jeudi 18 juillet 2024

Comment imposer de nouvelles mesures potentiellement révolutionnaires ?

  [Ce texte devait figurer dans Laurent Denave, Combattre la domination. De la démystification à l’émancipation, manuscrit inédit (disponible sur z-library).]

Beaucoup de militants voudraient « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Des initiatives locales se multiplient, des petits îlots de résistance poussent ici ou là. Lutter hors du pouvoir, cela signifie ainsi « créer des cadres collectifs, des cantines autogérées des bibliothèques », etc., mais également « développer des cultures et des pratiques critiques  aptes à rivaliser avec la culture dominante ; construire des réseaux de structures alternatives, une puissance collective ; s'auto-éduquer collectivement et par la pratique à de nouvelles façons de fonctionner ; passer à l'action localement, ne pas attendre que le changement  nous arrive de l'extérieur »[1]. Ces expériences et pratiques sont importantes mais limitées : elles dépendent toujours des institutions (capitalistes et étatiques) existantes et laissent derrière elles la plus grande partie de la population, soumise à la violence sans limite du capitalisme. Le pouvoir peut s’en accommoder tant que cela reste à la marge de la société et n'implique qu'un faible nombre de gens. Mais si l’on veut véritablement changer le monde (et pas uniquement changer sa vie), il convient de changer les institutions nationales et les lois qui régissent la vie de l’ensemble des citoyens de ce pays.

Comment procéder ? Deux solutions sont souvent évoquées : la prise du pouvoir au niveau national par en bas (communes libres fédérées) ou par en-haut (prise de l’appareil d’Etat). 

 


mardi 2 juillet 2024

Article : "La Constance de l'erreur : quelques idées-reçues sur les serial killers"

 Paru dans lundimatin#435, le 2 juillet 2024

 La lecture critique du roman de Maxime Chattam, La Constance du prédateur, permet de balayer plusieurs idées-reçues sur les tueurs en série qui ont la vie dure, dans la fiction comme les écrits plus spécialisés, ignorant superbement plusieurs décennies d’études sérieuses en sciences sociales sur le sujet.

 

 

 

Suite de l'article : https://lundi.am/La-Constance-de-l-erreur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

lundi 6 mai 2024

Les insurgés contre le culte de la beauté

 Si l’apparence d’un individu donne lieu à des jugements dépréciatifs et engendre une souffrance chez celles et ceux qui n’ont pas la chance d’être considérées comme « beaux » ou « belles », on peut se demander si cette injustice n’est pas aggravée par un lien possible entre beauté et réussite sociale. La beauté constitue-t-elle un capital qui favoriserait l’ascension sociale pour une minorité d’individus et désavantagerait au contraire les moins bien lotis ?

Dans un documentaire intitulé Le chic des laids (2019)[1], on découvre le « Club des gens laids » (Club dei brutti), qui rassemble plus de 32 000 membres dans le monde et organise chaque année le concours de « l’homme le plus laid d’Italie ». Ce club, qui était au départ une sorte d’agence matrimoniale offrant son aide aux personnes « pas très séduisantes » désireuses de se marier, est devenu le « défenseur des laids », se donnant pour objectif de « dédramatiser la laideur, en s’en amusant », comme l’explique son président Giannino Aluigi. Le reportage présente ainsi ses membres comme des « insurgés contre le culte de la beauté » :

« « La laideur est une vertu, la beauté une servitude. » Telle est la devise du village italien de Piobbico, dans la région des Marches. Ses quelque 2 000 habitants opposent en effet une résistance farouche au culte de l’apparence, perpétuant chaque année une tradition née en 1879 : le festival des moches. (…) Ils sont nombreux à faire le déplacement car ils ne rateraient sous aucun prétexte les parades chamarrées qui se succèdent à cette occasion, accompagnées de vin, de danses et de chants. De l’avis général, l’élection de l’homme le plus laid d’Italie est le moment phare du festival. Le vote a lieu dans une ambiance joyeuse et détendue. En effet, à Piobbico, personne ne doit avoir de complexe parce que son physique ne correspond pas aux canons de beauté en vigueur. S’il peut prêter à sourire, le sujet est en réalité très sérieux, comme en témoigne « Poldo » Isabettini, grièvement blessé dans un accident qui l’a profondément marqué sur le plan physique et psychique. « L’homme le plus laid d’Italie », c’est lui – un titre qu’il entend bien défendre à Piobbico. Car au-delà de la compétition, il en va de son amour-propre »[2].

