARL ne déposant pas ses comptes, impossible de connaître les montants versés depuis. Ensuite, en patron social, Alain Soral n’oublie pas de se verser un salaire : 2500 euros net. Le Popeye de la "dissidence" touche aussi des revenus fonciers : un petit appartement parisien lui rapporte un peu plus de 12 000 euros par an. Enfin, son statut d’auteur à succès lui assure des revenus conséquents. Son éditeur, Blanche, affirme avoir vendu près de 185 000 exemplaires de ses différents ouvrages – pour lesquels il touche 12 % de droits d’auteur (…). La palme revenant à "Comprendre l’Empire", qui a dépassé les 100 000 ventes. Selon nos calculs, les différents livres édités par Blanche lui auraient rapporté 300 000 euros au total »[7].

 

Notre pourfendeur de bourgeois (juifs, il s’entend), pouvait donc vivre bourgeoisement dans son duplex parisien, à deux pas de Saint-Germain-des-Prés… avant de s’exiler (en janvier 2020) en Suisse, dans la ville de Lausanne, à proximité de la synagogue ! Cerise sur le gâteau de l’imposture intellectuelle, les revenus qu’il génère grâce à son site Égalité & Réconciliation sont versés à son association basée à Genève : « Les Amis genevois de la tolérance »[8]

 

La vision identitaire sur critères religieux que promeut (et monnaye) Alain Soral se distingue de celle de Zemmour à la fois au niveau de la religion ciblée (les musulmans pour Zemmour, les Juifs et Francs-maçons pour Soral[9]), mais également au niveau du milieu social visé (les dominés pour Zemmour, les dominants pour Soral). Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, Alain Soral (comme tout fasciste digne de cette infâme qualité) ne s’oppose pas au pouvoir (ou à la division de la société en classes sociales), mais à une partie seulement des dominants. Si l’on met de côté ses jugements proprement racistes ou antisémites, on peut se demander comment Soral arrive à ses conclusions lorsqu'on observe l'état des rapports de force en France et dans le monde actuellement. Les riches et puissants français sont presque tous catholiques (pour les rencontrer il n'est pas nécessaire de se rendre dans un lieu caché de tous, il suffit d'aller à l'église le dimanche matin dans les beaux quartiers de Paris). Ensuite, le contexte actuel d’un conflit en Ukraine et le risque d'une guerre nucléaire entre grandes puissances nous rappelle (si besoin est) que des superpuissances sont en concurrence pour se partager les richesses et territoires de ce monde, et que ce ne sont ni les Juifs, ni même les banques qui dirigent et contrôlent ces Etats (c'est particulièrement valable pour la Chine, en passe de devenir la première puissance économique mondiale). Mais on pourrait tout simplement se poser la question suivante : quel est l'intérêt de connaître la religion des dominants[10] ? En quoi cela peut changer le sort des classes laborieuses de savoir si leurs maîtres sont juifs, musulmans ou catholiques ? Si Alain Soral prenait le pouvoir et mettait tous les bourgeois de confession juive en prison pour les remplacer par des banquiers ou journalistes chrétiens ou athées, en quoi cela changerait les conditions matérielles d'existence des dominés ? On voit bien ici que l'analyse de Soral, en plus d'être sans fondement, nous conduit à une impasse au niveau de nos objectifs politiques (construire un monde vivable pour tous).

 

Activiste déradicalisé par Bronner ou supplétif dérouillé par Rouillan ?

 L’une des fonctions importantes des intellectuels est d'influer sur la construction (médiatique notamment) de l'image que l'on donne des luttes sociales et des opposants politiques. Les plus conservateurs jouent un rôle décisif pour les discréditer. L’un d’eux s’est particulièrement distingué à cet égard depuis quelques années : le sociologue Gérald Bronner. Dans un livre intitulé Déchéance de rationalité[11], il consacre un chapitre (« Déradicaliser Action directe ») à sa rencontre avec Jean-Marc Rouillan, ancien membre d’Action directe (organisation révolutionnaire ayant pratiqué la lutte armée en 1979-1987[12]), à l’occasion d’une émission sur France culture[13] sur la « radicalité » :

 

« C’était un homme râblé, crâne rasé, barbe courte, deux billes noires et piquantes enfouies sous des arcades un peu tombantes lui composaient un regard qui aurait pu être à part égale celui d’un sage ou d’un fou. Il avait lu mon livre La pensée extrême ou du moins prétendait-il l’avoir lu. Il entama le débat tambour battant avant même que l’émission ne commence car il lui semblait que je ne pouvais mettre sur le même plan les activistes d’extrême gauche et des membres de sectes par exemple. Il est vrai que dans ce livre, cherchant un socle cognitif commun à la fanatisation d’un esprit, j’étais conduit à faire des comparaisons qui ne plaisaient à aucun des individus ayant, à un moment ou à un autre de leur parcours, endossé les croyances radicales dont il était question. C’est d’ailleurs un trait commun de tous les croyants qui m’interpellent : ils sont souvent assez d’accord avec mes analyses, du moins  l’affirment-ils pour nouer le dialogue avec moi, mais il leur paraît qu’elles ne s’appliquent pas exactement à leur croyance à eux. La raison tient à ce qu’ils vivent leur croyance sur le mode de la connaissance. La ruse de la crédulité est évidemment de se faire passer pour de l’intelligence »[14].

 

L’un des problèmes selon lui est l’adhésion à une « idéologie » : « [Rouillan] ne pouvait concevoir que l’idéologie était un asservissement de l’esprit, lui qui avait cru toute sa vie qu’elle était une révélation de la vérité »[15]. Rien n’est dit cependant sur le fait qu’Action directe a été fondée par des jeunes gens (dont les parents pouvaient être Résistants) qui se sont engagés au départ contre le régime fasciste de Franco en Espagne. L’antifascisme doit-il être considéré comme une idéologie extrémiste de jeunes radicalisés[16] ? Si tel est le cas, il faut revoir entièrement les chapitres de nos livres d’Histoire sur la Seconde guerre mondiale…

Toujours est-il que Gérald Bronner pense qu’éveiller l’esprit critique des jeunes pourrait les mettre à l’abri de toute idéologie extrémiste. A cette fin, il participe à un programme étatique de « déradicalisation » : « Suite aux attentats de 2015/2016, le gouvernement français conçoit dans l'urgence une réponse inédite pour détourner les jeunes du djihad. Un projet emblématique est alors au cœur de toutes les attentions : le centre de prévention et d’insertion à la citoyenneté (CPIC), vite et mal nommé "centre de déradicalisation" »[17]. Selon Bronner :

 

« Comme quelques-uns de ceux qui critiquèrent mon engagement dans ce programme de Pontourny, [Rouillan] me reprocha d’être un "supplétif" (sic) du système. En d’autres termes, je travaillais à la normalisation des esprits en cherchant à "déradicaliser" ces jeunes gens. Or, s’il était en désaccord idéologique avec les djihadistes, il leur accordait de toucher par leur révolte une forme de vérité à la fois politiquement légitime et mal orientée du point de vue de ses objectifs. Leur rage lui paraissait fondée mais quel dommage qu’elle n’ait pas rencontré le marxisme de combat plutôt que l’islamisme ! Je ne discuterai pas ici de la nature de cette rage ni même de l’influence causale exacte qu’elle peut avoir sur la conversion des esprits à cette idéologie mortifère, j’ai pu montrer dans d’autres travaux combien ce que les sociologues nomment la "frustration relative" pouvait avoir sa part dans le processus de fanatisation d’un esprit. Ce que j’ai voulu exprimer dans ce débat, sans réussir à convaincre Jean-Marc Rouillan évidemment, c’est que le programme que je souhaitais mettre en place avec ces jeunes gens était l’opposé d’un asservissement. Il s’agissait plutôt de penser les conditions d’une plus grande autonomie cognitive pour eux »[18].

 

Le critère premier de Bronner n’est pas le passage à la violence[19], mais l’idéologie qu’il appelle « extrémiste ». Il ne s’intéresse donc pas aux jeunes qui s’engagent dans l’armée française et sont amenés à tuer des gens en Afrique ou au Moyen-Orient… Point de « déradicalisation » pour ces jeunes qui servent l’Etat (en faisant certainement preuve d’esprit critique !)[20]. C’est fort regrettable car notre sociologue médiatique aurait pu (nous) apprendre que « le réservoir de recrutement de l’armée est, pour des raisons sociales et générationnelles évidentes, le même que celui des djihadistes »[21]. Le sociologue Gérard Mauger précise à ce sujet que « l’armée mobilise des dispositions agonistiques pour faire la guerre, les djihadistes font appel aux mêmes ressources pour faire "la guerre sainte" »[22]. Et c’est Rouillan (non Bronner, pourtant sociologue de profession) qui évoque dans l’entretien les conditions sociales de production de la radicalité islamiste, au niveau international avec la naissance de Daesh (Etat créé en réaction à l’invasion de l’Irak en 2003 par l’armée américaine), au niveau national avec la vie (difficile) dans les « quartiers » populaires[23]. J’évoquerai ces conditions dans le chapitre 3, retenons simplement ici l’analyse de Mauger : « Dans l’économie symbolique des "jeunes de cités", l’offre djihadiste propose un "statut de héros négatif" (Khosrokhavar), encourage "une perception héroïque de soi" et, ce faisant, ouvre une opportunité inespérée de sortie de "l’insignifiance sociale" et d’accès à la notoriété. (…) Le désespoir terrestre (…) et le renoncement à toute amélioration future de son sort peuvent inciter, en effet, à ne plus attendre d’autre salut que céleste dans la conformité aux commandements divins (…), quitte à devoir s’en remettre à de petites entreprises de salut hérétiques définies par leur travail d’ajustement entre les révélations du prophète et la demande de cette fraction des "jeunes de cités" en délivrant un message qui permet la manipulation symbolique de leurs aspirations et les canalise vers le "djihad" »[24]. Si ce type d’analyse nous rapproche d’une compréhension véritable du djihadisme (et plus largement de l’engagement dans la lutte armée), les analyses de Bronner nous en éloignent certainement. Pire, elles justifient la réaction du pouvoir en place, qui ne fait qu’ajouter un peu plus de violence (et d’injustice) à une situation déjà dramatique. Ainsi, Jean-Marc Rouillan signale que les « cellules de déradicalisation sont destinées aux petits gamins de banlieue » (qui n’ont tué personne), qui ont été « tellement rejetés » que l’on ne leur accorde même pas l’idée que leurs positions pourraient être « politiques » (et non simplement « idéologiques »)[25]. Il parle à ce sujet de « guerre psychologique » (voir encadré ci-dessous) et ajoute : « vous voulez normaliser une population qui est dans un Etat d’apartheid ». Toujours dans cette émission de radio sur la radicalité, on entend le témoignage d’une petite fille « déradicalisée » qui se dit heureuse d’avoir changé d’idées, ce qui rend Rouillan « malheureux pour elle », car elle s’est débarrassée « d’idées mauvaises » pour finalement « avoir le discours du pouvoir dans la bouche », ce qui est commun à tous les repentis.

