[Ce billet illustre la définition du "travail" donnée par Bernard Friot par la critique de deux documentaires de Pierre Carles, définition qui s'éloigne à la fois du "rejet du travail" (très répandu dans le monde libertaire) et de la défense de la "valeur travail" (qui enthousiasme la droite comme la fausse gauche à la Ruffin ou Roussel)]
Deux documentaires du très bon réalisateur Pierre Carles, Attention danger travail (2003) et Volem rien foutre al païs (2007), traitent de la question du « travail ». Dans le premier, on nous montre les aspects les plus détestables du monde de l’entreprise (recrutement avec propagande patronale, management qui pousse les « collaborateurs » à être le plus productif possible, travail à la chaîne épuisant et démoralisant, etc.) alternant avec des entretiens avec des personnes heureuses d’être au chômage, qui ont renoncé à l’idée de trouver un emploi et ont malgré cela « une vie sociale très riche » (comme l’indique un intervenant). Ce film renforce donc notre détestation du monde du « travail » et notre désir de le fuir. Justement, le second documentaire nous propose des alternatives possibles. On suit des personnes ayant rompu avec le marché du travail, qui peuvent vivre du RMI ou de leur production (élevage ou agriculture). Alors que les forces politiques réactionnaires défendent la « valeur travail », il est tentant de la rejeter, comme le font certains protagonistes du film. Ce qui les amène à une réflexion sur la nature de leurs activités et la distinction entre « travail » et « activité » qui est en réalité un travail non reconnu socialement (c’est-à-dire par l’État)[1], comme l’a été (et l’est encore en partie) le travail domestique assigné généralement aux femmes. Le rejet du « travail » (qui est en réalité le rejet de l’« emploi » dans une entreprise capitaliste) est ambigu : il est à la fois une conquête sur la souveraineté de son travail (on est maître de ce que l'on fait et souhaite produire), mais également une concession faite à la représentation dominante de sa propre activité, qui n’est pas revendiquée ici comme étant un véritable travail. Et ce dernier point ne peut changer qu’à condition de mener une bataille contre l’État (capitaliste) qui décide de façon arbitraire de ce qui relève du « travail » ou pas. Autrement dit, la conquête d’une souveraineté sur son travail doit être menée à un niveau national, afin de changer les représentations[2] et la Loi.
Toujours dans Volem rien foutre al païs, on découvre la communauté de Longo Maï. Rappelons que « la première coopérative agricole autogérée du réseau Longo Maï s’installe à Limans, dans les Alpes-de-Haute-Provence, en 1973. Le but de cette communauté est d’aller au-delà des discours politiques militants en mettant en œuvre leurs idées directement sur le terrain. (…) Bien que les membres de la communauté travaillent aux différents travaux agricoles, ils ne touchent aucun salaire. Tous les revenus sont mis en commun pour faire vivre au quotidien l’ensemble de la communauté. Dans un esprit anarchiste, la notion même de travail est remise en cause. Contrairement au système capitaliste, le travail n’est pas au centre de la vie communautaire. Chaque effort ainsi que le choix du travail est librement consenti par chacun. Le but des communautés Longo Maï est de retrouver une vraie vie en communauté ouverte sur le monde en accueillant des personnes issues de tous les horizons. Ils ont aussi la volonté de revenir à une vie plus simple et plus saine en harmonie avec la nature[3] ». La promesse d’un retour à l’oisiveté ou à la nature est sans doute très séduisante, mais au-delà de ce beau discours, on rencontre de nouveau la question du rapport qu’entretient cette communauté avec le reste de la société et en particulier l’État. On peut comprendre ce qui pose problème en écoutant un échange entre le réalisateur et un membre de Longo Maï :
-Pierre Carles : « Ceux qui sont là depuis le début, vous n’avez jamais eu de fiche de salaire ? »
-membre de Longo Maï : « Ah non, jamais »