 

Documentaire Le chic des laids (Arte, 2019)

Giannino Aluigi explique que son club reçoit nombre de lettres dans lesquelles leur auteur raconte son expérience personnelle de la laideur, expérience de rejet et de souffrance. Le but du club est donc de faire en sorte que l’on « arrête de stigmatiser la laideur » : « Notre philosophie de vie consiste avant tout à ne pas prêter d’importance au mot laid. C’est à force de répéter « il est moche, il est beau », qu’on fait exister la différence. Il faut arrêter d’accorder de l’intérêt à cette distinction. D’ailleurs la beauté qu’est-ce que c’est ? C’est une façon de voir ! ». Est-ce une façon de nommer les choses ou de les voir ? Et ne plus nommer la chose suffira-t-il à la faire disparaître ? Il n’est pas certain que cette déconstruction d’un mot ou d’une représentation soit vraiment efficace, d’autant que celles et ceux qui fixent les canons de beauté disposent de moyens colossaux pour perpétuer cette représentation. De fait, les industries culturelles et médiatiques, sans parler des mondes politique et économique, n’ont pas l’air d’être spécialement préoccupés par la souffrance générée par le « culte de la beauté »…

lundi 29 avril 2024

Conseil lecture de Mr Mondialisation

 Les tueurs en série, miroir de notre déshumanisation capitaliste ? Les recherches sur les serial killers ne manquent pas (et encore moins les séries...), mais Laurent Denave pousse l'analyse infiniment plus loin et le résultat est passionnant. Refusant strictement la thèse de l'inné ou de la défaillance cérébrale, ce docteur en sociologie ose clairement attribuer la naissance du tueur en série à la violence capitaliste.

Au rythme record d'une information par phrase, l'auteur démontre comment des sociétés inégalitaires à l'extrême, y compris cristallisées jusque dans l'univers domestique (la fameuse enfance des criminels), génèrent des quêtes de vengeance ici sanguinaires.

Chiffres et études à l'appui, il explique comment le phénomène des tueurs en série, on le rappelle très récent dans l'histoire de notre évolution, est le fruit d'un modèle américain poussé au paroxysme de la prédation ; prédation par ailleurs piégée. Mieux, il montre comment la monstruosité de ces profils nous renvoie en réalité à une forme d'inhumanité ordinaire et banalisée : celle de nos systèmes mortifères où une minorité de puissants écrase des milliards de vies en toute légalité.

Génocides, guerres meurtrières au nom d'intérêts opaques, crises économiques à répétition, chômage de masse, concurrence effrénée et stimulée, humiliations sociales, positions professionnelles dénigrantes,... les cas de tueurs en série notoires sont exposés, décortiqués, grâce à Bourdieu, Foucault ou Marx, avec un objectif d'efficacité : cibler et déconstruire les origines du mal.

Ici, aucun jugement moral n'est en jeu, ce n'est pas le sujet. Il ne s'agit pas d'excuser, et encore moins de minimiser les crimes atroces qui ont été commis, mais de réanimer une forme de généalogie de la violence à travers une thèse documentée et vraiment instructive sur les notions complexes de pouvoir, d'oppression, de patriarcat, d'injustices de classe et même de cannibalisme...

Un livre sorti en février dernier, à se procurer aux Éditions Raisons d'Agir et en librairie indépendante : https://www.librairiesindependantes.com/.../9791097084370/

Infos et Débats | Mr Mondialisation

 


 

jeudi 18 avril 2024

« Il y a un lien entre l’augmentation du nombre de tueurs en série et le contexte économique »

 "À force de polars ou de séries, les serial killers font désormais partie de la culture populaire. Dans le monde réel, leur multiplication serait liée à l’aggravation des inégalités, selon le sociologue Laurent Denave qui publie un livre sur le sujet."

Basta! : De Jack l’Éventreur au Zodiac, les tueurs en série alimentent en scénarios d’innombrables polars, films et séries. En quoi cette figure, qui émerge surtout à partir des années 1980, serait-elle liée au capitalisme ?