 

La « guerre psychologique », d’Hitler à Macron

 

L’historien Jérémy Rubenstein nous rappelle l’origine de ce que l’on appelle « guerre psychologique » : « La notion de "guerre psychologique" est déjà très présente avant le début de la guerre. L’expression est utilisée dès 1920 en Grande-Bretagne et le concept circule à travers le monde sous des appellations légèrement différentes selon les pays. Ainsi, en Allemagne, Hitler parle de "guerre mentale", tandis que la notion de "guerre de l’esprit" s’impose au Japon. Instrument central de cette guerre, la propagande intéresse alors les acteurs les plus divers : politiques, journalistes, universitaires, militaires, publicistes, etc. (…) Avec ces idéologies tranchées et la matérialité du terrain médiatique, les éléments pour l’affrontement des propagandes sont présents durant toutes les années 1930. La guerre psychologique ne se réduit toutefois pas à la seule propagande, elle dispose d’un arsenal plus vaste de méthodes d’intoxication : rumeurs, illusions d’optique, confusions sonores, etc. »[26]. En effet, si la propagande est la base de toute guerre psychologique (avec un usage tout particulier et intensif du mensonge[27]), elle fait usage de tout un arsenal d’outils visant  à convaincre la population du bienfait des décisions prises et actions menées, mais visant également à endoctriner, voire à retourner ses adversaires, c’est ce qu’on appelle familièrement un « lavage de cerveau », technique bien illustrée par le roman de George Orwell, 1984 (où le héro est amené à accepter les « vérités » imposées par son bourreau). Le but de la guerre psychologique peut donc être d’asservir les esprits, de faire en sorte qu’un individu change d’opinion ou de pensée. Elle peut aussi se donner pour objectif de briser les résistances psychologiques d’un individu dans le but de le neutraliser ou lui soutirer des informations, comme dans le camp américain de Guantanamo, où l’on torturait psychologiquement les prisonniers, par différentes techniques (comme la musique à très fort volume diffusée en permanence[28]).

Cet usage militaire de la guerre psychologique est rarement reconnu par les responsables de l’armée. Une exception notable est celle du général britannique Frank Kitson, qui a publié un ouvrage à ce sujet[29], tiré de son expérience en Irlande où on l’avait chargé de « briser le mouvement de libération nationale IRA pour maintenir la colonisation britannique » : « Tout général qu’il soit, Kitson considère que la répression militaire et policière classique n’a aucune chance de réussir sans une "campagne pour gagner les cœurs et les esprits", qu’il appelle "guerre psychologique stratégique" »[30]. Il s’agit d’user de « techniques de manipulation psychologique de l’opinion », d’attribuer des violences (attentats notamment) que l’on a soi-même commises à l’ennemi, de faire diversion en alimentant une « guerre de religion », de faire circuler de faux documents pour discréditer l’ennemi, d’infiltrer et corrompre les adversaires, d’alimenter la propagande médiatique (en s’assurant le soutien de journalistes si besoin est), etc. Mais cette guerre psychologique ne doit pas être utilisée uniquement contre une armée régulière, elle peut et doit l’être contre les mouvements de contestation sociale. Ainsi, Kitson a écrit que « l’armée doit se préoccuper et se préparer à faire face aux mouvements populaires longtemps avant qu’ils ne prennent la forme d’un soulèvement violent »[31]. Ce qui fait dire au journaliste Michel Collon que l’Irlande a servi de « laboratoire pour se préparer aux luttes sociales à venir », et la « façon dont l’Etat français a diabolisé et contré le mouvement des Gilets jaunes en est un exemple marquant »[32].

 

Au cours de son échange avec Bronner, Jean-Marc Rouillan fait la remarque suivante : « Je suis un radical. Pour moi radical veut dire s’attaquer aux mécanismes profonds de l’oppression et de l’exploitation d’aujourd’hui. (…) Mais radical ne veut pas dire qu’on emploie les armes. Les armes ne sont que des méthodes de lutte. (…) Pour moi le radicalisme est la profondeur de l’engagement pour une cause et son orientation. Ce n’est pas du tout la forme de l’expression de cette radicalité. Et je ne crois pas du tout à la déradicalisation, car lorsque vous l’employez, c’est à propos d’une classe, d’une population opprimée, exploitée. Je ne vois pas pourquoi on ne déradicalise pas la Bourse, les traders, les ministères qui aujourd’hui nous mettent sous Etat policier et Etat d’exception ! Pourquoi on ne parle pas de déradicalisation contre les plus réactionnaires de la bourgeoisie ? »[33]. On pourrait effectivement se demander si ce ne sont pas plutôt les gens au pouvoir qui devraient se rendre urgemment dans ce type de centre de déradicalisation, des individus que l’on est en droit de considérer comme des « extrémistes », comme le pensent le philosophe Alain Deneault (qui parle « d’extrême centre »[34]) ou l’économiste Olivier Berruyer qui affirme à propos des Macronistes que ce sont des « intégristes, des extrémistes libéraux, et on voit qu’ils mettent le pays au bord de l’abîme dans de nombreux sujets »[35]. Finalement, à la question posée par le journaliste de France culture de savoir s’il a été contacté pour participer au centre de « déradicalisation » et s’il accepterait, Rouillan répond : « Je ne suis pas un collabo ! Ni un collabo ni un supplétif ! Je ne prends pas partie dans ce conflit ».

 

« Frexit » : lutte de libération ou repli identitaire ?

 La volonté de quitter l’Union Européenne (UE) est-elle un combat progressiste ou un « repli nationaliste » comme le pensent nombre de militants et partis (de gauche comme de droite) aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, on fera déjà remarquer qu’il semble difficile d’imposer une monnaie unique sans une relative unité politique, autrement dit, sans règles partagées et services communs (Etat, services publics, etc.). Et pour créer une communauté politique, l’histoire nous montre que cela se réalise dans la plus grande violence (il suffit de se souvenir comment on a intégré de force certaines régions comme la Bretagne). Souhaitons-nous réaliser cette intégration à marche forcée au niveau européen ? Et si cela était possible, quelle différence cela ferait entre ce qui serait un véritable Etat européen et la nation française en plus vaste ? Autrement dit, celles et ceux qui dénoncent le « nationalisme » à l’échelle de la France, ne sont-ils point nationalistes au niveau européen[36] ? D’autant que défendre une organisation supranationale comme l’UE est un « discours de puissance » (celui des puissants), à l’instar du nationalisme français au tournant du 19e et du 20e siècle, lorsqu’il justifiait l’impérialisme de cette grande puissance qu’était la France.

Par ailleurs, on ne peut que constater actuellement le fait que les institutions européennes (le Conseil tout puissant et le parlement sans pouvoir ou presque) ne sont en rien démocratiques. En 1957, Pierre Mendès-France avait fait l’avertissement prémonitoire suivant : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une "politique", au sens le plus large du mot, nationale et internationale. Si la France est prête à opérer son redressement dans le cadre d’une coopération fraternelle avec les autres pays européens, elle n’admettra pas que les voies et moyens de son redressement lui soient imposés de l’extérieur, même sous couvert de mécanismes automatiques »[37]. Nous avons finalement renoncé à certains instruments de la démocratie représentative (à commencer par un très relatif contrôle de représentants élus) pour la construction d’une société qui n’est en rien démocratique… Sommes-nous conscient de la distance à parcourir pour construire une « Europe sociale », en l’occurrence, refaire ses institutions et imposer aux populations qui la composent une langue commune (indispensable pour échanger et discuter notamment des règles communes à établir) ?

Nous avons construit l’Union européenne au nom de la paix entre les nations et la création d’une puissance qui résisterait à la concurrence des pays dominants (USA, Chine, etc.), mais nous n’avons eu ni l’une (guerre à nos portes, au Kosovo et en Ukraine notamment), ni l’autre (on a organisé la concurrence entre Etats membres et l’UE ne fait que s’affaiblir à l’échelle mondiale). Finalement, il s’agit d’un « illusoire progrès de vers l’universel », comme l’écrit à raison Alain Accardo : « l’imposition technocratique d’un espace économique de libre-échange, pilotée par les oligarchies de la finance et de l’industrie, au mépris des acquis démocratiques et de la justice sociale, est célébrée comme un immense progrès du genre humain, sous le prétexte que, dans la logique de la mondialisation en cours, l’avenir serait à quelques grands ensembles capitalistes transnationaux de plus en plus intégrés où les Etats-nations seraient condamnés à être absorbés. Mais on ne voit pas pourquoi – sauf à confondre l’intérêt général avec celui des multinationales et des grands investisseurs – il faudrait, dans cette perspective, obliger les peuples européens à renoncer à des droits qu’ils ont conquis le plus souvent par la lutte et "harmoniser" toutes les politiques sociales et culturelles sur le modèle du moins-disant »[38].

