mercredi 12 juillet 2023

Science sans conscience politique, les savants au service du pouvoir ?

En introduction d’un échange entre deux rock-stars de la vulgarisation scientifique, Etienne Klein et Aurélien Barrau, on fait le constat suivant (en décembre 2021) :

 

« Nous vivons dans une société qui est fascinée par les sciences et la technologie. Paradoxalement, depuis quelques décennies déjà, nous entendons parler de la montée de la méfiance, voire même de la défiance vis-à-vis de la parole savante sur certains sujets et sur certaines connaissances scientifiques, le déni d’une partie de la population mondiale du changement climatique ou de l’évolution des espèces ne sont que deux exemples parmi tant d’autres. C’est dans ce contexte que depuis presque deux ans maintenant, avec la crise sanitaire, la science s’est imposée comme jamais dans les médias et dans tous nos foyers, cependant le public a été submergé par des prises de parole qui ont pu apparaître contradictoires entre médecins, épidémiologistes et experts. Beaucoup de citoyens ont été déstabilisés, et se sont questionnés sur la capacité de la science à apporter des certitudes. Dans ce flot d’information, la science dit-elle le vrai ? La parole savante serait-elle affaire d’opinion et de conviction personnelle ? Et dans ce contexte, quelle sera sa place dans la société de demain, science y croire encore ? »[1].

 

En effet, la crise sanitaire liée au covdi-19, en 2020, a mis en avant les scientifiques, tout spécialement les spécialistes des maladies infectieuses, mais elle a aussi été l’occasion d’une véritable guerre entre savants, dont certains (comme Didier Raoult) avaient leurs fans qui se sont étripés avec leurs adversaires sur les réseaux sociaux. Autrement dit, on peut à la fois se féliciter de l’intérêt général porté à la science d’un côté, mais se désoler du triste spectacle donné par certains savants dans les médias. Et se pose la question de l’autorité de la science et la confiance que l’on peut accorder aux scientifiques, étant donné les intérêts politiques et économiques gigantesques en jeu. Question tout particulièrement sensible au sujet du vaccin contre le covid, rendu quasi-obligatoire par des mesures coercitives prises par un Etat macronien discrédité par des politiques antisociales et autoritaires, et offrant des profits gigantesques aux entreprises capitalistes du soin (ayant gagné la course au vaccin) : comment pouvait-on se faire une opinion éclairée dans un tel contexte ? Les opposants au « pass sanitaire » (dont une partie était également opposée au vaccin) étaient-ils tous idiots et égoïstes, comme on a essayé de les faire passer dans les médias ? Nous avons encore en mémoire un certain nombre de scandales sanitaires (sang contaminé, médiator, etc.) et plus récemment des ouvrages[2] ont bien montré les stratégies de certaines industries (énergie, pétrole ou tabac notamment) pour tromper le public à propos de questions importantes (comme le réchauffement climatique). En payant directement des scientifiques pour produire des études conformes à leurs intérêts, un doute raisonnable s’est transformé en suspicion généralisée. Il serait donc légitime de se demander si les scientifiques sont tous « à la solde » du pouvoir (politique et économique) ou manipulés par ce pouvoir (pour les plus crédules d’entre eux)… Mais ce serait mal poser le problème ou n’en voir qu’une partie, car le rapport entre production scientifique et reproduction de la domination sociale est bien plus large (et cruel) qu’on ne le pense. Je vais essayer de le montrer ici, à propos des sciences sociales. 

 


 

 Tout d’abord, il n’est pas inutile de rappeler, qu’à l’instar de la culture savante, la science contribue à la reproduction de l’ordre établi à deux titres (qu’elle le veuille ou non) : elle est un vecteur de distinction pour la bourgeoisie[3], et elle constitue un capital culturel pour ses enfants qui peuvent briller à l’école[4]. Même Marx et Bourdieu, cités dans les copies d’étudiant ou par des intellectuels à la télévision, contribuent (modestement mais sûrement) à reproduire la machine infernale qu’ils ont brillamment décrite… Et il ne pouvait en être autrement[5]. De plus, ces auteurs (aussi critiques soient-ils) ne pouvaient pas non plus éviter la récupération politique de leurs travaux[6]. On sait que ce sont les dominants qui sont les mieux placés pour recevoir et utiliser les travaux scientifiques, les sciences « dures » comme les sciences « molles ». Le philosophe Jacques Bouveresse a raison d’écrire « que les dominants finissent toujours par s'approprier les connaissances des savants afin de préserver ou de renforcer leur pouvoir »[7]. On se pose parfois la question « à quoi servent les sciences sociales ? », il faudrait également se demander « à qui servent les sciences sociales ? ». Si l’on espère forger des outils de libération ou d’émancipation à destination des dominés, on sera fort déçu de constater que les sciences sociales peuvent tout aussi bien servir d’outils d’aliénation à l’usage des dominants…

 

« Développer son leadership » : la science sociale mise au service des dominants

 

En voici un exemple assez désolant (ou révoltant). Benjamin Pavageau est l’auteur d’une thèse de doctorat en « sciences de gestion », intitulée La Logique du don dans le développement d’une identité de leader (soutenue à Nantes le 30 novembre 2015), qui pense le leadership en termes de don : il montre ainsi comment on devient un leader en faisant « don de soi ». Pavageau s’appuie en particulier sur les analyses de Marcel Mauss et d’autres auteurs qui ont marqué l’histoire des sciences sociales. Ces connaissances sur le monde social sont mises au service du monde économique et plus particulièrement du patronat. Après avoir soutenu sa thèse, Benjamin Pavageau « dirige l'Executive Education de l'Ircom et conduit une chaire de recherche en leadership avec le cabinet Turningpoint, en partenariat avec I'IFGE emlyon business school. Il donne des formations sur le leadership, l'engagement et les talents en école de management et en entreprise. Il accompagne également des managers et des équipes et certifie des coachs à l'approche TLP-Navigator »[8]. Il fait notamment don de sa science (contre rétribution pécuniaire) aux dominants, en publiant un livre tiré de sa thèse, intitulé Développer vraiment son leadership, dont sont extraites les lignes introductives suivantes : « Comment l’individu découvre-t-il son leadership ? Sur quoi le fonde-t-il ? Comment devient-il qui il est vraiment ? Comment trouve-t-il ou retrouve-t-il cette flamme qui l’anime et le pousse à s’engager ? (…) n’est-ce pas l’apprentissage de la générosité, de la vertu du don qui, petit à petit, pousse le leader à se surpasser pour une cause commune et à entraîner les autres ? Cet apprentissage illustre en réalité la croissance personnelle par la logique du don (…). La logique du don s’incarne dans des actes concrets, même modestes, qui ne sont pas d’abord réalisés par intérêt individuel, mais pour d’autres motivations, comme le sens moral, le désir de soulager une souffrance humaine, la volonté de donner du sens au travail des collaborateurs ou de créer tout simplement une communauté de travail efficace. Il consent à transmettre à autrui un bien ou un service, sans exigence ni assurance de retour, ce qui n’exclut pas d’en éprouver de la satisfaction »[9]. Le « leadership » consiste donc à adopter cette logique du don de soi dans un collectif, « entraînant ainsi les autres à sa suite »[10]. Ce livre entend montrer comment on peut développer son leadership et ainsi « faciliter l’émergence de leaders donateurs »[11]. Il s’agit en réalité de mettre la recherche en sciences sociales au service non pas des dominés (comme l’espérait Pierre Bourdieu) mais des dominants[12]. Dans ce livre, on n’utilise que des termes positifs et valorisants, et on tente de nous convaincre du désintéressement du leader : « La reconnaissance fournie par le leader peut mettre en lumière la gratuité du don : on peut en effet donner pour exister, pour reconnaître l’autre, sans condition de retour. Cette forme de don ouvert ou gratuit peut avoir un impact puissant en termes de leadership »[13].