Laurent Denave : Ce type de tueurs n’a pas toujours existé dans l’histoire, on les trouve en nombre dans certaines sociétés et moins dans d’autres, ce qui pose question… Dans les sociétés capitalistes occidentales, Europe et Amérique du Nord, depuis au moins le 19e siècle, il existe des serial killers autrement dit des auteurs d’homicides multiples (multicides en anglais) sans mobile apparent, qui agissent le plus souvent selon un même mode opératoire et semblent prendre plaisir à commettre leurs crimes. Dans Serial Murderers and Their Victims, Eric Hickey [universitaire états-unien spécialiste de la psychologie criminelle, ndlr] a recensé 431 tueurs en série ayant sévi aux États-Unis, du début du 19e siècle à la fin du 20e siècle, contre 300 cas ailleurs dans le monde (dont 57 % en Europe). Autrement dit, plus de la moitié des tueurs en série sont étasuniens.

Couverture du livre de Laurent Denave, « L'inhumanité, {Serial Killers et capitalisme} ».
Serial Killers et capitalisme
Laurent Denave est sociologue, auteur de L’Inhumanité. Serial Killers et capitalisme, Raison d’agir, 2024.

On constate une augmentation importante du nombre de ces tueurs – et plus généralement de meurtres – aux États-Unis dans les années 1970-1980 [plus de 250 tueurs en série sont recensés à cette période, selon la base de données de l’Université de Radford et de l’Université de la côte du golfe de Floride, ndlr]. Dans mon livre, je montre qu’il y a un lien entre cette augmentation et l’évolution du contexte politico-économique, la transformation du système capitaliste et les politiques dites néolibérales, dont les conséquences ont été catastrophiques pour les classes laborieuses américaines, en particulier pour les plus précaires.

Une "guerre psychologique" contre les Gilets jaunes ?

 L’historien Jérémy Rubenstein a consacré un excellent ouvrage[1] à la « doctrine de la guerre révolutionnaire », doctrine contre-insurrectionnelle née au sein de l’armée française pour le maintien de l’ordre colonial, qui a été très influente. Deux éléments centraux de cette doctrine sont nés durant la Seconde Guerre mondiale : les commandos et la guerre psychologique. « La notion de "guerre psychologique" est déjà très présente avant le début de la guerre. L’expression est utilisée dès 1920 en Grande-Bretagne et le concept circule à travers le monde sous des appellations légèrement différentes selon les pays. Ainsi, en Allemagne, Hitler parle de "guerre mentale", tandis que la notion de "guerre de l’esprit" s’impose au Japon. Instrument central de cette guerre, la propagande intéresse alors les acteurs les plus divers : politiques, journalistes, universitaires, militaires, publicistes, etc. (…) Avec ces idéologies tranchées et la matérialité du terrain médiatique, les éléments pour l’affrontement des propagandes sont présents durant toutes les années 1930. La guerre psychologique ne se réduit toutefois pas à la seule propagande, elle dispose d’un arsenal plus vaste de méthodes d’intoxication : rumeurs, illusions d’optique, confusions sonores, etc. »[2]. Il s’agit donc en vérité de toute forme d’endoctrinement ou de « lavage de cerveau ».

Rubenstein parle à raison de la « justice comme arme centrale de la guerre psychologique » : « La contre-insurrection est productrice de droit au moins dans deux sens. D’une part, elle ne se déploie pas totalement hors d’un cadre légal, elle le change : que ce soit pour brider la brutalité ou pour donner un contour légal à des exactions qui sont la forme d’intervention de fait des forces militaires, les législateurs accompagnent la contre-insurrection, en général par un état d’exception. D’autre part, les tenants de la contre-insurrection considèrent le droit comme une arme psychologique, si bien qu’ils préconisent un usage de la force dans un cadre reconnu comme légitime. Pour eux, une intervention militaire doit être conçue à l’aune de son objectif fondamental de conquête des cœurs et des esprits ; et ce qui permettait de faire accepter la brutalité serait justement son caractère licite ». Dans une moindre mesure, on a vu ces deux principes appliqués en France contre les Gilets Jaunes, le cadre légal s’étant un peu élargi dès avant le mouvement par l’adoption de lois exceptionnelles liées à l’État d’urgence, puis élargies encore un peu plus durant les premiers Actes, lorsqu’on a demandé aux juges de laisser les manifestants en garde-à-vue durant tout le samedi (pour éviter qu’ils retournent manifester) ou en exigeant des peines plus lourdes que de coutume. 