Pour le philosophe communiste Daniel Bensaïd, si l’on peut souhaiter voir se constituer une société-monde (afin de mettre fin aux guerres entre nations), aujourd’hui une humanité unifiée n’est pas une réalité politique, seulement un horizon éthique. Ce n’est pas au niveau mondial que les luttes politiques se produisent mais principalement dans le cadre de l’État-nation et, au niveau international, entre États : « La politique présuppose des conditions spatiales et temporelles déterminées. Toute stratégie implique des déterminations spatiales et temporelles combinées. Or, depuis deux siècles, les classes antagoniques se sont affrontées dans un espace stratégique principalement (mais pas exclusivement) national, délimité par des frontières et centralisé par un État »[39]. Si l’on doit absolument renforcer les solidarités internationales et soutenir les luttes du monde entier, force est de reconnaître que le cadre de lutte se situe à l’échelle de la nation et d’un État, lieu principal du pouvoir, qui détermine les règles de vie commune et influe le plus au niveau de nos conditions matérielles d’existence. Et de fait, comment créer un mouvement ou une organisation progressiste efficace à l’échelle européenne ou mondiale alors que l’on a déjà tant de mal à le faire à l’échelle de la France, où l’on partage au moins la même langue[40] et le même cadre légal ?

Il est certain que la sortie de l’UE ne garantit en rien un progrès social (« sortie par la gauche ») et poserait des problèmes économiques et politiques gigantesques[41]. Cependant, on peut penser qu’elle permettrait au moins de se débarrasser d’une épaisse couche d’institutions fondamentalement antidémocratiques bien ancrées au-dessus de nos têtes. En conséquence, si l’on s’accorde à penser que l’UE est une machine à broyer nos droits sociaux et à accentuer l’exploitation des classes laborieuses, je ne vois pas très bien pour quelle raison l’option de la quitter devrait être nécessairement une régression politique ou un repli identitaire.

 

Le drame national du voile islamique

 Au moment où des millions de Français souffrent de la pauvreté (et de la faim pour une partie d’entre eux), la crise écologique tourne à l’effondrement, la guerre militaire est à nos portes, un sujet semble préoccuper autrement plus les journalistes des médias dominants et représentants politiques : l’islam et l’effroyable voile qui recouvre la tête de certaines jeunes filles qui osent vouloir le porter à l’école. On a parlé récemment (en septembre 2022) des femmes iraniennes en lutte contre le pouvoir pour ne pas se laisser imposer (par la police des mœurs s’il le faut) le port du voile islamique : elles militent ainsi pour le droit à disposer de leur corps comme bon il leur semble[42]. Ce combat n’est pas nouveau, il remonte au moins à 1979 et la révolution contre le shah. Nombreuses ont été les femmes qui ont participé au renversement du régime et se sont également battues contre l’islamisme : « En Iran, cette résistance commencée il y a quarante ans continue, avec des femmes qui se dévoilent en public et paient de lourdes peines de prison ce geste de liberté. En 1979, on ne pouvait imaginer que l’enjeu du voile gagnerait un pays comme la France ni qu’il y serait un constant objet de débats et d’affrontements où les femmes occupent, sans qu’elles en soient forcément des actrices volontaires, une place centrale. Des camps qui s’affichent comme opposés les entraînent dans un "choc des civilisations", les prennent comme mesure de la modernité ou de l’archaïsme, des identités nationale ou religieuse, du Nord et du Sud, de l’orientalisme ou de l’occidentalisme, du progrès ou de l’obscurantisme »[43]. Ce bout de tissu a effectivement suscité bien des débats, les femmes ont donc été au cœur de polémiques et réactions politiques. Ce qui paraissait inimaginable était que cette question allait diviser (voire fracturer) le mouvement féministe lui-même :

 « S’il était difficile en 1979 d’imaginer que le port du voile se développerait en France, il n’était guère concevable qu’il instaurerait une ligne de clivage entre féministes, les unes jugeant que, même porté librement, il est un signe d’oppression des femmes, les autres estimant que le féminisme consiste à laisser les femmes s’habiller comme elles veulent, ou se baigner dans la tenue de leur choix (par exemple en burkini), sous-entendant ainsi qu’un choix est respectable du moment qu’il est fait par une femme. On ne pouvait pas imaginer non plus que, au nom de ce qui est appelé la "lutte contre l’islamophobie", des féministes, au fil des années, signeraient en tant que telles des tribunes qualifiant de "liberticide" et de "raciste" une loi interdisant le port du voile au sein des établissements scolaires, ni même qu’elles manifesteraient aux côtés de prêcheurs islamistes. Mais l’imagination n’a pas toujours le pouvoir ! »[44].

 Les divisions au sein du mouvement féministe ne sont pas nouvelles, « cependant, d’autres questions méritent d’être posées. Ne s’agit-il toujours que de désaccords ? S’agit-il d’une salutaire extension du domaine du féminisme et d’un pluralisme bienvenu ? Ou bien de confusions, d’entreprises de brouillard et de brouillages, de régressions, de restaurations, de détournement et de captation d’un mot, avec un antiféminisme, voire un antiféminisme qui se déguise en antiféminisme ? »[45]. L’autrice de ces lignes, Martine Storti, pense en particulier qu’il devrait être possible de s’opposer « aux instrumentalisations identitaires de l’égalité femmes-hommes sans risquer d’autres accusations, celle de "faire le jeu" de l’islamisme ou de l’horrible "néo-féminisme" sectaire et délateur »[46].

Ce qui n’est pas vraiment discuté par Storti c’est la légitimité de l’intervention coercitive de l’Etat français : ce dernier doit-il se mêler de ce qui relève d’une éthique personnelle (mœurs) ? En effet, la situation en France, n’est pas identique à celle de l’Iran : dans notre pays, l’islam est la religion d’une partie minoritaire de la population, sans grand pouvoir et que l’on stigmatise pour ses pratiques culturelles singulières. De plus, si en Iran, l’Etat impose aux femmes de porter le voile, en France c’est l’inverse ; dans les deux cas, c’est bien l’Etat qui impose leur tenue vestimentaire aux femmes[47]. En quoi serait-ce une lutte progressiste (ou « féministe ») de contraindre les femmes à s’habiller de telle ou telle façon sous peine de sanctions ? Une même revendication peut donc prendre des sens différents suivant le contexte. Martine Storti voit les choses autrement : « Bizarrement, les mêmes ne font aucun lien entre ici et ailleurs à propos du port du voile. Juger que le cautionner ici et même en faire la promotion affaiblit les femmes qui là-bas, ailleurs, le refusent, se battent contre lui au risque de la violence, de la prison ou de la mort, ne serait que la marque d’un "écrasement des distances spatio-temporelles", comme le dit élégamment Pierre Tevanian, quand ce n’est pas celle du racisme antimusulman et de l’impérialisme. Evidemment, si un jour le port du voile n’était plus, pour aucune femme au monde, une obligation, alors sans doute serait-il possible d’en parler autrement et peut-être de ne plus rien en dire. Mais en attendant, en tant que femme, je suis du côté de celles qui n’ont pas le choix, ici et ailleurs, et qui luttent pour l’avoir »[48]. Le problème, justement, est de savoir si les femmes en France le portaient volontairement ou sous contrainte, et on a résolu la question en leur imposant de le retirer sous peine d’exclusion de l’école[49]. En outre, on sait désormais que ces lois sont inefficaces et même contreproductives, comme le note Gérard Mauger : « Il est vrai néanmoins qu’on ne saurait émanciper un(e) croyant(e) de force (celle de la loi) et que l’interdiction produit vraisemblablement des effets inverses de ceux qu’elle vise. Elle justifie, en effet, les accusations de discrimination (en l’occurrence, à l’égard des musulmanes) et d’"islamophobie", renforce la victimisation, légitime la résistance à l’oppression et favorise ainsi le prosélytisme plus qu’elle ne le combat… »[50].

 


La position rationaliste : critique des croyances, respect des croyants

 

Le voile serait donc un signe de soumission des femmes de confession musulmane (ignorant au passage qu’il existe des féminismes islamiques[51]). On fera déjà remarquer à ce propos que tant que la domination masculine perdurera, toutes les femmes seront dominées, voilées ou non. Ensuite, si l’on veut vraiment discuter du rapport entre religion et sexisme, pourquoi s’arrêter à l’islam ? On sait que toutes les religions existantes reposent sur des idées non seulement fausses mais réactionnaires, en particulier la place subordonnée des femmes (la Bible ne faisant pas exception à la règle). A la suite des réflexions de Karl Marx sur la religion (comme « opium du peuple »[52]), on a montré également son rôle conservateur lorsqu’elle interdit la connaissance des causes matérielles des souffrances des gens en donnant des raisons surnaturelles (donc fausses) à leur situation malheureuse, ce qui les éloigne de la possibilité d’une amélioration de leurs conditions d’existence. Pierre Bourdieu défend à peu près la même idée lorsqu’il écrit que « les catégories de pensée théologiques sont ce qui rend impossible de penser et de mener la lutte des classes en tant que telle en permettant de la penser et de la mener en tant que guerre de religion »[53]. Militer pour la disparition de toutes les croyances religieuses pourrait sans doute contribuer à l’émancipation de l’humanité. Mais il semblerait que cette position (rationaliste) ait disparu du mouvement progressiste qui veut se montrer « tolérant » sur ces questions. Tolérance pour les idées (fausses et conservatrices) mais pas toujours pour les personnes victimes de ces idées qui font de surcroît l’objet de nouvelles sanctions imposées par l’Etat… Tout laisse à penser que la position rationaliste classique, qui consiste à faire clairement la distinction entre la critique des idées (ou des dogmes[54]) et l’attaque contre des personnes, ne soit plus beaucoup défendue. Si un progressiste adoptait cette posture, il ne devrait pas se priver de discuter des fondements du Coran (comme de la Bible ou de tout autre texte religieux), tout en prenant fait et cause pour toutes les personnes musulmanes que l’on agresse ou persécute. Position qui conduit à s’opposer fermement à celles et ceux (des intellectuels ou écrivains notamment) qui ont inventé un « problème musulman »[55], une pure construction idéologique réactionnaire[56], qui a des conséquences tragiques dans la réalité (avec des attentats contre des mosquées ou des personnes musulmanes)[57].  