L’auteur de ces lignes oublie un peu vite ce que Mauss défendait, à savoir que la logique du don (donner-recevoir-rendre) conforte les hiérarchies sociales : celui qui ne peut rendre est dominé. Sous l’apparence d’un acte purement désintéressé que serait le don (offre de biens ou de services) se cache un système complexe d’obligations qui impose aux individus de donner, d’accepter ce don et de le rendre. Par l’obligation de rendre, le donataire devient l’obligé du donateur. Le don instaure ainsi une hiérarchie entre individus (et groupes sociaux) : « par ces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité »[14]. Benjamin Pavageau se garde bien de parler du pouvoir ou de l’intérêt économique du leader (son salaire plus élevé que celui des autres employés notamment) et de l’entreprise qu’il sert (profits réalisés grâce à son action « désintéressée »). Pourtant ce livre ne s’adresse pas aux membres d’une association caritative mais au monde de l’entreprise (en 4e de couverture, on indique que le public visé ce sont les « managers et dirigeants », les « professionnels des ressources humaines » et les étudiants « en écoles de management »). Ce monde est peu connu pour ses activités « désintéressées », pas plus d’ailleurs que le « développement du leadership [qui] représente une industrie s’élevant à 50 milliards de dollars par an aux Etats-Unis, les autres pays développés leur emboîtant le pas »[15]. Et si l’auteur suggère l’idée de « développer le leadership de ses managers pour restimuler l’engagement des salariés »[16], ce n’est peut-être pas étranger à l’objectif de faire du profit ou, pour le dire en termes marxistes, dans le but de mieux exploiter la force de travail de ses employés. En réalité, il s’agit d’un véritable manuel de propagande reposant sur l’idéologie dominante (néolibéralisme) qui vise à justifier (ou enrober par de bons sentiments) le travail des cadres d’entreprises capitalistes, à un moment où l’on observe une grande souffrance au travail[17], notamment la multiplication des burn-out et suicides au travail.

On ne sera point trop étonné par la très bonne réception d’un ouvrage qui encourage les cadres à « faire don de soi » pour inciter les employés à « tout donner » en retour, au plus grand plaisir des actionnaires ! Sur le site Amazon (entreprise possédée par un homme, Jeff Bezos, qui a remercié ses employés pour avoir fait don de leur personne afin de lui permettre de faire un tour dans l’espace[18]), on peut lire le commentaire suivant : « Ce livre m'a donné l'occasion de faire une introspection sur le leader que je suis et comment je me suis construite. Je suis confortée dans l'idée que c'est au travers de ce que je suis profondément, mon engagement, mes actes de don que je suscite le don chez autrui et que j’entraîne mon équipe. J'y ai trouvé des clés de lecture intéressantes sur le don ajusté, sans s'épuiser ». On se donne ainsi bonne conscience en présentant son travail comme un « don de soi », alors qu’il repose sur l'exploitation du travail d'autrui, et qu’il est mieux rémunéré et considéré que celui de ses « collaborateurs » (ses subordonnés donc). Autre commentaire élogieux : « Benjamin Pavageau prend une direction inédite sur la valeur du travail humain. L'homme ne peut se sentir libre et heureux que s'il accepte le don de soi dans son travail et ses relations avec ses collaborateurs. Benjamin Pavageau offre ainsi des pistes de réflexion et de travail aux leaders désireux de mettre au centre de leurs préoccupations la personne humaine ». Un commentaire tout aussi enthousiaste indique que ce livre « redonne tout son sens à l'engagement du leader (…) et qui n'occulte pas les écueils possibles d'une générosité mal ajustée ». Ce serait en effet bien triste de mal ajuster sa « générosité »… Le moteur du leadership n'est plus le pouvoir ou l'argent, mais le don ! On peut parler à propos de cet ouvrage d’un chef-d’œuvre de propagande capitaliste. On a donc clairement ici un usage de la science à des fins de légitimation de la domination[19]. Preuve que l’on utilise les travaux des sciences sociales pour reproduire ou renforcer la domination sociale[20]. Plus inquiétant, selon le sociologue Gaëtan Flocco, « la critique sociale ne va plus de soi dans les milieux académiques aujourd’hui. Elle est notamment de moins en moins assumée par les chercheurs en sciences sociales qui, dans leur majorité, ont abandonné toute aspiration à une critique radicale des idéologies légitimant l’ordre économique et social dominant, quand ils ne se rallient pas tout simplement au pouvoir. De fait, ressemblant davantage à des experts ou à des consultants, ils interviennent pour le compte de grandes firmes pendant que d’autres jouent les conseillers du prince. Le statut de savant et l’accès à la connaissance n’empêchent pas forcément de succomber aux effets de modes et à l’idéologie dominante »[21].