En second lieu, le jugement des GJ s’est aussi donné pour objectif « la conquête des cœurs et des esprits », jolie formule pour évoquer la domination symbolique et sa violence exercée par les agents de l’État… Jérémy Rubenstein pense que « l’expérience a montré qu’en pratique, la "justice" conçue comme arme psychologique devient une non-justice ou la simple proclamation d’un arbitraire (…) : la justice est vidée de sa substance pour n’en garder que les aspects ayant des impacts psychologiques immédiats – en l’occurrence la terreur – sur la population, afin de la tenir ». Mais au lieu de conclure que l’on « vide » la justice de « sa substance », ne pourrait-on pas soutenir au contraire que le « juge est nu », autrement dit, qu’apparaît au grand jour ce qui est habituellement dissimulé, à savoir l’action de la Justice réduite à sa fonction politique fondamentale qui est de discipliner les prévenus et mettre en garde la population contre toute velléité de défier l’État ? 

Comme l’explique très bien Mattéo Giouse : « Les discours moraux des magistrats sur le contexte et les peines prononcées (…) visent, tant par leur diffusion médiatique que par l’audience en elle-même, à dissuader l’ensemble des Gilets jaunes de se rendre aux manifestations et à l’interdire formellement aux prévenus. En cela, la réponse pénale constitue le prolongement du traitement policier de la contestation sociale. Pour reprendre les mots d’un procureur en début d’audience où 7 prévenus GJ ont été jugés, il s’agissait d’une "audience à message". Là où ce dernier y voit un message judiciaire s’adressant à des "délinquants", l’étude des caractéristiques de ces procès spécifiques révèle des discours moraux fondés sur la conservation de l’ordre public et social, et une forme de réponse politique envers les manifestants »[3]. Par « réponse politique », il faut entendre ici violence symbolique, qui fait ici coup double : l’assimilation de la contestation politique à la délinquance[4] ; la condamnation implicite (et qui doit être admise par tous) de la délinquance, c’est-à-dire du non-respect de la Loi. En d’autres termes, ceux qui prennent symboliquement le plus de coups, ce sont les plus pauvres (tout en bas de la hiérarchie sociale) et ceux (parfois les mêmes) qui ont affaire à la Justice (délinquants/militants)[5]. Ils subissent ainsi différentes formes de sévices corporels (coups, enfermement en prison, etc.) et de stigmatisations (enfermement dans une catégorie sociale ou morale connotée négativement, comme « casseur » ou « délinquant », les parias actuels de l’État).

 


 

[Ce petit texte devait figurer en annexe du chapitre 5 ("Mythes inégalitaires [ou la méconnaissance du pouvoir symbolique]") de mon livre Combattre la domination. De la démystification à l'émancipation (en libre téléchargement sur z-library)]
 



[1] Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022.

[2] Citations suivantes, ibid., p. 44-45 & p. 263-264.

[3] Mattéo Giouse, « Le jugement des Gilets jaunes en comparution immédiate : moraliser, punir et démobiliser », dans Sophie Béroud et al. (dir.), Sur le terrain avec les Gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, PUL, 2022, p. 237.

[4] Les militants politiques ont parfois obtenu la reconnaissance de leur statut spécifique et ont eu des droits et des conditions de détention un peu moins dégradantes. Il y a une considération meilleure pour ces prévenus et on retrouve souvent dans les déclarations des militants le désir de ne pas être traités comme de simples « délinquants », contribuant ainsi à la délégitimation des actes « délinquants ».

[5] Dans tous les cas, on applique la Loi au détriment de la justice (sociale), tous étant en effet victimes d’un système social qui ne leur permet pas de vivre dignement et les contraint de braver la Loi pour réparer cette injustice sociale.

mercredi 17 avril 2024

« Donner le pouvoir aux pauvres » (Chouard) ou sortir de la pauvreté ?

 