 

 Quoi qu’il en soit, on ne peut que constater que la question du voile (et de l’islam) a pu diviser, y compris les progressistes. La question que l’on devrait systématiquement se poser à ce sujet est la suivante : est-ce vraiment un problème assez grave pour en discuter régulièrement dans les médias nationaux et voter de nouvelles lois ? Pourquoi en faire un drame national, alors que cela ne concerne finalement qu’un faible nombre de jeunes femmes ? Cette omniprésence du débat sur le voile a conduit certains observateurs à penser (tout haut) qu’il s’agissait ni plus ni moins que d’une tentative de diversion (attaque récurrente contre les méchants musulmans)[58], ce problème « identitaire » voilant de fait d’autres questions sans doute plus urgentes, les questions économiques ou écologiques, auxquelles le pouvoir n’apporte aucune réponse sérieuse pour les classes laborieuses. Comme l’écrit à raison Gérard Mauger : « Pour hâter la sécularisation, du moins pourrait-on cesser d’accréditer "l’intérêt" retrouvé et constamment renouvelé pour ce genre de débats qui valident la vision "racialisée" ou "ethnicisée" du monde social et renforcent la division au sein des classes populaires en exhibant ce qui sépare pour faire écran à ce qui rassemble : une condition (chômage, précarité, exploitation) et un éthos partagés »[59].

 

Le « féminisme identitaire » 

Pour ajouter un peu plus de confusion à une situation déjà complexe, l’extrême-droite peut aujourd’hui instrumentaliser des combats progressistes pour défendre ses idées conservatrices ou réactionnaires. Je pense notamment à la conversion soudaine de certains conservateurs (ou, plutôt, certaines conservatrices ici) au féminisme, mais à un féminisme bien particulier : « Le féminisme est "blanc" et "occidental", affirment les uns pour le stigmatiser. C’est vrai, répondent certains de ses défenseurs, cette fois pour s’en féliciter. Dans les deux cas, le féminisme est embarqué sur le navire de l’identité, ce qui pouvait lui arriver de pire »[60]. Martine Sorti mentionne le fait que le président de la République Nicolas Sarkozy, lorsqu’il lance son débat sur l’identité nationale en 2009 (après la création d’un Ministère de l’identité nationale et du développement solidaire), affirme que « l’égalité entre les sexes, les droits et la liberté des femmes sont des composantes » de l’identité française : « Rabattre l’égalité et la liberté des femmes sur l’identité nationale est une manœuvre doublement critiquable, puisqu’elle revient à "identitariser" deux principes politiques, l’égalité et la liberté et, dans le même mouvement, à leur ôter ce statut d’enjeux politiques pour les confondre avec des mœurs, des modes de vie ou des cultures »[61]. On a donc ici une « affirmation identitaire nationalo-féministe » qui instrumentalise les femmes et leurs luttes[62]. En conséquence, « grâce à l’inscription de l’égalité femmes-hommes au registre de l’identité française, des antiféministes de toujours ont pu faire semblant de se rallier à l’émancipation des femmes, dès lors qu’elle permettait d’alimenter un séparatisme, non plus cette fois entre Blancs et non-Blancs, mais entre les Français "de souche" et les Français "pas de souche" (…). Ainsi, au fil des années, on a vu des partis politiques de droite et d’extrême-droite qui ont toujours combattu les luttes féministes, qui se sont opposés à la contraception, à l’avortement, qui n’ont jamais cessé de défendre une vision traditionnaliste de la masculinité et de la féminité, des détracteurs farouches et constants de Mai 68 et du MLF, devenir les thuriféraires de l’égalité femmes-hommes »[63]. On voit même un magazine aussi réactionnaire que Valeurs actuelles défendre « l’émancipation des femmes, dès lors qu’elle permet de stigmatiser les "banlieues islamisées", les habitants des "territoires perdus de la République", les "immigrés", etc., tout en faisant l’éloge d’Eric Zemmour. Un "en même temps" surprenant, puisque Zemmour, livre après livre, met l’émancipation des femmes et la lutte contre le patriarcat au rang des principales causes de la destruction de l’identité nationale et du "suicide français" »[64]. Tous les prétextes sont bons pour rendre responsables des malheurs des dominés (et des citoyens français en général), les immigrés ou leurs descendants (un peu trop colorés ou islamisés).

A partir du milieu des années 2010, on assiste même à une « formulation raciste de la dénonciation du sexisme » : « C’est ce filon sécuritaire, associant les violences sexistes à l’immigration extra-européenne et à l’islam, qui est l’axe principal de la campagne présidentielle [en 2017] du Rassemblement bleu Marine envers les femmes »[65]. Nombre de femmes seront en première ligne pour défendre cette « rhétorique réactionnaire », sujet du livre de Magali Della Sudda sur les Nouvelles femmes de droite : « Loin d’être homogène, le militantisme féminin identitaire suit deux lignes qu’on peut résumer ainsi : un courant conservateur, incarné par Belle et Rebelle et Thaïs d’Escufon (née en 1999), porte-parole de Génération identitaire de 2020 à 2021 ; et un courant de sensibilité plus libertarienne tel que l’incarne le collectif Némésis, créé en 2019 – qui se désigne comme "féministe non conformiste". Si les Identitaires professent un antiféminisme classique dans les droites radicales, Némésis se positionne clairement comme féministe pour politiser les violences sexistes et sexuelles en désignant les hommes étrangers ou d’origine non européenne comme les principaux ennemis des femmes »[66]. Les premières sont donc féminines mais pas féministes[67], contrairement aux secondes : « le succès du mouvement #MeToo, qui dépasse les milieux féministes, offre une nouvelle occasion de reformuler la cause identitaire en accaparant les violences faites aux femmes. Le samedi 23 novembre 2019 a lieu à Paris et dans différentes villes de France une manifestation contre les violences faites aux femmes. C’est la deuxième manifestation d’ampleur après la prise de parole des femmes sur les réseaux sociaux à travers le hashtag #MeToo. La parole des femmes sur les violences sexuelles et sexistes est devenue audible et les violences faites aux femmes sont mises à l’agenda politique (…) Un groupe de femmes entre dans le cortège pour dénoncer le rôle des hommes d’origine étrangère dans les violences faites aux femmes. Une altercation s’ensuit avec les autres participantes, et le collectif Némésis est sorti du cortège. L’épisode est médiatisé à droite. (…) Némésis se réclame du féminisme identitaire, plaçant la défense de l’identité des femmes européennes au cœur de son projet politique »[68]. Ce collectif est né hors de Génération identitaire). Il se déclare apolitique, mais il est proche des Identitaires. « Le retournement de la cause féministe pour dénoncer l’immigration s’opère en utilisant les violences faites aux femmes comme un cas typique de l’effet négatif de l’immigration. Pour ces femmes qui revendiquent l’étiquette de "féministes identitaires", l’immigration a remplacé le patriarcat en tant qu’ennemi principal »[69].

 

« Piège identitaire » ou piège des Identitaires ?

 Dans son livre Le piège identitaire (l’effacement de la question sociale), Daniel Bernabé soutient (comme bien d’autres intellectuels) que ce qui a permis à la « gauche » de gouvernement de se distinguer de la droite, ce sont les questions « identitaires » ou « sociétales » : « Les thématiques du mariage gay, des questions mémorielles, de l'écriture inclusive, de la visibilité des minorités ethniques ont commencé à occuper les premières pages des médias et à créer la controverse. Redéfinis en termes de droits et de représentations des identités, les conflits sociaux, qui portaient jusqu'alors sur des problèmes structurels et se situaient dans une sphère matérielle, celle de l'économie et du travail, se sont ainsi déplacés sur le terrain symbolique »[70]. Il écrit également que « la dérive postmoderne des mouvements contestataires, qui les a amenés à se battre sur des terrains très éloignés des préoccupations quotidiennes de la plupart des gens – bref, ce que j'appelle le piège identitaire »[71]. Enfin, l’auteur pense que ces « luttes identitaires » auraient servi de « tremplin [à] la nouvelle extrême-droite ». Parler de « piège identitaire » simplifie sans doute le problème, mais le clarifie-t-il pour autant ? 

Tout d’abord, parler de question « sociétale » pour des luttes féministes ou antiracistes me semble complètement injustifié. Prenons le cas des violences faites aux femmes : il s’agit ni plus ni moins de soumettre les femmes par la force brute ; en quoi ce problème devrait être considéré comme secondaire et désigné par ce terme dépréciatif « sociétal » ? De plus, que la « gauche »[72] soutienne ces luttes (féministe, antiraciste, etc.) n’a rien de déshonorant ; ce qui l’est en revanche, c’est l’abandon de la lutte des classes économique. En abandonnant ce combat et en adhérant au néolibéralisme, malgré quelques mesures progressistes bénéficiant à un groupe « minoritaire » (droits des homosexuels par exemple), elle ne peut faire illusion et éviter de passer pour ce qu’elle est véritablement : une « deuxième droite »[73]. Toutefois, ce n’est pas parce que la « gauche » (de gouvernement) n’est plus de gauche qu’il faut pour autant discréditer toutes les luttes progressistes qu’elle peut parfois soutenir. Et l’existence de courants dits « (néo)libéraux » (ou « culturels ») au sein des mouvements féministes ou antiracistes (cf. annexe suivante) ne doit pas non plus conduire à rejeter (ou mépriser) ces mouvements dans leur ensemble, qui ont toujours leur légitimité propre (ce sont bien des figures de la lutte des classes pour parler comme Domenico Losurdo), et dont une partie (non négligeable) de leurs membres peuvent parallèlement participer à la lutte anticapitaliste (il existe nombre d’activistes qui mènent de front plusieurs luttes politiques).