 

On pourrait faire le constat que le monde intellectuel est actuellement surtout peuplé de conservateurs qui alimentent l’idéologie dominante, et serait à considérer de ce fait comme une « classe dangereuse », comme le pensait Pierre Bourdieu : « Les intellectuels sont ordinairement réduits à utiliser des armes symboliques pour se combattre, mais, dès qu’ils en ont l’occasion et les moyens, ils passent à d’autres armes. On sait le rôle qu’ils jouent dans les guerres civiles nationales – je pense au cas de la Yougoslavie. On dit toujours que les intellectuels ne servent à rien. De fait, lorsqu’ils veulent agir contre les tendances immanentes des sociétés, ils sont impuissants ; mais lorsqu’ils agissent dans le sens du pire, ils sont très efficaces parce qu’ils offrent une expression et une légitimation aux pulsions obscures, honteuses, d’une société »[22]. A ce propos, Noam Chomsky aime citer le penseur anarchiste Michel Bakounine, qui a prédit (au 19e siècle) « le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes. Il y aura une nouvelle classe, une hiérarchie nouvelle de savants réels et fictifs, et le monde se partagera en une minorité dominant au nom de la science, et une immense majorité ignorante. Et alors gare à la masse des ignorants ! »[23]. A ce sujet, Chomsky souligne la lourde responsabilité des intellectuels : « Les porte-parole de la nouvelle classe ne se lassent jamais de nous dire comment le peuple dirige tout, en occultant les véritables données du pouvoir. Les scientifiques, authentiques ou fictifs, sont responsables d’innombrables atrocités et de la légitimation de nombreuses autres, tout en se servant du bâton à corriger le peuple »[24]. Notre linguiste anarchiste prend l’exemple du domaine des relations publiques (public relations), très développé aux États-Unis, qui serait responsable de la « fabrication du consentement »[25]. Il défend ainsi que « l’endoctrinement est à la démocratie ce que la coercition est à la dictature » : « la fonction la plus significative des membres de l’intelligentsia est le contrôle idéologique. Ce sont, selon la phrase de Gramsci, des “experts en légitimation”. Ils doivent assurer que les croyances sont inculquées comme il faut, croyances qui servent les intérêts de ceux qui ont un pouvoir objectif, fondé en dernière instance sur le contrôle du capital dans les sociétés capitalistes étatiques »[26]. 

Malgré ce constat aussi désolant que décourageant, le même Chomsky encourage cependant les gens à chercher et diffuser la vérité sur le monde : « L’objectivité est quelque chose que nous ne devons surtout pas rejeter. Au contraire, il faut travailler sérieusement à l’adopter dans notre recherche de la vérité »[27]. Comme le soutenait à raison Spinoza, la connaissance de ce qui nous détermine peut nous permettre de nous libérer. Idée joliment formulée ainsi par Norbert Elias : « On ne peut rien entreprendre contre la foudre ou contre la peste si l’on n’en connaît pas les causes ; mais quand on les connaît, on peut éviter les deux phénomènes »[28]. Pour éviter la foudre ou la peste sociale (la domination et ses effets les plus meurtriers), Gérard Mauger rappelle que « la mise en évidence des déterminismes ne conduit pas nécessairement au fatalisme, d’une part, parce qu’en dénaturalisant la "sociologie défatalise" (Bourdieu), d’autre part, parce que la connaissance des lois du monde social, loin de condamner à l’inhibition, peut inviter à l’action et lui servir de guide : "ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire" (Bourdieu) »[29]. Une fois la vérité établie, on doit la dire non pas au pouvoir, mais à un public bien spécifique (celui qui pourrait en faire bon usage) : « Découvrir la vérité sur les choses importantes et la dire, du mieux qu’on peut, au public approprié, c’est un impératif moral. Dire la vérité au pouvoir, c’est littéralement perdre son temps, et cela relève le plus souvent d’une forme de complaisance envers soi-même »[30]. Car les vérités dont il est question, souvent, les dominants la connaissent déjà : « Dire la vérité au pouvoir n’est pas une vocation particulièrement honorable. Il faut chercher un public approprié. Dans l’enseignement, ce sont les élèves et les étudiants »[31]. Il faut en effet donner des armes intellectuelles aux dominés (et leurs alliés) pour espérer changer le monde[32].

 

A-t-on intérêt à connaître la vérité ?

 

On pourrait se demander à ce stade de la discussion si les dominés ont intérêt à connaître la vérité. Selon l’historien Quintard Taylor, « nous imaginons que tout le monde veut la vérité. C’est un mythe. Peu d’entre nous souhaitent entendre la vérité. Les gens veulent entendre ce qui les met à l’aise, et les choses qui les mettent mal à l’aise sont mises de côté… »[33]. Il est vrai que les dominés n’ont pas toujours intérêt au dévoilement des rapports de domination, comme le souligne Marie-Pierre Pouly à propos de la domination masculine : « Accepter ou découvrir l’intérêt du féminisme dépend pour partie de l’intérêt au dévoilement »[34]. La sociologue ajoute que « le dévoilement de la domination peut se révéler coûteux, voire douloureux. L’ethnocentrisme scolastique méconnaît en effet les coûts matériels et symboliques de la remise en cause du monde tel qu’il est. Les exhortations à "la prise de conscience" féministe mettent souvent en danger les formes d’illusion sur soi qui permettent de vivre avec une conscience de soi tolérable, en bénéficiant du "profit d’ordre" qui correspond à l’ajustement entre les structures mentales et la représentation dominante de l’ordre établi, les formes de désajustement entraînant à l’inverse des coûts psychiques et parfois matériels »[35]. Cela étant dit, la crise actuelle du capitalisme et l’abaissement rapide du niveau de vie pour une large partie de la population, renforcent sans aucun doute l’intérêt au dévoilement de la domination de classe[36]. Le nombre de personnes en colère (et « désillusionnées ») ne peut qu’augmenter, c’est le moment le plus propice à la diffusion d’analyses critiques sur l’ordre établi.

 

Si l’on souhaite changer le monde, on peut s’appuyer sur les sciences sociales critiques, qui donnent des « lunettes pour comprendre » (Monique Pinçon-Charlot). Précisons qu’un chercheur engagé pour la recherche de la vérité, n’est pas nécessairement « neutre » pour autant[37]. Pierre Bourdieu pensait ainsi que « la science n’a pas besoin d’être neutre pour être objective » : on peut avoir intérêt à découvrir telle vérité sur le monde social (comprendre comment la reproduction de la domination s’opère par exemple), ce qui n’enlève rien au fait que l’on a bien découvert une vérité sur le monde social. Le sociologue écrivait ainsi que « ce n’est pas parce que l’on pourrait découvrir que celui qui a découvert la vérité avait intérêt à le faire que cette découverte s’en trouverait tant soit peu diminuée »[38]. En d’autres termes, un sociologue critique voudra découvrir la vérité sur la reproduction des inégalités et fera un travail sérieux et objectif en dévoilant les mécanismes cachés aux yeux du plus grand nombre. De cette façon, une sociologie objective donne des armes pour la lutte sociale. En effet, les rapports de domination sont cachés, la simple description de ces rapports remet en cause les fondements de l’ordre dominant : « notre société de classes est ainsi faite qu’elle ne peut fonctionner qu’en entretenant chez ses agents la méconnaissance de ses mécanismes. Une transparence véritable ne pourrait que compromettre le fonctionnement des dispositifs de reproduction de la domination sociale en conduisant les agents sociaux, pris à leur insu dans ces mécanismes, à remettre éventuellement en question des adhésions d’autant plus sûres et durables qu’elles vont sans dire et sans penser. En éclairant le fonctionnement objectif des rapports sociaux, la sociologie critique contribue, beaucoup mieux que bien des bavardages politiciens, à créer les conditions d’une lutte plus efficace contre les forces de domination qu’elle démasque. La science sociale doit faire la clarté, dire la vérité sur la société et sur les causes réelles des inégalités et de la souffrance sociales, et c’est dans la mesure où elle dit vrai qu’elle peut être utile au combat émancipateur »[39].