A la question « Sommes-nous en démocratie ? » (posée par un journaliste du Média), l’économiste Olivier Berruyer réagit de la façon suivante : « C’est une question qui est amusante, parce qu’on ne l’entend jamais. C’est un débat que tu n’auras jamais dans C dans l’air ou dans une chaîne d’info ; cela fait partie des points, si tu dis ça dans un média mainstream, tu n’es plus réinvité (je le sais, c’est ce qui m’est arrivé, comme à d’autres). Il y a un champ du possible, on peut critiquer Macron, mais il y a des choses sur lesquelles on ne peut pas parler, on ne peut pas parler de la légitimité et surtout on ne pas parler de la démocratie. Est-ce qu’on est en démocratie ? Non ! On n’est évidemment pas en démocratie parce que, qu’est-ce que la démocratie ? On peut dire que c’est le gouvernement du peuple (ça on y est), par le peuple (ça on n’y est pas), pour le peuple (on y est encore moins). On est dans un système plutôt oligarchique, avec un gouvernement du peuple par les élites, au bénéfice des oligarques »[1]. Il pense que beaucoup de gens sont aujourd’hui en colère parce que l’on va appliquer des politiques que majoritairement on refuse. Comment est-ce possible ? « Parce qu’on a des institutions qui ne sont pas démocratiques et ne sont même pas représentatives. On est allé au bout d’un système de dépossession du peuple, de son pouvoir »[2]. Il cite ensuite le texte de l’Abbé Sieyès sur la démocratie (du 7 septembre 1789) où il est clairement dit que les « Français sont trop bêtes pour prendre des décisions eux-mêmes », donc il ne faut pas une véritable démocratie, mais une « démocratie représentative », ce sont les élites, les « représentants du peuple », qui doivent prendre les décisions. Dans la bouche des dominants, « démocratie » se confond donc simplement avec « élections ». Cette critique rejoint finalement la définition réaliste de la « démocratie » donnée par la sociologue Annie Collovald : « Le peuple lorsqu’il vote ne supprime pas les élites et ne prend pas leur place : il ne fait que départager les élites entre elles, choisir une élite à la place d’une autre. On peut dire alors que ce qui est démocratique en démocratie, c’est la compétition politique et non le mode de gouvernement. La démocratie, ce n’est pas quand le peuple exerce le pouvoir, mais quand la lutte pour y accéder est ouverte et concurrentielle (absence de parti unique, multiplicité des candidatures, diversité des visions du monde offerte, sélection diversifiée socialement des compétiteurs…) »[3].

Mais qu’est-ce qu’une véritable démocratie ou « démocratie directe » ? L’anthropologue David Graeber définit les « pratiques démocratiques » comme des « procédures de décision égalitaires »[4], que l’on observe d’ailleurs à toutes les époques, partout dans le monde. Cela suppose en principe que les décisions soient prises une fois arrivés à un consensus et sans être soumis à un instrument de coercition comme l’État : « L’absence du pouvoir d’État signifie l’absence de tout mécanisme systématique de coercition pour mettre en application les décisions »[5]. Or, en Occident, depuis le 18e siècle on semble vouloir concilier « démocratie » et pouvoir d’État, ce qui est une contradiction dans les termes. On est donc loin de l’idéal démocratique de Graeber à la naissance de la République en France et on s’en éloigne toujours plus depuis quelques décennies[6]. D’ailleurs, rien n’est fait pour éduquer les citoyens aux pratiques démocratiques véritables (pas de transmission de dispositions et compétences adéquates à la pratique démocratique, c’est-à-dire à la participation à la prise de décisions) : si l’on excepte les formes rares d’éducation libertaire, l’éducation familiale et scolaire est autoritaire, l’organisation du travail dans le privé ou le public n’est en rien démocratique (le rapport de subordination est même inscrit dans le contrat de travail) et aucun loisir ne favorise non plus la pratique démocratique (le sport par exemple renforce surtout les dispositions autoritaires et l’amour de la compétition). De surcroît, on n’accorde pas assez de temps libre aux citoyens pour participer à la vie politique et éviter (ou limiter) la professionnalisation de la politique qui est également une dépossession du pouvoir d’agir du reste de la population. A ce sujet, Pierre Bourdieu espérait que l’on puisse tous un jour s’occuper de nos affaires (politiques) : « Je pense que la politique serait tout autre chose et l’action politique tout autrement efficace si chacun était convaincu qu’il lui appartient de prendre en main ses affaires politiques, que personne n’est plus compétent que lui-même, s’agissant de gérer ses propres intérêts. Il faudrait pour cela que la concurrence dont le champ politique est le lieu contraigne les hommes politiques à autoriser et à favoriser des formes d’organisation et d’expression (comité d’entreprise, assemblées de quartier, assemblées communales et non conseils municipaux) qui permettent aux citoyens, à tous les citoyens, de contribuer réellement à la production du discours et de l’action politique »[7]. Il ajoutait ceci : « Une des vertus de ces irresponsables – dont je suis – est de faire apparaître un présupposé tacite de l’ordre politique, à savoir que les profanes en sont exclus. (…) seuls les politiques peuvent parler politique. Seuls les politiques ont compétence (c’est un mot très important, à la fois technique et juridique) pour parler de politique. La politique leur appartient. Voilà une proposition tacite qui est inscrite dans l’existence du champ politique »[8].