Par ailleurs, le terme « identitaire » prête également à confusion. Le sociologue Eric Neveu fait remarquer à juste titre que la notion d’identité est problématique et très discutée en sciences sociales : « L’identité est à la fois le sentiment subjectif d’une unité personnelle, d’un principe fédérateur durable du moi et un travail permanent de maintenance et d’adaptation de ce moi à un environnement mobile. L’identité est le résultat d’un travail incessant de négociation entre des actes d’attribution, des principes d’identification venant d’autrui et des actes d’appartenance qui visent à exprimer l’identité pour soi, les catégories dans lesquelles l’individu entend être perçu. L’activité protestataire constitue un terrain propice à ce travail identitaire »[74]. Pour l’historien Gérard Noiriel, « toute personne est façonnée par un grand nombre de caractéristiques identitaires (liées à son genre, son milieu social, sa nationalité, sa religion, son origine, etc.). C'est ce que j'appelle des "identités latentes" que nous aménageons à notre convenance dans notre vie privée. Un discours identitaire se caractérise par le fait qu'il sélectionne l'une de ces identités latentes pour la projeter dans l'espace public, la transformant ainsi en une entité collective, un "personnage" dénoncé ou défendu dans le cadre des luttes politiques du moment »[75]. Prenons le cas de la sexualité. Si les pratiques sexuelles des individus relevaient exclusivement du domaine privé et n’étaient pas l’objet d’une quelconque réprobation (morale ou religieuse), on pourrait parler d’une identité latente. Malheureusement, dans certains contextes, l’homosexualité est mal considérée et fait l’objet de diverses brimades (voire de condamnations légales par certains Etats). Pour défendre leurs droits, les individus dont l’une des caractéristiques identitaires est d’être homosexuel ont été contraints de lutter[76]. Leur objectif premier était d’« obtenir la reconnaissance pleine et entière de leur existence, de leurs droits, de leur droit à l’existence »[77]. Il s’agit donc déjà à proprement parler d’une lutte existentielle : un droit à l’existence des homosexuels, qui n’est toujours pas complètement acquis dans nos sociétés[78]. Victorieuse, cette lutte conduirait sans doute cette identité politisée à être de nouveau une identité latente, enfin acceptée par tous[79].

En réalité toute lutte sociale ou politique a une dimension identitaire, y compris la « lutte des classes » (économique). En effet, comme l’a clairement indiqué Noiriel, le milieu social (ou l’appartenance de classe) fait partie des identités latentes. Un ouvrier qui revendique son appartenance à la « classe ouvrière » (aussi définie comme classe révolutionnaire, que l’on se nomme « communiste », « anarchiste » ou « Gilet jaune »[80]), se battant pour l’amélioration de ses conditions matérielles d’existence, mène une lutte (« des classes ») qui est à la fois économique et identitaire. A l’inverse, ce que l’on appelle « identitaire » a une dimension sociale. Ainsi, les Identitaires pensent aussi mener une lutte économique : en s’opposant à l’arrivée de nouveaux migrants venant du continent africain (ou en militant pour la « remigration »), ils prétendent non seulement préserver la domination numérique des Blancs dans leur pays, mais ils souhaitent aussi éviter de partager les richesses économiques en ces temps de crise (le FN/RN lie constamment chômage et immigration). Comme indiqué précédemment, cette « question identitaire » (rejet des Noirs et des Arabes par les « petits blancs ») est liée à l’histoire coloniale du pays (et donc à la lutte de classes interétatique ou internationale). Les populations colonisées ont été intégrées dans la structure de classes de l’Empire français, tout en bas de l’échelle sociale. Les « immigrés » venant des pays colonisés et leurs descendants sont séparés du reste des classes laborieuses françaises par un marqueur identitaire négatif (dévalorisation symbolique de la couleur de peau notamment) dont il est difficile de se débarrasser (comme d’un accent ou d’une langue nationale). D’un autre côté, les « petits blancs » semblent s’accrocher en ces temps de crise économique à leur seule richesse (de position) et l’espoir d’une aide de l’Etat (réservée aux « Nationaux »). Ils y sont encouragés par des organisations (ou partis) politiques qui renforcent leurs croyances identitaires (en maintenant les catégories racistes imposées durant la colonisation, « Noirs », « Arabes » ou « Musulmans ») et souhaitent maintenir en bas de la structure sociale les populations stigmatisées (voire les en exclure par un « retour au pays » d’origine), au grand soulagement des classes possédantes qui sont préservées d’un front uni des classes laborieuses qui pourrait menacer leurs intérêts. Je ne sais pas si l’expression « piège identitaire » est bien choisie, en revanche on pourrait certainement parler d’un piège des Identitaires, qui maintient les classes laborieuses dans une position de subordination et les condamne à se disputer les quelques miettes que veulent bien leur jeter les dominants. Les luttes (ou problèmes) identitaires, que l’on ferait sans doute mieux d’appeler tout simplement luttes (ou problèmes) réactionnaires, nous éloignent ainsi de la construction d’un monde plus juste[81] et vivable pour tous.



[1] En cela, il ne se distingue pas de la position du FN/RN de Marine Le Pen qui a remplacé le racisme biologique à l’ancienne (pratiqué par Jean-Marie Le Pen) par un différencialisme culturel : « au rejet fondé sur la couleur de la peau et la hiérarchisation biologique des groupes humains, s’est substituée l’idée d’une irréductibilité des différences culturelles » (Grégoire Kauffman, Le Nouveau FN. Les vieux habits de l’extrême-droite, Paris, Seuil, 2016, p. 85. L’auteur indique très justement dans le chapitre 5 (« Les métamorphoses du racisme ») de son ouvrage que c’est l’islam qui est « en ligne de mire » depuis 2009, religion qui serait opposée aux « valeurs républicaines ». Toutefois, dès le milieu des années 2010, le FN/RN et ses cadres vont adhérer à la théorie du « Grand remplacement » qui n’est pas juste culturel (religion chrétienne remplacée par l’islam) mais aussi et surtout « ethno-racial » (peur du remplacement de la population « blanche » par une population qui l’est moins). Quant à Zemmour, il participe de la réhabilitation du mot « rare » et défend l’idée de « guerre des races » : « ce que le polémiste veut accréditer, c’est l’idée d’une "guerre civile qui vient". Une "guerre civile" que la langue d’Éric Zemmour veut nous habituer à penser comme "une guerre des races". (…) Éric Zemmour, lui, modèle patiemment notre langue et notre imaginaire pour réhabiliter le mot et la chose » (Cécile Alduy, La langue de Zemmour, Paris, Seuil, 2022, p. 14). L’autrice parle de « manichéisme identitaire » : « L’amalgame et l’antithèse sont les deux grandes figures de style d’Éric Zemmour. D’un côté, le polémiste efface les différences pour unifier dans un même magma idéologique des moments ou des personnalités dissemblables (Pétain = de Gaulle ; le Kosovo = la Seine-Saint-Denis), de l’autre il dresse des catégories étanches, antagonistes, pour les séparer, et même exclure tout un pan de la société française comme distincte par nature. Le manichéisme identitaire suppose d’un côté que l’identité française soit une et identique à elle-même au fil des âges, de l’autre qu’elle se purifie de tout ce qui pourrait altérer son essence » (ibid., p. 31).

[2] Eric Zemmour, 15 février 2022 (en ligne : https://twitter.com/ZemmourEric/status/1493636250993049609).

[3] Eric Zemmour, CNews, 5 février 2022 (en ligne : www.cnews.fr/france/2022-02-05/eric-zemmour-je-serai-le-president-de-la-reconciliation-des-classes-1179422).

[4] François Boulo, Reprendre le pouvoir. Manuel d'émancipation politique, Paris, Les liens qui libèrent, 2022, p. 5.

[5] En ligne : www.egaliteetreconciliation.fr/Alain-Soral-Gilets-jaunes-analyse-et-synthese-53000.html. On trouve cette émission dont l'accès est limité sur Dailymotion : www.dailymotion.com/video/x6yfzlk.

[6] On pourrait défendre qu’il faudrait arrêter de parler de « gauche » ou de « droite » dans le contexte actuel de confusion des catégories (combien se disent de « gauche » alors qu’ils ne luttent pas contre les inégalités sociales). Mais on pourrait toujours distinguer quatre positionnements politiques : les progressistes radicaux (les révolutionnaires), les progressistes modérés (les réformistes), les conservateurs (la « droite »), et les réactionnaires (« l’extrême-droite »).

[7] Robin D’Angelo et Mathieu Molard, « Livres, boutique, vidéos… Enquête sur le business Alain Soral », L’Obs, 26 août 2015 (en ligne : www.nouvelobs.com/societe/20150826.OBS4801/livres-boutiques-videos-enquete-sur-le-business-alain-soral.html).

[8] « Alain Soral déménage en Suisse », The Times of Israël, 27 janvier 2020 (en ligne : https://fr.timesofisrael.com/alain-soral-demenage-en-suisse/).

[9] Toutefois, on ne peut pas vraiment dire que Zemmour défende les Juifs pour autant. Ainsi, parmi les contre-vérités historiques défendues par ce triste sir, Eric Zemmour affirmait en 2014 « sur le plateau de l’émission On n’est pas couché : "Pétain a sauvé les Juifs français!" Depuis, voilà plus de quatre ans que le polémiste rend hommage à une action salvatrice de Pétain, que ce soit pour les Juifs, ou pour la France toute entière. Son tort principal se résumant finalement grosso modo à avoir "ménagé la chèvre et le chou". Derrière cette vision de Pétain en sauveteur (ou carrément en sauveur ?), on ne distingue pas seulement un désir hétérodoxe de réhabiliter un grand homme que l’histoire officielle s'évertuerait à conspuer. Mais aussi une théorie charpentée, qui s'est imposée à la Libération comme “la thèse du glaive et du bouclier” (…). Cette “thèse du glaive et du bouclier" porte l’idée que De Gaulle et Pétain auraient campé deux stratégies pour défendre, ensemble mais dans des registres différents, la France face à l’ennemi allemand et nazi. Cette vision de l’histoire est ancrée à l’extrême-droite, et permet principalement à ceux qui s’inscrivent dans une filiation à Philippe Pétain de développer l’idée que la signature de l’armistice le 22 juin 1940 en forêt de Compiègne aurait été en somme un moindre mal. (…) Dans l’immédiat après-guerre, la "thèse du glaive et du bouclier" offre une possibilité de camouflage déculpabilisant aux tenants de Vichy qui y trouvent une fable commode pour faire le récit d'eux-mêmes dans une guerre qu’ils ont perdue à tous égards » (« Les contre-vérités de Zemmour sur Pétain et Vichy », France culture, 13 mai 2019, en ligne : www.radiofrance.fr/franceculture/les-contre-verites-d-eric-zemmour-sur-petain-et-vichy-5689659). Cf. Zemmour contre l’Histoire (Gallimard, 2022).