Pierre Bourdieu pensait donc qu’il n’était pas nécessaire de proposer une interprétation (ou un cadre) critique, le dévoilement de choses cachées compromettantes pour le pouvoir était déjà une critique du système en place. Le sociologue refusait de considérer que son point de vue n’était pas neutre, au sens où il serait politiquement situé. Cela est discutable à deux niveaux : le ton[40] ou le style[41] utilisé dans ses écrits peut laisser transparaître un rejet évident de ce qui est décrit ou une certaine colère[42] ; de plus, le vocabulaire utilisé n’est pas neutre (on peut penser à la notion de « violence symbolique », la « violence », étant un terme à la fois descriptif et normatif[43]). La même réalité sociale peut être décrite par des sociologues plus conservateurs (les exemples ne manquent pas malheureusement), qui utilisent une grille d’analyse plus consensuelle (avec des termes positifs comme « élites »[44] au lieu de termes critiques comme « dominants »[45]). A propos de Marx, le philosophe Yvon Quiniou rappelle que les sciences sociales sont normatives ce qui n’empêche pas la réalisation de travaux objectifs : « Toute l’analyse sociale et économique de Marx est, pour une part, pleinement scientifique ou positive : les processus qu’il a décryptés et expliqués, comme celui de l’exploitation, sont réels, ils existent en dehors de la représentation spontanée que nous en avons, qui est anti-scientifique, idéologiquement conditionnée et qui nous les masque. Mais en même temps (si j’ose dire !), il les critique (…) sur la base de normes  universelles à caractère moral (même s’il dénie souvent ce point) qui inspirent ou sous-tendent son idéal d’émancipation de tous les hommes. (…) Et cela n’enlève rien à l’objectivité du constat et de l’analyse précédents, que seuls l’esprit partisan ou la mauvaise foi peuvent nier. C’est dire que son discours est théorico-critique, théorique sans cesser d’être critique et inversement »[46]. Sur des bases morales différentes, fondées sur la passion de l’inégalité, on pourrait donner une tout autre perspective (et les sociologues conservateurs s’y emploient). La science sociale ne peut être un outil d’émancipation, apportant des armes aux dominés (et leurs alliés), qu’à cette condition d’associer un cadre critique (condamnation des injustices) aux connaissances objectives. C’est le seul moyen de produire ou encourager la révolte et espérer un changement de société. Il faut remplacer les lunettes officielles par des lunettes critiques et ainsi « rendre la réalité inacceptable » (Luc Boltanski). A cette fin, il ne suffit pas de montrer une réalité (cachée) qui dérange, il faut aussi affirmer que cette réalité est inacceptable[47].

Notons à ce sujet que ce qui est inacceptable n’est pas nécessairement ce que l’on nous cache le plus : on peut aussi rendre l’injustice qui est sous nos yeux totalement acceptable. Pour me faire comprendre, je vais prendre l’exemple de l’Ecole et sa fonction sociale conservatrice. Officiellement, l’Ecole sélectionne les élèves les plus méritants, qui sont à la fois les plus intelligents et les plus travailleurs ; ils occupent donc « naturellement » les positions les plus élevées et confortables de la société (le reste de la population devant se contenter des positions intermédiaires ou rester en bas de l’échelle sociale à faire le « sale boulot »)[48]. D’ailleurs, pour quelle raison devrions-nous nous plaindre, tout le monde partant sur la même ligne de départ (« égalité des chances »), tant pis pour ceux qui ne sont pas « doués » pour les études ou fainéants ! Dans ses travaux sur l’Ecole (en particulier la Reproduction), Pierre Bourdieu a montré que c’était du « pipo » : ceux qui réussissent à l’école sont généralement des « héritiers » (à qui on a transmis très tôt un capital culturel, reconnu par l’école)[49]. Le sociologue a donc révélé la supercherie sur laquelle repose la reproduction de la domination sociale. S’appuyant sur ses travaux, Alain Accardo explique que « la logique de la compétition scolaire, complètement biaisée par l’introduction subreptice, invisible et constamment déniée de facteurs socioculturels et socioéconomiques extérieurs, aboutit bien à la sélection d’une élite, mais d’une élite issue massivement des milieux favorisés qui tiennent déjà les rênes de tous les pouvoirs »[50]. On constate d’ailleurs aujourd’hui que « la bonne conscience enseignante est, pour le moins, fissurée. Les analyses relatives au rôle du système scolaire dans la reproduction sociale ont fait leur chemin en dépit des réticences et des rejets. Sans bouleverser la vision gratifiante que le corps enseignant conserve globalement de sa mission sociale, elles ont introduit dans beaucoup d’esprits suffisamment de doutes et d’interrogations qui vont parfois jusqu’au malaise et qui expliquent sans doute le développement considérable de la préoccupation "sociale" chez les enseignants, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif et institutionnel »[51]. On est plus souple avec certains élèves ou on tente de les aider un peu plus, mais cela ne change pas grand-chose à cette loi de la reproduction sociale : « on est d’accord pour adoucir la loi, au cas par cas, mais pas pour s’interroger sur son bien-fondé »[52].