 

mardi 16 avril 2024

"Combattre la domination. De la démystification à l'émancipation" (manuscrit inédit)

 En attendant de trouver un éditeur, je mets mon manuscrit rédigé en 2022-2023 en libre téléchargement sur z-library

Voici un extrait de l'introduction :

J’évoquerai ici certains mythes ayant circulé sur le mouvement des Gilets Jaunes, certainement la lutte politique que je connais le mieux, mais il ne s’agit pas d’un nouveau livre sur ce mouvement (sujet que j’ai déjà traité dans S'engager dans la guerre des classes). Pour étudier les mythes politiques qui me semblent les plus répandus actuellement, je vais m’appuyer sur d’autres luttes sociales récentes (auxquelles j’ai participé), mais également sur les positions (et propositions) de femmes et d’hommes politiques de gauche comme de droite (Michel Onfray, Alain Soral, François Ruffin, Juan Branco, etc.).

L'ambition de cet ouvrage est double. Il s’agit en premier lieu d’encourager l’esprit critique dans le domaine politique, pour se déprendre de la propagande officielle (la propagande de guerre sociale si l’on préfère). Il se veut donc être un outil « d’auto-défense intellectuelle » (pour reprendre l’expression de Noam Chomsky). En second lieu, ce livre propose un exercice de lucidité à tous ceux qui sont déjà engagés sur le front social, où l’on peut « s’abuser soi-même et abuser les autres avec des mythes » politiques. Je fais le pari orwellien qu’il est préférable de ne pas se raconter d’histoires et d’avoir une vision la plus claire possible sur nos pratiques, pas uniquement par soucis d’honnêteté, mais également dans l’objectif de pouvoir surmonter la montagne de difficultés qui ne manquent pas de survenir au cours d’un combat politique. Et, contrairement à ce que l’on raconte trop souvent, on peut être objectif (attaché à la vérité et aux faits) sans être neutre (interpréter les faits en fonction de nos intérêts ou principes moraux/politiques), autrement dit, on peut essayer d’avoir accès à des informations fiables tout en étant « engagé » (réactionnaire, conservateur ou progressiste). Lorsque George Orwell se battait aux côtés des Républicains espagnols, les généraux qui menaient la guerre étaient on ne peut plus engagés pour leur propre camp, mais ils avaient un besoin vital d’informations fiables sur leurs ennemis (position des troupes, composition des armes en présence, etc.). La propagande était alors réservée à celles et ceux qui ne participaient pas aux combats…

Dans cette perspective, on abordera six thèmes parmi les plus importants aujourd’hui en politique me semble-t-il : 1/ la violence politique et sa représentation complètement faussée à laquelle adhèrent en particulier les militants qui se disent « non-violents » (refusant de voir que toute lutte politique est violente par nature) ; 2/ le complotisme, reposant sur une vision fantasmée du pouvoir, qui risque de détourner nombre de personnes en colère vers des combats imaginaires ou réactionnaires ; 3/ la question identitaire qui peut invisibiliser la lutte des classes et là encore nous conduire à soutenir des luttes qui n’amélioreront en rien les conditions matérielles d’existence des dominés ; 4/ le réformisme qui laisse intact un système aussi injuste que destructeur (le capitalisme) menaçant la survie même de l’humanité ; 5/ la domination symbolique, pilier aussi solide que méconnu de l’ordre établi, qui nous fait voir le monde avec les lunettes des dominants, nous rendant ainsi aveugles aux injustices ; 6/ le populisme, qui nous éloigne de l’idée que l’on se fait de la démocratie (en particulier au sein d’organisations politiques qui se donnent pourtant pour objectif de la défendre).

Chaque chapitre (qui peut être lu séparément) sera divisé en trois sections proposant : 1/ l’analyse d’un exemple précis servant d’introduction au thème abordé dans ce chapitre ; 2/ la présentation la plus claire et simple possible du thème et des problèmes qu’il soulève ; 3/ quelques réponses à la question classique « que faire ? » ou plutôt « comment ont-ils fait ? », des solutions existent déjà, avant d’envisager d’en trouver de nouvelles, il serait judicieux de reprendre et généraliser celles qui ont montré leur efficacité. Il s’agit donc ici de décrire le monde social le plus objectivement possible, en m’appuyant sur les travaux de la science sociale la plus critique (dans la lignée de ceux de Karl Marx et Pierre Bourdieu), mais également de fournir des armes politiques pour combattre l’adversaire, en tirant les leçons des luttes passées. Bref, l’objet de ce livre est de donner une boussole sociologique pour sortir de la forêt de mythologies politiques et retrouver le chemin de l’émancipation.