[10] En tout cas, la religion n’est pas un critère pertinent pour la bourgeoisie, la position sociale seule compte, cf. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie (La Découverte, 2000).

[11] Gérald Bronner, Déchéance de rationalité. Les tribulations d’un homme de progrès dans un monde devenu fou (Grasset, 2019).

[12] Cf. Jann Marc Rouillan, Dix ans d’Action directe. Un témoignage, 1977-1987 (Agone, 2018) ; Isabelle Sommier, La violence révolutionnaire (Presses de Sciences-Po, 2008).

[13] « Du grain à moudre », 10 février 2016 (en ligne : www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre/jusquou-pousser-le-concept-de-deradicalisation-0).

[14] Gérald Bronner, Déchéance de rationalité, op. cit., p. 28-29.

[15] Ibid., p. 32.

[16] Gérard Mauger fait très justement remarquer à ce propos : « Outre qu’elle induit une interprétation contestable, la notion de "radicalisation" invite à confondre les phénomènes de radicalisation politique (celle des brigadistes italiens, de la RAF en Allemagne ou d’Action directe en France) et religieuse, ignorant tout ce qui les sépare, à commencer par les fins explicitement poursuivies par les uns et par les autres (l’institution d’un Etat islamique universel, d’un côté, une société sans classes, de l’autre) et les cibles proprement religieuses des attentats djihadistes : blasphémateurs, apostats, juifs et, de façon générale, "kuffars" (i. e. les mécréants ou les infidèles) » (Gérard Mauger, Repères (II) pour résister à l’idéologie dominante, Vulaines sur Seine, Croquant, 2018, p. 100-101). En note, il ajoute : « A tout prendre, le djihadisme est sans doute plus proche du terrorisme d’extrême-droite et son "Viva la muerte !" que du terrorisme d’extrême-gauche… » (ibid., p. 101).

[17] En ligne : www.editions-eres.com/ouvrage/4643/un-impossible-travail-de-deradicalisation. Ce centre est installé au château de Pontourny, à Beaumont-en-Véron, en Indre-et-Loire. Il a accueilli seulement neuf pensionnaires entre son ouverture en septembre 2016 et sa fermeture en juillet 2017. Cela a donc été un véritable fiasco, a priori, les intervenants n’ont pas réussi à s’entendre sur le programme, il y a eu des désaccords.

[18] Gérald Bronner, Déchéance de rationalité, op. cit., p. 29.

[19] Bronner ne semble donc pas souscrire à une définition déjà contestable formulée ainsi : « Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel » (Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2014, p. 7-8). On voit bien ici qu’il faut passage à l’action violente pour parler de radicalisation ; mais pourquoi parler uniquement de contestation de l’ordre établi ? et pourquoi « extrémiste » ?

[20] Si ces militaires sont capables de tuer sans même adhérer à des idées considérées comme « extrêmes » et qu’à l’inverse nombre de « radicalisés » adhérant à une « idéologie extrémiste » n’ont jamais assassiné personne, où se situe le problème exactement ? Bronner ne répond pas à cette question…

[21] Olivier Roy, La Peur de l’Islam. Dialogues avec Nicolas Truong, Paris, Le Monde/l’Aube, 2015, p. 63.

[22] Gérard Mauger, Repères (II) pour résister à l’idéologie dominante, op. cit., p. 113.

[23] A ce sujet, cf. Laurent Bonelli & Fabien Carrié, La fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français (Seuil, 2018) ; Éric Marlière, La fabrique sociale de la radicalisation : une contre-enquête sociologique (Berger Levrault, 2021).

[24] Gérard Mauger, Repères (II) pour résister à l’idéologie dominante, op. cit., p. 114-115.

[25] Bronner reconnaît que ces jeunes « sont porteurs de valeurs », ils ont des « raisons humanitaires » d’aller en Syrie, ils veulent « aider plutôt que faire du mal ».

[26] Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », Paris, La Découverte, 2022, p. 44-45. Rubenstein mentionne « trois maîtres de l’action psychologique » dans les années 1920-1930 que sont « les Allemands Willi Münzenberg (1889-1940) pour l’Internationale communiste (Komintern) et Joseph Goebbels (1897-1945) à l’intérieur de l’appareil nazi, ainsi que l’Américain d’origine autrichienne Edward Bernays (1891-1995), au cœur du système libéral des Etats-Unis, ont tous trois mis en pratique (et éventuellement théorisé) des actions de propagande au service de leurs causes respectives » (ibid., p. 46-47). Ce sont en quelque sorte les pères de la propagande de masse moderne.

[27] « Au-delà des techniques, notons deux certitudes communes aux propagandistes (…) : la population est malléable à l’envi et la vérité est très relative ou, plus exactement, n’a pas une importance cruciale ; et si tant est qu’on la connaisse, elle n’est qu’un paramètre à prendre plus ou moins en compte selon l’objectif fixé. C’est seulement armé de ce cynisme, diversement marqué selon les propagandistes, que peut s’exercer la propagande » (ibid., p. 52-53). Ils utilisent l’arme du mensonge et peu importe s’il est finalement dévoilé, car durant un certain temps (plus ou moins long) il aura été largement diffusé (il est donc toujours efficace). Ce qui fait dire à l’auteur que « si l’objectif est à court terme, alors le mensonge même le plus grossier est envisageable – et souvent utilisé » (ibid., p. 56).

[28] Cf. Juliette Volcler, Le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011).

[29] Frank Kitson, Low Intensity Operations. Subversion, Insurgency and Peacekeeping (Faber and Faber, 1991).

[30] Saïd Bouamama & Michel Collon, La gauche et la guerre. Analyse d’une capitulation idéologique, Investig’Action, 2019, p. 92.

[31] Frank Kitson cité in ibid., p. 94. Dans le documentaire de Pierre Carles, Volem rien foutre al païs (2007), on observe un entrainement des militaires français formés à la guérilla urbaine (ils reprennent un « hôtel de ville ») ; Pierre Carles interroge alors la ministre de la défense (Michèle Alliot-Marie) sur le fait que, sur la plaquette de présentation, il est indiqué que « l’armée pourrait intervenir en cas de blocage de l’économie » et lui demande « est-ce la mission de l’armée d’intervenir en cas de paralysie de l’économie ? » ; la ministre répond que « l’armée est là quand c’est la survie même de la nation qui est en menacée ».

[32] Ibid., p. 94.

[33] Sans surprise, Bronner répond qu’il « ne se retrouve pas du tout dans la définition » proposée par Rouillan et « préfère parler d’extrémisme que de radicalité ».

[34] Pierre Serna, L’extrême centre ou le poison français, 1789-2019 (Champ Vallon, 2019).

[35] « En France, la grande colère qui vient », Le Média, 30 avril 2022 (en ligne : www.youtube.com/watch?v=3aGwXNc7cbw).

[36] Du reste les médias dominants, n’étant pas à une contradiction près, nous encouragent à défendre la France lorsqu’il s’agit de sport ou de culture, mais pas lorsqu’il est question de politique ou d’économie… Et les mêmes qui ne tarissent pas d’éloges sur le « patriotisme » des Ukrainiens en guerre contre la Russie, dénoncent les Français qui se disent « patriotes », tous réactionnaires ou xénophobes... Et un nationalisme européen semble tout à fait acceptable, ainsi le ministre de l’économie Bruno Le Maire déclare (sur France Inter, le 19 novembre 2022) : « nous plaidons avec le président pour une préférence européenne sur notre production industrielle » (il fait référence aux « subventions » des USA ou de la Chine pour leurs industries, et affirme que la « mondialisation libérale totalement ouverte, depuis la crise du covid, est morte »). Il avait déjà utilisé l’expression « préférence européenne » auparavant, notamment à propos d’achat d’armement (sur BFM Business, 18 juin 2019) : « Pour le ministre de l'Economie, les pays membre de l'union européenne devraient privilégier les entreprises européennes pour les contrats de défense ». Cette expression laisse penser à une forme de protectionnisme européen. Si l’on suit la logique de Marx (qu’il appliquait notamment à propos de l’Irlande qui se battait pour son indépendance vis-à-vis de l’Empire britannique), il n’est pas illégitime de défendre sa « nation » et sa « culture nationale » (la langue, etc.) lorsqu’il s’agit de se battre pour l’indépendance de son pays, mise en danger par la colonisation ou la domination d’une grande puissance. Bien entendu, ce patriotisme prend un sens complètement opposé lorsqu’on se retrouve du côté des Etats dominants. En quoi défendre la culture américaine serait-il aujourd’hui progressiste aux USA alors que cette nation domine le monde ? Le problème se complique pour les puissances moyennes comme la France : défendre la « France » (son hymne ou son drapeau notamment), est-ce un acte libérateur (défendre l’indépendance de ce pays) ou dominateur (par rapport aux pays qu’elle peut encore exploiter) ?

[37] Pierre Mendès-France, « Discours sur les risques du Marché commun », 18 janvier 1957, cité in « En finir avec l’Union européenne, cette oligarchie qui nous mène à la ruine – Olivier Delorme », Élucid, 19 novembre 2022 (www.youtube.com/watch?v=AYPOHC1_9TM). Olivier Delorme fait le commentaire suivant : « Il n’y a pas de démocratie sans souveraineté du peuple. La souveraineté ne se partage ni ne se délègue. Si on la partage ou on la délègue elle n’existe plus. Et donc la démocratie est morte en Europe, entre le référendum français de 2005 trahi par Sarkozy et le référendum grec de 2015 trahi par Tsipras. C’est un basculement fondamental que nous avons vécu dans ces 10 années, nous sommes sortis de la démocratie et probablement sortis de l’Histoire ».