Mais de quelle loi parle-t-on ici exactement : celle de la méritocratie (sélection d’une élite au mérite) ou celle d’une division de la société en classes sociales ? En effet, on est en droit de penser que ce qui est plus inacceptable encore que la vision méritocratique mensongère est ce qui est tout simplement sous nos yeux : la société étant par essence inégalitaire et divisée en classes sociales, on organise une compétition (scolaire) pour la répartition des enfants dans les différentes classes sociales. Autrement dit, on nous trompe sur les règles de la répartition des individus, mais on ne se demande même pas s’il est juste de maintenir cette division (ou hiérarchie) sociale ! Et on ose utiliser l’un des principes fondateurs de la République, celui de l’égalité (« des chances »), pour justifier l’inégalité des conditions. Nous avons donc affaire ici à une double imposture : la compétition que l’on nous impose est truquée, mais l’idée même de compétition n’a rien de respectable, contrairement à ce que l’on réussit à nous faire croire. Le sociologue Nathan Cazeneuve, qui l’a très bien compris, reprend les analyses de Bourdieu pour démontrer que ce qu’il appelle la « méritocratie libérale » est un jeu truqué, mais il propose également de la remplacer par une « différenciation égalitaire » car, selon lui, « le problème n’est pas celui de la différenciation mais des inégalités qui accompagnent la différenciation » : « la compréhension socialiste de la méritocratie ne valorise pas les parcours d’ascension sociale mais l’exigence de formation qui implique la démocratisation scolaire et de la formation tout au long de la vie. (…) Puisqu’elle repose sur l’égale importance de procédures de qualification, la méritocratie socialiste suppose une politique d’égalisation économique sans laquelle la reconnaissance de la valeur travail n’est que symbolique. Sans une limitation des écarts de salaire et de patrimoine au travers de mécanismes de socialisation que l’Etat social met déjà pour partie en œuvre, la méritocratie égalitaire demeure lettre morte »[53]. Cela suppose également « une valorisation des compétences et des parcours dans leur diversité », il faut donc insister sur la « complémentarité des compétences et des talents » et éviter que « les parcours scolaires ne produisent pas de la ségrégation sociale et ne fassent pas de certaines filières des voies de relégation »[54]. Le sociologue milite ainsi pour la construction d’une « école qui crée les solidarités dont la société moderne a besoin »[55]. Que l’on adhère aux propositions de Nathan Cazeneuve ou pas, on doit reconnaître qu’une véritable analyse critique sur le « bien-fondé » de la loi imposée par l’Ecole républicaine devrait reposer sur un dévoilement sociologique de la « mythologie scolaire » qui cache la reproduction des inégalités de classe mais également sur un questionnement politique (ou philosophique) sur le fondement (légitime ou non) d’une société (aussi) inégalitaire.

Mais discuter de cette injustice fondamentale qu’est la division de la société en classes sociales obligerait les intellectuels à reconnaître qu’ils en bénéficient à chaque instant. Les intellectuels parlent assez peu des conditions sociales de production de leurs propres travaux et reconnaissent donc rarement leurs conditions privilégiées et leur position dominante dans notre société. On peut disserter sur la domination masculine pendant que sa compagne s'occupe des enfants et des tâches ménagères. On présentera un tableau assez juste de la condition ouvrière, pendant que les « premiers de corvée » produisent notre nourriture, construisent nos logements, fabriquent nos vêtements, etc. Et on dissertera sur le pouvoir, avec l'aide d'une secrétaire ou d'un assistant, avant de publier un livre fabriqué et diffusé par des « petites mains » qui resteront anonymes (graphiste, correcteur, imprimeur, diffuseur, transporteur, libraire, etc.). Les intellectuels appartiennent à un milieu social privilégié, dont le travail est particulièrement valorisé et souvent bien rémunéré, et ils sont dispensés des tâches ingrates imposées aux dominés. Est-ce inévitable ? Autrement dit, doit-on maintenir un tel niveau d’injustice pour assurer la reproduction des conditions de vie des travailleurs intellectuels ? Il me semble tout à fait possible aujourd’hui de construire une société (plus) égalitaire sans détruire les conditions propices à la production scientifique (ou intellectuelle). Cela n’a sans doute pas été le cas pendant des siècles, durant lesquels les productions savantes ont été réalisées grâce à l’injustice économique de sociétés extrêmement inégalitaires, mais cela n’est plus une nécessité aujourd’hui comme le constatait déjà le philosophe Bertrand Russell il y a plus de 70 ans : « S’il n’y avait pas eu d’injustice économique en Égypte et en Babylonie, l’écriture n’aurait jamais été inventée. Toutefois, il n’est pas nécessaire, étant donné les méthodes de production moderne, de perpétuer l’injustice économique dans les pays industriellement développés dans le but de faire progresser les arts de la civilisation »[56]. Autrement dit, la domination de classe, en plus d’être fondamentalement injuste, n’a plus aucune raison de se perpétuer.

 

 

Reste à changer le monde.

Que leurs travaux soient utiles à cette fin ou non, rien n’interdit les scientifiques de participer directement à cette transformation nécessaire de notre système politico-économique. Si l’application du principe de justice (reposant notamment sur l’égalité) ne suffit pas à les motiver, on pourrait soulever la question écologique et donc celle de la survie de l’humanité. D’ailleurs, on parle beaucoup au moment où j’écris ces lignes de l’engagement de scientifiques dans le mouvement écologiste. Depuis le début de l’année 2022, des actions se multiplient pour dénoncer l’inaction climatique des gouvernements, actions auxquelles participent des scientifiques : blocages de route, occupations de lieux publics (en se collant la main au sol d’un musée Porsch ou en s’enchaînant à la porte d’entrée d’une banque), etc. Ces scientifiques engagés ont créé en avril 2022 une association « Scientist Rebellion »[57] et ont appelé à la « désobéissance civile » dans une tribune intitulée « Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire » : « Faisant le constat de l’inaction des gouvernements face à l’urgence écologique et climatique, près de 1000 scientifiques de toutes disciplines appellent, dans une tribune au Monde, les citoyens à la désobéissance civile et au développement d’alternatives »[58]. Iront-ils jusqu’à défendre la position (bien plus radicale) de Pierre Kropotkine, géographe anarchiste, qui pensait (il y a déjà plus d’un siècle) qu’il était plus urgent de changer la société que de faire avancer la science. Dans son autobiographie, pour justifier le refus du poste de chercheur qu’on lui propose et ainsi pouvoir se consacrer corps-et-âme à la lutte politique, il écrit les très belles lignes suivantes :

 