-Carles : « Des gens qui n’ont jamais cotisé de retraite de leur vie c’est quand même assez rare dans nos pays ! »
-membre de Longo Maï : « ben ouais »
-Pierre Carles : « volontairement ! comme un choix volontaire, tu vois… Donc se pose à un moment donné le problème de… qu’est-ce que tu fais le jour où tu peux plus travailler ? »
-membre de Longo Maï : « Ben c’est là que tu fais le pari de la solidarité pour les gens qui sont ensemble. Bon, avant, la société, elle se débrouillait comme ça, il n’y avait pas de… je veux dire, c’est nouveau la sécurité sociale, l’assurance vieillesse et tout, c’est un truc qui est assez récent dans l’histoire du travail et de l’humanité. Mais quand tu vois comment ça se développe maintenant, on se dit qu’on n’a pas fait le mauvais choix… parce qu’en ce moment ils sont en train de démanteler tout ce système social, d’assurance sociale, de chômage et de retraite, c’est en train d’être complètement démoli quoi… Alors bon, les gens ils manifestent parce qu’ils ont bossé toute leur vie et ils ne savent même pas s’ils vont pouvoir toucher leur retraite. Donc c’est vrai qu’on a du mal à s’identifier à ces luttes parce qu’on n’est jamais rentré dans un système de salariat. Sauf avant de venir à Longo Maï, évidemment avant j’ai fait des petits boulots, je vais peut-être toucher une toute petite retraite, mais ça m’intéresse pas vraiment…»
-Pierre Carles : « Alors que vous avez l’air de ce point de vue-là plus démunis, en réalité vous avez fabriqué votre solidarité… »
-membre de Longo Maï : « la retraite, c’est plutôt le capital de confiance qu’il y a entre nous… Bon, après, t’es pas à l’abri d’un gros pépin… et tu es obligé d’avoir de l’aide extérieure. Nous, on n’a pas de chirurgien chez nous, de gens qui savent guérir le cancer… C’est clair que si les gens à Longo Maï, quand ils deviennent vieux, ils sont obligés de partir dans une maison de retraite, là on peu se poser des questions, quoi [il sourit] »
-Pierre Carles : « c’est déjà arrivé ? »
-membre de Longo Maï : « Non ! [rires] ».
[1] Cela ne signifie pas pour autant que toute activité humaine est du travail, entendu comme participation au bien commun (production de biens ou services pour la collectivité)…
[2] Dans cette perspective, commençons par refuser la naturalisation du travail comme activité aliénée, comme nous y invite Bernard Friot : « Faire quelque chose d’emmerdant, c’est source de mérite. Je mérite de "gagner ma vie" ! parce que la vie ça se gagne… et la vie ce n’est pas le travail ! La vie, c’est de pouvoir consommer, et puis d’avoir droit à la retraite… On gagne le pain et les jeux… c’est "la valeur travail" ! Cette merde idéologique à laquelle nous sommes totalement adhérents ! Ou alors notre façon de ne pas y adhérer, est redoutable : c’est en finir avec le travail (…). La réaction, c’est de naturaliser le travail comme aliéné. Cette naturalisation fait accepter le travail aliéné, il y a une acceptation massive du travail aliéné. On y va en trainant les pieds et on dit "vivement la retraite ! vivement qu’on soit libéré du travail !" Travailler pour ne plus avoir à travailler, c’est terrible comme définition du travail ! L’autre impasse, qui est très vivante dans la jeunesse décroissante, la jeunesse qui est très sensible aux effets écologiques, au mur écologique vers lequel nous allons, elle est tentée de faire l’impasse sur le travail, de dire j’en finis avec le travail, j’en finis avec la valeur, j’en finis avec la monnaie… pour une société de l’activité. Là c’est une immense démission collective. (…) Le travail, c’est une activité de mobilisation spécifique de la science, de la technologie, de l’organisation, à une échelle qui dépasse très largement l’ici et maintenant de l’activité, à une échelle qui peut être internationale (…) ; là on se constitue comme humanité, comme genre humain, dans le travail. C’est pour cela que, si "tout n’est pas travail", il y a une façon de dire "rien n’est travail" qui me paraît extrêmement démissionnaire » (Bernard Friot, « Repenser le travail », Les salons d’opium, 26 mars 2023).
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