[38] Alain Accardo, Engagements, op. cit., p. 200.

[39] Daniel Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008, p. 262.

[40] Comme le dit à raison le philosophe communiste Georges Gastaud : « Allez-donc faire respecter vos droits quand vous ne parlerez même plus la langue du patronat ! » (Georges Gastaud, « Résister au linguicide français », conférence donnée à Nice, le 27 octobre 2022 (en ligne : www.youtube.com/watch?v=1OXTIxQJuEc). A propos des Gilets jaunes de Belgique, Corinne Gobin a souligné l’importance d’une langue commune pour la diffusion du mouvement : « l’usage de la même langue de communication, le français, a été un facteur clé pour la diffusion rapide des appels de passage à l’action collective en Belgique francophone » (Corinne Gobin, « Les Gilets jaunes en Belgique : mobiliser l’idéal démocratique contre les politiques publiques d’appauvrissement », in Sophie Béroud & al. [dir.], Sur le terrain avec les Gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, Lyon, PUL, 2022, p. 63). Et plus loin : « Le caractère viral des informations sur Facebook s’accompagne d’une limite : la communauté de langue y est capitale pour la circulation de l’information » (ibid., p. 66).

[41] Il pourrait être envisageable de rétablir une monnaie nationale en gardant l’euro : on peut en effet être contre la monnaie unique, mais pour une monnaie commune (pour les échanges internationaux). Mais tout démocrate devrait au moins lutter pour recouvrer la souveraineté sur la création monétaire.

[42] Les révoltes de septembre-octobre 2022 ne reposent pas uniquement sur des revendications féministes, elles sont le fait d’une population qui subit la crise économique liée à l’inflation et aux sanctions américaines, et un régime autoritaire qui instrumentalise la question religieuse pour assoir son pouvoir.

[43] Martine Sorti, Pour un féminisme universel, op. cit., p. 8-9.

[44] Idem.

[45] Ibid., p. 11.

[46] Idem.

[47] Ce serait participer au contrôle de l’apparence d’une femme, déjà de norme dans notre société. Ainsi, à propos d’une femme comme « être-perçu », Bourdieu écrit : « Tout, dans la genèse de l’habitus féminin et dans les conditions sociales de son actualisation, concourt à faire de l’expérience féminine du corps la limite de l’expérience universelle du corps-pour-autrui, sans cesse exposé à l’objectivation opérée par le regard et le discours des autres » (Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, « Essais », 2002 [1998], p. 90). Et plus loin : « La domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, dont l’être (esse) est un être-perçu (percipi), a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles » (ibid., p. 94). Et encore : « Sans cesse sous le regard des autres, elles sont condamnées à éprouver constamment l’écart entre le corps réel, auquel elles sont enchaînées, et le corps idéal dont elles travaillent sans relâche à se rapprocher » (ibid., p. 95). Je reviendrai sur ce point dans le chapitre suivant à propos de la beauté.

[48] Martine Sorti, Pour un féminisme universel, op. cit., p. 89.

[49] Martine Sorti est très critique à l’égard de l’argument du « choix individuel » qui serait lié à « une conception néolibérale de la liberté », ce serait un choix individuel, alors qu’on voit bien dans d’autres pays que ce n’est pas le cas. Dans d’autres pays c’est évident, mais en France ? On peut défendre que dans certains milieux sociaux (ou certains « quartiers »), c’est de règle de le porter (et il est vrai que certaines personnes peuvent faire des remarques aux jeunes femmes dans la rue si elles ne le portent pas). Mais encore une fois, devons-nous répondre à une pression sociale autoritaire par une autre pression sociale du même ordre, les femmes devant se soumettre au dictat des uns ou des autres ?

[50] Gérard Mauger, Repères (II) pour résister à l’idéologie dominante, op. cit., p. 128-129.

[51] Zahra Ali, Féminismes islamiques (La Fabrique, 2020).

[52] « La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple. Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole » (Karl Marx, « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel », 1843 (en ligne : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.pdf). Il est vrai que les écrits de Marx à propos de « l’opium du peuple » sont sans doute plus nuancés qu’on le dit. La religion est à la fois le produit de la misère du monde mais elle contribue à soulager les souffrances (par des croyances qui aident à vivre), et parfois constitue une forme de protestation contre cette misère (il suffit d’écouter le message du Christ à ce sujet)… Ajoutons que, si la religion « facilite la tâche de la classe dominante », dans certains contextes, elle peut être une « première prise de conscience de la question nationale » (Domenico Losurdo, La lutte des classes, op. cit., p. 47-48) : « Chez Marx et chez Engels, la religion apparaît comme "opium du peuple" dès lors qu’elle prétend transcender le conflit ; de cette façon elle fait obstacle à la prise de conscience révolutionnaire et elle finit par renforcer les chaînes de l’oppression. Mais il peut arriver que la religion constitue le terrain duquel jaillit une prise de conscience, fût-elle primitive, du conflit, de la lutte des classes dans ses grandes figures. Dans ce cas, la représentation religieuse qui explique le conflit à partir de l’opposition entre catholiques irlandais et protestants anglais, ou entre catholiques polonais et russes orthodoxes, est bien moins idéaliste et bien moins mystificatrice que la vision selon laquelle en Irlande et en Pologne s’affronteraient les Lumières d’un côté et l’obscurantisme de l’autre » (ibid., p. 52).

[53] Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 1971, p. 311. Un exemple (un peu caricatural mais qui n’est pas rare) : en 2000, une explosion dans le port de Beyrouth a fait plus de 200 morts et plusieurs milliers de blessés ; le qatari Abd al-Aziz al-Khazraj al-Ansari, qui se présente comme « sociologue » « attribue la catastrophe au blasphème, à la liberté sexuelle des jeunes femmes, à l’homosexualité et à la chirurgie esthétique » (Thomas Durand, Dieu, la contre-enquête, Paris, Editions humenSciences, 2022, p. 146). Voir à ce sujet, Yvon Quiniou, Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique (La ville brûle, 2014). Bien entendu, cela n’empêche pas toujours un engagement politique progressiste, ainsi on rencontre des communistes musulmans comme des chrétiens anarchistes !

[54] D’ailleurs, dans une perspective marxiste, les croyants sont victimes de cet « opium du peuple », et ne devraient donc pas être les cibles de la critique.

[55] Abdellali Hajjat & Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman » (La Découverte, 2013). Personnellement, je ne parle pas « d’islamophobie », terme qui suggère qu’il serait inconvenant de critiquer l’islam, mais de racisme antimusulman ou anti-arabe... En effet, comme le soutient Gérard Mauger, cette notion « dissimule que les "phobies" (i. e. le racisme ordinaire) ne concernent peut-être pas tant l’Islam ou "les musulmans" (plus ou moins "croyants") que les arabes, les maghrébins, etc. (supposés musulmans) » : de plus cette expression « ignore que les critiques (plus ou moins) rationnelles peuvent viser la religion en général plutôt que l’Islam en particulier » (Gérard Mauger, Repères (II) pour résister à l’idéologie dominante, op. cit., p. 89).

[56] Je rappelle que les attentats islamistes en France, depuis les années 1990, sont liés à des problèmes géopolitiques (rapports entre l’Etat français et l’Algérie ou l’Etat islamiste).

[57] La question stratégique de savoir si cette critique rationaliste a bien sa place dans un mouvement social dont on veut à tout prix préserver l’unité se pose évidemment, j’y reviendrai à la fin du chapitre.

[58] Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya & Nancy Fraser évoquent le fait qu’au nom « de la défense des droits des femmes », certaines d’entre elles peuvent soutenir des campagnes politiques dont l’objet est de persécuter les musulmans et imposer la culture dominante aux musulmanes (Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya & Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %, op. cit., p. 75).

[59] Gérard Mauger, Repères (II) pour résister à l’idéologie dominante, op. cit., p. 129.

[60] Martine Sorti, Pour un féminisme universel, op. cit., p. 60.

[61] Ibid., p. 61.

[62] On retrouve d’ailleurs ce type de positionnement à « gauche », avec par exemple Manuel Valls qui, après les attentats de 2015, va « inscrire la défense de la République dans une "bataille culturelle identitaire" » (ibid., p. 61). Depuis, le gouvernement de Macron, Darmanin en première ligne, ont également joué sur la carte identitaire (avec la Loi sur le séparatisme notamment). Sortit note également « l’invocation constante de la République, de ses valeurs, de son universalisme » et fait le commentaire très juste suivant : « La République est loin d’avoir été toujours à la hauteur de ses valeurs et de ses promesses, tandis que les mensonges de l’universalisme sont connus. Il ne faut ni les nier ni les relativiser. Les femmes sont bien placées pour le savoir, avec, pour ne prendre que cet exemple, le suffrage "universel" qui n’était que masculin jusqu’en 1944 » (ibid., p. 61-62). Martine Sorti est formelle : « identité et universalité sont en contradiction » : « vouloir universaliser l’identité est incohérent et empêche la contestation d’affirmations identitaires rivales » (ibid., p. 62). Si l’on associe une identité particulière à la République, cela conduit à un « séparatisme », avec l’exclusion de tout ce qui n’entre pas dans cette identité définie arbitrairement.

[63] Ibid., p. 63.

[64] Martine Sorti, Pour un féminisme universel, op. cit., p. 63.

[65] Magali Della Sudda, Les nouvelles femmes de droite, Marseille, Hors d’atteinte, 2022, p. 98. « À côté des Caryatides, section féminine de l’œuvre française puis du Parti nationaliste français, explicitement antiféministes, existe un militantisme nationaliste féminin qui assume une rhétorique féministe pour définir les contours de l’appartenance nationale et en exclure des groupes et individus en fonction de leur rejet supposé des valeurs d’égalité entre sexes ou sexualités. Cette "rhétorique réactionnaire", qui consiste à retourner l’argumentaire progressiste pour défendre un projet politique conservateur, intègre désormais la cause des femmes au Front national » (ibid., p. 91).