« La science est une excellente chose. Je connaissais les joies qu’elle procure et je les appréciais peut-être plus que ne le faisaient beaucoup de mes collègues. A cette époque même, lorsque je visitais les lacs et les collines de la Finlande, de nouvelles théories scientifiques se dressaient devant moi. (…) un tableau grandiose se dressait devant moi, et j’aurais voulu le décrire avec les mille détails que j’y voyais ; j’aurais voulu m’en servir comme d’une clef pour expliquer la distribution actuelle des flores et des faunes ; j’aurais voulu ouvrir de nouveaux horizons à la géologie et à la géographie physique. Mais quel droit avais-je à ces nobles jouissances, lorsque, tout autour de moi, je ne voyais que la misère, que la lutte pour un morceau de pain moisi ? (…) Le savoir est une puissance énorme. Il faut que l’homme sache. Mais nous savons déjà beaucoup de choses !  (…) Là-bas, sur la crête de cette immense moraine qui serpente entre les lacs comme si les géants en avaient à la hâte amoncelé les blocs pour joindre les deux côtes, voilà un paysan finlandais plongé dans la contemplation des admirables lacs semés d’îles qui s’étendent devant lui. Pas un de ces paysans, fût-il le plus pauvre, le plus accablé de tout, ne passerait là sans s’arrêter pour admirer le paysage. Plus loin, sur la rive d’un lac, un autre paysan chante un si beau chant que le meilleur musicien lui envierait sa mélodie pour le sentiment puissant et la profonde rêverie qui s’en dégagent. Tous deux sentent profondément, tous deux méditent, tous deux pensent ; ils sont mûrs pour étendre le cercle de leurs connaissances ; mais permettez-le-leur, mais donnez-leur les moyens d’avoir des loisirs ! Voilà la direction dans laquelle je dois agir, voilà les hommes pour qui je dois travailler. Tous ces discours sonores où il est question de faire progresser l’humanité, tandis que les auteurs de ces progrès se tiennent à distance de ceux qu’ils prétendent pousser en avant, toutes ces phrases sont de purs sophismes faits par des esprits désireux d’échapper à une irritante contradiction »[59].



[1] « Etienne Klein et Aurelien Barrau : Science, y croire encore ? », Livres en marche, 9 décembre 2021 (en ligne : www.youtube.com/watch?v=T16oFZnpPeE).

[2] Cf. par exemple Naomi Oreskes & Erik Conway, Les marchands de doute (Pommier, 2021).

[3] Selon Didier Eribon, la culture savante est un « vecteur de "distinction", c’est-à-dire de différenciation de soi d’avec les autres, de mise à distance des autres, d’écart institué avec eux » (Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Flammarion, 2010, p. 170). En parlant de « culture » on pense surtout aux arts et à la littérature, moins souvent à la science.

[4] Rappelons que « le capital culturel c’est l’ensemble des savoirs, savoir-faire, savoir-être, dont l’intériorisation très variable fait qu’un enfant, selon son origine familiale, est plus ou moins précocement familiarisé avec la culture dominante et plus ou moins bien préparé à répondre efficacement aux attentes de l’univers scolaire, à maîtriser les codes, les classements et les stratégies qui y prévalent » (Alain Accardo, Engagements, op. cit., p. 240). Les universitaires contribuent ainsi à la reproduction de l'ordre établi, en sélectionnant des étudiants à l'université (et donc en en éliminant d'autres, certainement les moins dotés en capital culturel), en publiant des productions savantes (parfois dans des maisons d'édition possédées par des milliardaires comme La Découverte, Grasset ou Fayard, détenues par Lagardère) dont la connaissance sera une forme de capital culturel et de distinction sociale.

[5] Ajoutons que Bourdieu (comme tout « grand » intellectuel français) a également partie liée avec le capital symbolique de l’Etat français qui bénéficie de sa renommée mondiale (cf. chapitre 5). Ainsi, les déclarations des gouvernants (le président de la République en tête) réagissant à la nouvelle de la mort du sociologue, ne sont rien d’autre qu’une captation de capital symbolique (ce sont des charognards d’une certaine sorte). Après tout, un Etat qui produit un individu aussi distingué et reconnu, ne peut pas être complètement mauvais ou détestable…

[6] On a fait remarquer à Bourdieu que ses travaux (surtout les Héritiers et la Reproduction) ont été utilisés pour justifier ou condamner telle ou telle politique, ce à quoi il a répondu : « On s’est servi de mes travaux pour justifier des mesures qui n’avaient aucun rapport avec eux et, en tout cas, comme s’ils avaient été produits par un auteur du passé à qui il n’était pas question de demander son avis » (Pierre Bourdieu, Interventions, op. cit., p. 195). Il reviendra sur cet usage illégitime de ses travaux : « D’un discours complexe, les gens vont tenir les aspects conformes à leurs intérêts, et il est certain que certains professeurs s’en sont servi à des moments de crise pour abdiquer dans leur travail pédagogique » (ibid., p. 204).

[7] Gérard Noiriel, « Jacques Bouveresse ou comment résister quand on ne peut pas faire autrement ? », blog Le populaire dans tous ses états, 25 octobre 2022 (en ligne : https://noiriel.wordpress.com/2022/10/25/jacques-bouveresse-ou-comment-resister-quand-on-ne-peut-pas-faire-autrement/).

[8] C’est la présentation donnée par l’éditeur de son livre cité ci-après.

[9] Benjamin Pavageau, Développer vraiment son leadership. Engagement, don, reconnaissance : les clés pour faire la différence, Paris, Vuibert, 2019, p. 12.

[10] Idem.

[11] Ibid., p. 13.

[12] Notons que l’auteur n’ose pas tordre la pensée la plus critique à ce sujet, celle de Bourdieu, qu’il se contente de rejeter rapidement…

[13] Ibid., p. 15. Que donne le leader selon l’auteur ? « Son temps, son écoute, sa présence, ses talents, son identité, le sens accordé au travail, la bienveillance qu’il manifeste, etc. » (ibid., p. 165-166).

[14] Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 269. Bourdieu prolongera cette réflexion en montrant que c’est l’écart de temps séparant le don du contre-don qui fonde la domination du donateur sur le donataire.

[15] Benjamin Pavageau, Développer vraiment son leadership, op. cit., p. 18.

[16] Ibid., p. 19.

[17] Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale (Seuil, 1998).

[18] « Vol spatial : Jeff Bezos remercie les employés et clients d'Amazon et déclenche une polémique », Capital, 21 juillet 2021 (en ligne : www.capital.fr/entreprises-marches/vol-spatial-jeff-bezos-remercie-les-employes-et-clients-damazon-et-declenche-une-polemique-1410084).

[19] Et ce détournement de la science sociale par/pour les dominants est loin d’être un cas isolé ! On pourrait évoquer la déclaration de Gérald Darmanin devant une commission de l’Assemblée nationale le 28 juillet 2020 : « La police exerce une violence certes, mais une violence légitime, c’est vieux comme Max Weber ! ». Le ministre de l’Intérieur souhaite ainsi justifier les violences policières et réaffirmer l’autorité de l’Etat, en tordant la pensée de Weber (qui n’a jamais suggéré qu’une violence étatique était légitime par principe).

[20] On pourrait aussi parler d’une entreprise de valorisation symbolique des dominants qui n’est rien d’autre qu’une contribution « scientifique » à la production de la domination (ou la violence) symbolique. Une forme de « travestissement de relation de domination » pour reprendre les termes d’Alain Caillé...

[21] Gaëtan Flocco, Des dominants très dominés. Pourquoi les cadres acceptent leur servitude, Paris, Raisons d’agir, 2015, p. 154.

[22] Pierre Bourdieu, Interventions, op. cit., p. 323-324.

[23] Bakounine, cité in Noam Chomsky, Perspectives politiques, Marseille, Le mot et le reste, 2007, p. 23.

[24] Ibid., p. 24.

[25] Ibid., p. 30.

[26] Ibid., p. 31.

[27] Noam Chomsky, Raison & liberté. Sur la nature humaine, l’éducation & le rôle des intellectuels, Marseille, Agone, 2010, p. 356.

[28] Norbert Élias, Norbert Élias par lui-même, Paris, Fayard, 1991 [1990], p. 30.

[29] Gérard Mauger, Repères (III) pour résister à l’idéologie dominante, op. cit., p. 61.

[30] Noam Chomsky, Raison & liberté, op. cit., p. 357.

[31] Ibid., p. 358.

[32] Comme l’écrit très justement Franck Poupeau, « la violence symbolique est avant tout une incorporation de structures cognitives et de catégories de pensée qui produisent un ajustement – ou plus exactement un consentement – à l’ordre social d’autant plus fort qu’il s’impose comme allant de soi. C’est le propre des situations de crise que de mettre en cause cette adhésion ordinaire en produisant des décalages entre le réel et les schèmes de perception ou d’appréciation avec lesquels il est appréhendé. C’est aussi un des effets du travail sociologique, par la mise en œuvre des techniques aussi variées que les statistiques, les questionnaires, l’histoire sociale ou les entretiens approfondis, que de permettre une mise à distance réflexive avec les modes ordinaires de saisie du réel. (…) la sociologie de la violence symbolique montre que les mécanismes de domination sont peut-être plus insidieux qu’on ne le croit, puisqu’ils opèrent au cœur du langage et des catégories de pensée pour produire des formes d’adhésion aux principes de vision et de division de l’ordre social existant. La construction d’un problème scientifique contre les problèmes sociaux dans lesquels il se présente d’abord revient à désamorcer les mécanismes de violence symbolique inhérents aux rapports sociaux en déconstruisant les catégories spontanément utilisées pour les penser. Il ne s’agit pas d’accaparer un "monopole du savoir" mais au contraire de diffuser des savoirs sans lesquels les hommes vivent dans la servitude, avec la conviction que la connaissance des déterminants des actions et des pensées peut contribuer à la libération de ceux qui y sont exposés » (Franck Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution [Bolivie, 1999-2019], Paris, Raisons d’agir, 2022, p. 668).

[33] Cécile Denjean, Black Far West, diffusé sur Arte le 15 octobre 2022 (en ligne : www.youtube.com/watch?v=lJdmiENVgOQ). C’est du reste une question posée également par certains philosophes comme Jacques Bouveresse, qui constatait que des croyances fausses peuvent être et sont fréquemment  plus utiles que les vraies » (Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion ?, Marseille, Agone, 2011, p. 61), et il se demandait si, en règle générale, on n’avait pas plus besoin de croyance que de vérité, plus intérêt au mensonge qu’à la connaissance objective (cf. Jacques Bouveresse, « Le besoin de croyance et le besoin de vérité », À la source du savoir, DVD, 2008). Cf. également, Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance & la foi (Agone, 2007).

[34] Marie-Pierre Pouly in Berverley Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015 [1997], p. 385.

[35] Ibid., p. 384.

[36] En 1986, Pierre Bourdieu affirmait qu’une « situation de crise ouverte, comme celle dans laquelle nous sommes entrés, a pour effet de porter au jour, donc à la conscience, des choses cachées » (Pierre Bourdieu, Interventions, op. cit., p. 215). Selon Gérard Mauger, la conscience réflexive serait favorisée par des « situations critiques », comme la grève : « De même, les situations créées par des grèves locales ou nationales (comme la grève générale de mai-juin 1968) peuvent être des moments critiques susceptibles de provoquer une mise en suspens de la soumission à l’ordre établi. Parce que le sentiment (fondé) d’incapacité à changer l’ordre des choses se trouve alors mis en suspens (au fur et à mesure que la grève s’étend, ceux qui se savent, individuellement, voués à l’impuissance, découvrent leur force collective), la mise en question des croyances plus ou moins acceptées jusqu’alors devient possible, d’autant plus que la critique est partagée et que "les mots pour la dire" circulent dans l’entre-soi, donnant accès à l’ordre de l’opinion proprement politique » (Gérard Mauger, Avec Bourdieu. Un parcours sociologique, Paris, PUF, 2023, p. 89).

[37] A ce propos, Gérard Mauger rappelle que la neutralité axiologique est une « illusion scolastique » : « Rationaliste et anti-relativiste, Weber récusait, en effet, la croyance à l’hétérogénéité radicale des questions de valeur et des questions de fait et à la possibilité de décrire les faits en s’abstenant de toute espèce de jugement de valeur » (Gérard Mauger, Repère (III) pour résister à l’idéologie dominante, op. cit., p. 25).

[38] Cité par Gérard Mauger in ibid., p. 25.

[39] Alain Accardo, Engagements, op. cit., p. 76-77.

[40] Le philosophe Nick Zangwill l’a noté à propos de l’esthétique :  « Bien que cette position soit officiellement neutre quant à la question de savoir si le concept d'esthétique est une illusion, le ton de la discussion donne souvent l’impression d’un souverain mépris [lofty disdain] pour l'esthétique » (Nick Zangwill, The Metaphysics of Beauty, New York, Cornell University Press, 2001, p. 210).

[41] Noiriel parle de « la violence du style de Bourdieu [qui] n’avait rien à envier à celle des marxistes » (Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003, p. 156).

[42] Ce qui s’accorderait avec le fait que le monde social pouvait le révolter : « le fait que nous reconnaissons Kraus est sans doute lié à une affinité d’humeur. Mais on peut se demander s’il ne faut pas, pour être tant soit peu "moral", être un peu de mauvaise humeur, c’est-à-dire dans sa peau, dans sa position, dans l’univers où l’on se trouve, donc, être contrarié, voire choqué ou scandalisé par des choses que tout le monde trouve normales, naturelles » (Pierre Bourdieu, Interventions, op. cit., p. 380). Ailleurs il reconnaîtra également qu’il était un homme en colère : « j’ai été un jeune homme en colère, j’espère que je serai un vieil homme en colère » (Pierre Bourdieu, « Si le monde social m’est supportable c’est parce que je peux m’indigner », op. cit., p. 58).

[43] Comme le rappelle Laurent Mucchielli, « "la violence" n’est pas une catégorie d’analyse, ni un ensemble homogène de comportements. C’est une catégorie morale. La violence, c’est ce qui n’est pas bien » (Laurent Mucchielli, « Comment analyser sociologiquement la colère des Gilets Jaunes ? », art. cit.). Autrement dit, une relation de domination fait l’objet d’une réprobation morale par le sociologue critique : si l’on pensait que l’inégalité était naturelle ou acceptable, on ne présenterait pas ce rapport social de la même façon.

[44] Bourdieu disait que le terme élites est « auto-consacrant ».

[45] Ecoutons une sociologue conservatrice nous l’expliquer : « Quant au concept de "domination", il peut bien sûr avoir sa pertinence sociologique - et Max Weber, l'un des plus grands sociologues, a fondé une grande partie de son œuvre sur l'analyse des différentes formes de domination, avec des résultats extrêmement éclairants. Mais lorsqu'il devient un mantra qu'on récite d'article en article et de livre en livre, ce n'est plus un concept heuristique - qui aide à comprendre - mais juste un slogan permettant de partager les troupes entre "nous" et "les autres". Et lorsque, en outre, il est utilisé dans une visée militante, il tend à alimenter une culpabilisation plus ou moins explicite des "méchants" (les dominants, bien sûr), assortie d'une victimisation des "gentils" (les dominés), sans aucune contextualisation, aucune relativisation, aucune prise en compte de la façon dont les acteurs perçoivent les choses. Il devient alors un outil de règlements de comptes qui peut être dangereux, et aboutir à des absurdités ou à des injustices criantes - par exemple lorsqu'un historien ayant travaillé sur les traites intra-africaines est traîné en justice au motif qu'il tiendrait un discours colonialiste… » (« Nathalie Heinich : "La sociologie bourdieusienne est devenue un dogme de la gauche radicale" », FigaroVox, 4 août 2017, en ligne : www.lefigaro.fr/vox/politique/2017/08/04/31001-20170804ARTFIG00243-nathalie-heinich-la-sociologie-bourdieusienne-est-devenue-un-dogme-de-la-gauche-radicale.php).

[46] Yvon Quiniou, « Un faux débat : sociologie positive ou sociologie critique », 25 novembre 2017, blog personnel, en ligne. L’alternative n’est pas neutre/engagé mais honnête/malhonnête, le premier ne cachant pas ses positions, contrairement au second.

[47] Si on n’associe pas de grille critique (au sens politique du terme) à l’analyse sociologique, on n’encourage pas du tout une lecture spontanément critique, et on permet même la récupération par les dominants.

[48] « Aujourd’hui, c’est principalement au discours méritocratique que revient le rôle de justifier ces pratiques de sélection et de distinction par l’école. Les principes méritocratiques de justice scolaire se présentent comme des principes généraux d’équité : ils tendent à justifier à partir de critères objectifs d’identification des talents et des compétences, les distinctions sociales, au-delà de l’école, et justifient certaines pratiques redistributives au nom de "l’égalité des chances". (…) Le discours méritocratique remplit donc la fonction de justification des formes de différenciation dans des sociétés où celles-ci ne relèvent plus de la naissance mais des exigences de spécialisation produites par la division du travail » (Nathan Cazeneuve, « La méritocratie est-elle un idéal de justice social ? Les enjeux de la différenciation égalitaire », Germinal, n°5 « l’école émancipatrice », novembre 2022, p. 204). L’auteur définit ainsi une « conception libérale » de la méritocratie, fondée sur le « sens de l’effort » et les « talents », deux critères contradictoires : « la position méritocratique ramenée à l’individu tend à valoriser in fine les individus talentueux au détriment des autres dans la mesure où le résultat des efforts en comparant des investissements égaux, est généralement inversement proportionnel au talent. S’ajoute à cette difficulté le fait que le talent, en tant que disposition, ne relève pas de la volonté individuelle, et donc du mérite compris selon sa conception individualiste. Quant à sa valorisation, elle relève d’attentes sociales qui n’ont que marginalement à voir avec le mérite individuel » (ibid., p. 209).

[49] L’École est un « appareil de reproduction des rapports sociaux », elle est « impuissante à supprimer les avantages et les handicaps sociaux de départ, mais elle les légitime en les naturalisant en "dons" intellectuels et en "talents" certifiés, contribuant par là à transfigurer en méritocratie républicaine (célébration des "élites" de tout poil) un régime accaparé par les classes possédantes et dirigeantes » (Alain Accardo, Engagements, op. cit., p. 240-241)

[50] Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, op. cit., p. 74. En théorie, les enseignants ne croient plus beaucoup que l’École récompense les plus intelligents dans une logique méritocratique : « Dans la pratique pourtant, force est de reconnaître qu’ils ne cessent de porter des jugements d’essence sur l’intelligence des élèves et des étudiants considérés en eux-mêmes, et que la vieille idéologie naturaliste des dons intellectuels innés et de "la belle intelligence native" est toujours très vivace dans l’enseignement » (ibid., p. 74-75).

[51] Ibid., p. 75-76.

[52] Ibid., p. 76.

[53] Nathan Cazeneuve, « La méritocratie est-elle un idéal de justice social ? », art. cit., p. 213-214.

[54] Ibid., p. 214.

[55] Idem.

[56] Bertrand Russell, L’autorité et l’individu, Québec, Les presses de l’université Laval, 2005 [1949], p. 85.

[57] Cf. « Face à la catastrophe, écologique, la désobéissance civile est inévitable », Blast, 8 novembre 2022 (en ligne : www.youtube.com/watch?v=bN2f7rVrMYw). On pourrait regretter qu’ils ne s’engagent pas autant pour la justice sociale mais c’est déjà mieux que la passivité généralisée qui caractérise le monde scientifique…

[58] En ligne : www.lemonde.fr/idees/article/2020/02/20/l-appel-de-1-000-scientifiques-face-a-la-crise-ecologique-la-rebellion-est-necessaire_6030145_3232.html.

[59] Pierre Kropotkine, Mémoires d’un révolutionnaire. Autour d’une vie, Paris l’Aube, 2008 [1906], p.248-250. Ces lignes justifient l’abandon de la science pour se consacrer entièrement à la lutte politique…


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