[66] Ibid., p. 108.

[67] A propos de Belle et rebelle (féminine mais pas féministe) : « Le groupe s’oppose à celles qui incarnent à leurs yeux le féminisme, Femen et Osez le féminisme, en leur prêtant un répertoire d’action inconvenant et dégradant et des revendications excessives. La dynamique de contre-mouvement définit en partie le répertoire d’action des militantes de Belle et Rebelle qui insistent sur la féminité, l’élégance, la transcendance et l’autonomie » (ibid., p. 116). Elles défendent une « féminité identitaire » : « le groupe produit une identité de genre européenne, à rebours de la représentation des femmes et de leurs intérêts par les féministes, et conforme au projet politique ethno-différentialiste identitaire » (ibid., p. 117). Elles attaquent la « théorie du genre » et plus largement le féminisme (considéré comme « anti-femme). « La boxe et le self-défense font partie des sports proposés pour apprendre à ne pas être une victime. Correspondant à une femme virile et élégante, capable de se défendre, l’image de la militante identitaire de Belle et Rebelle contraste avec le modèle de féminité austère, prude et traditionnel promu par les Caryatides » (ibid., p. 122).

[68] Ibid., p. 126-128.

[69] Ibid., p. 135.

[70] Daniel Bernabé, Le piège identitaire. L'effacement de la question sociale, Paris L'échappée, 2022, p. 150. Selon Daniel Bernabé, la politique de la gauche dont il est question a été catastrophique : elle s'est détournée des questions économiques précisément au moment où la situation s'aggravait et elle a fait « des minorités un prolétariat de substitution une fois la classe ouvrière disparue » (ibid., p. 224). Selon Walter Benn Michaels, « à partir du tournant libéral de la gauche de gouvernement, en 1983, la lutte contre les discriminations (SOS racisme…) a remplacé la "rupture avec le capitalisme" en tête de l’agenda politique. Dès lors qu’il s’est souvent substitué au combat pour l’égalité (au lieu de s’y ajouter), l’engagement en faveur de la diversité a fragilisé les digues politiques qui contenaient la poussée libérale » (Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Paris, Raisons d’agir, 2009, p. 7). Il soutient que « la diversité n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité ; c’est une méthode de gestion de l’inégalité » (ibid., p. 10).

[71] Daniel Bernabé, Le piège identitaire, op. cit., p. 218.

[72] On fera remarquer d’ailleurs que la droite néolibérale peut aussi prendre des mesures considérées comme « sociétales » (droit à l’avortement par exemple).

[73] Cf. Jean-Pierre Garnier & Louis Janover, La deuxième droite (Agone, 2013).

[74] Eric Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La découverte, 2015 [1996], p. 77-78.

[75] Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, op. cit., p. 14-15.

[76] Après avoir rappelé que « la dimension identitaire prend encore une place singulière dans le travail de mobilisation des groupes qui se heurtent à une forte stigmatisation et doivent gérer des images sociales très négatives. En raisonnant sur le cas des communautés homosexuelles, on peut émettre l’hypothèse qu’une mobilisation de ces groupes passe par un moment identitaire initial où le militantisme ne se déploie pas tant "contre" un adversaire que comme travail du groupe sur lui-même » (Eric Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 81).

[77] Pierre Bourdieu, Interventions, op. cit., p. 343. Dans cet objectif, des « actions symboliques » ont été menées pour « faire régresser la honte ou la culpabilité, et le mépris, la dérision ou l’insulte » (ibid., p. 344).

[78] Il est toujours d’actualité, l’intégrité physique des homosexuels n’étant toujours pas garantie aujourd’hui. On constate encore nombre d’agressions physiques homophobes, le plus souvent simplement pour avoir montré des signes d’affection (se tenir par la main ou s’embrasser en public) : selon l’association SOS Homophobie 60 % des témoignages de lesbophobie dans l’espace public sont venus « de femmes en couple agressées après s’être montré des signes d’affection » (« Un coupe de lesbiennes agressées à Fontenay-sous-bois », 28 août 2022, Citoyens.com, en ligne : https://94.citoyens.com/2022/un-couple-de-lesbiennes-agressees-a-fontenay-sous-bois,28-08-2022.html).

[79] Il semblerait qu’on n’en prenne pas le chemin, pas uniquement parce que l’homosexualité est loin d’être admise partout, mais également parce que la valorisation de cette identité devienne une fin en soi. Ainsi, Eric Neveu prend l’exemple des lesbiennes américaines ayant construit un « réseau d’institutions communautaires », réseau qui constitue « le support d’un travail symbolique qui construit contre le stigmate – ou en le valorisant – une identité lesbienne positive. Nécessaire, cette étape de "célébration" identitaire peut aussi enfermer le mouvement dans un ghetto communautaire que conteste le mouvement queer américain en soulignant les tensions entre polarités libératrices et carcérales de l’identité. Pour les queers, les relatifs succès des mobilisations ont paradoxalement abouti à transformer en ghetto identitaire le mouvement homosexuel » (Eric Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 81). Serait-on ainsi passé d’une lutte existentielle à une lutte exclusivement identitaire ? Autrement dit, on serait passé d’une défense de ses droits (à l’existence ou aux droits dont on était privé) à la défense d’un espace exclusif ou d’une pratique distinctive… Cela a pu faire dire à la sociologue Christine Delphy, co-fondatrice des Gouines rouges (un mouvement radical féministe lesbien), que « la quête de reconnaissance identitaire est une défaite » et un « jeu de dupes », étant donné que « la demande d’égalité » est troquée « contre la reconnaissance d’une identité » et que « la valorisation par l’appartenance de groupe est la négation de l’individu au sens d’être singulière » (Christine Delphy, L’Ennemi principal, vol. 2 : Penser le genre, Paris, Syllepse, 2009, p. 11). Si je comprends bien, on est passé d’un moment où l’objectif était « d’être comme tout le monde » à une situation où l’on cultive l’entre-soi et la distinction (« on est différents des autres »), où la revendication de nouveaux droits passe à la trappe. Mais rompre avec l’hétérosexualité et un espace (public) dominé par les hommes, n’est-il pas encore une stratégie de lutte féministe ?

[80] En Belgique (où le mouvement a rassemblé des milliers de personnes pendant quelques semaines), « le gilet jaune agit comme vecteur d’un sentiment d’appartenance commun » : « Le symbole unit des individus qui vivent la même expérience de difficultés socio-économiques, renforcés par la perte des droits liés aux remises en cause de l’Etat social » (Louise Knops & Guillaume Petit, « Les Gilets jaunes de Belgique : entre rejet de représentation et désir de reconnaissance », in Sophie Béroud & al. (dir.), Sur le terrain avec les Gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, Lyon, PUL, 2022, p. 184). On constate ainsi une « identification symbolique » : « des individus se reconnaissent et se revendiquent "Gilets jaunes" de manière publique et durable. Ils maintiendront leur engagement au-delà de la durée du mouvement et, plus de trois ans après leur début, ils organisent encore des actions qui matérialisent le chant désormais fameux : "on est là" » (Ibid., p. 173). On l’observe également en France, par exemple pour certains GJ qui ont été auparavant membres d’un syndicat : « leur identité militante est devenue celle du Gilet jaune, même s’ils ont eu un lien plus ou moins formel avec le syndicalisme par le passé » (Anne Dufresne & Marc Zune, « Le syndicalisme au prisme des Gilets jaunes », in ibid., p. 97).

[81] Dans cet ouvrage, je distingue les luttes selon qu’elles contribuent à rendre le monde plus juste ou non. Mais quels sont les critères retenus pour qualifier un combat de « juste » ? Je propose de retenir les principes qui font relativement consensus aujourd’hui dans notre pays, à savoir les valeurs révolutionnaires que sont la liberté, l’égalité et la fraternité (ou solidarité). On peut même simplifier les choses en reprenant l’idée de Kant : est juste ce qui peut être universalisé, ce qui exclut de fait toute forme de domination (car on ne peut pas universaliser une position dominante, qui n’existe par définition que s’il existe une position dominée). Et il ne serait peut-être pas inutile de rappeler également un principe de justice plus fondamental encore pour l’humanité, celui du droit de vivre, tout simplement. Certains philosophes s’échinent à justifier ces principes, en particulier celui d’égalité, que l’on foule aux pieds dans nos sociétés. Par exemple, Göran Therborn affirme que « l’inégalité est la violation de la dignité humaine ; c’est un déni de la possibilité pour chacun de développer ses capacités humaines » (Göran Therborn, The Killing Fields of Inequality, Cambridge, Polity Press, 2013, p. 1). Je suis entièrement d’accord avec ce philosophe, mais force est de reconnaître qu’il est sans doute impossible de fonder la morale progressiste (ou révolutionnaire) autrement dit de justifier le choix des valeurs que l’on défend ici, plutôt que celles des réactionnaires, qui chérissent l’inégalité, la soumission (ou l’obéissance) et l’égoïsme (la lutte de tous contre tous). Précisons qu’une inégalité de traitement peut se justifier pour compenser une autre inégalité. Par exemple, aider plus que les autres, les personnes handicapées, ou payer plus les personnes qui travaillent de nuit. Là on comprend bien que des inégalités s’annulent en quelque sorte, et on respecte une forme de justice. Bien entendu, ces valeurs nous donnent un horizon éthique, qu’il sera sans doute difficile d’atteindre un jour ou que l’on ne pourra pas respecter dans certaines circonstances. Il s’agit de les appliquer du mieux qu’on peut, partout où cela est possible. On peut accepter certaines formes d’inégalité (ou d’autorité) à condition que cela soit justifié. Si l’on ne partage pas le projet (sans doute ambitieux ou utopique) de fonder un jour une société paradisiaque, sans domination ni injustices, on peut au moins s’appliquer à limiter les injustices les plus répandues et ravageuses, ici et maintenant.


 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire