L’historien
Jérémy Rubenstein a consacré un excellent ouvrage[1]
à la « doctrine de la guerre révolutionnaire », doctrine
contre-insurrectionnelle née au sein de l’armée française pour le maintien de
l’ordre colonial, qui a été très influente. Deux éléments centraux de cette
doctrine sont nés durant la Seconde Guerre mondiale : les commandos et la
guerre psychologique. « La notion de "guerre psychologique" est
déjà très présente avant le début de la guerre. L’expression est utilisée dès
1920 en Grande-Bretagne et le concept circule à travers le monde sous des
appellations légèrement différentes selon les pays. Ainsi, en Allemagne, Hitler
parle de "guerre mentale", tandis que la notion de "guerre de
l’esprit" s’impose au Japon. Instrument central de cette guerre, la
propagande intéresse alors les acteurs les plus divers : politiques,
journalistes, universitaires, militaires, publicistes, etc. (…) Avec ces
idéologies tranchées et la matérialité du terrain médiatique, les éléments pour
l’affrontement des propagandes sont présents durant toutes les années 1930. La
guerre psychologique ne se réduit toutefois pas à la seule propagande, elle
dispose d’un arsenal plus vaste de méthodes d’intoxication : rumeurs,
illusions d’optique, confusions sonores, etc. »[2].
Il s’agit donc en vérité de toute forme d’endoctrinement ou de « lavage de
cerveau ».
Rubenstein parle à raison de la « justice comme
arme centrale de la guerre psychologique » : « La contre-insurrection
est productrice de droit au moins dans deux sens. D’une part, elle ne se
déploie pas totalement hors d’un cadre légal, elle le change : que ce soit
pour brider la brutalité ou pour donner un contour légal à des exactions qui
sont la forme d’intervention de fait des forces militaires, les législateurs
accompagnent la contre-insurrection, en général par un état d’exception.
D’autre part, les tenants de la contre-insurrection considèrent le droit comme
une arme psychologique, si bien qu’ils préconisent un usage de la force dans un
cadre reconnu comme légitime. Pour eux, une intervention militaire doit être
conçue à l’aune de son objectif fondamental de conquête des cœurs et des
esprits ; et ce qui permettait de faire accepter la brutalité serait
justement son caractère licite ». Dans
une moindre mesure, on a vu ces deux principes appliqués en France contre les Gilets Jaunes,
le cadre légal s’étant un peu élargi dès avant le mouvement par l’adoption de
lois exceptionnelles liées à l’État d’urgence, puis élargies encore un peu plus
durant les premiers Actes, lorsqu’on a demandé aux juges de laisser les
manifestants en garde-à-vue durant tout le samedi (pour éviter qu’ils
retournent manifester) ou en exigeant des peines plus lourdes que de coutume.
En second lieu, le jugement des GJ s’est aussi donné pour objectif « la
conquête des cœurs et des esprits », jolie formule pour évoquer la
domination symbolique et sa violence exercée par les agents de l’État… Jérémy
Rubenstein pense que « l’expérience a montré qu’en pratique, la
"justice" conçue comme arme psychologique devient une non-justice ou
la simple proclamation d’un arbitraire (…) : la justice est vidée de sa
substance pour n’en garder que les aspects ayant des impacts psychologiques
immédiats – en l’occurrence la terreur – sur la population, afin de la
tenir ». Mais au lieu de conclure
que l’on « vide » la justice de « sa substance », ne
pourrait-on pas soutenir au contraire que le « juge est nu »,
autrement dit, qu’apparaît au grand jour ce qui est habituellement dissimulé, à
savoir l’action de la Justice réduite à sa fonction politique fondamentale qui
est de discipliner les prévenus et mettre en garde la population contre toute
velléité de défier l’État ?
Comme l’explique très bien Mattéo
Giouse : « Les discours moraux des magistrats sur le contexte et les
peines prononcées (…) visent, tant par leur diffusion médiatique que par
l’audience en elle-même, à dissuader l’ensemble des Gilets jaunes de se rendre
aux manifestations et à l’interdire formellement aux prévenus. En cela, la
réponse pénale constitue le prolongement du traitement policier de la
contestation sociale. Pour reprendre les mots d’un procureur en début
d’audience où 7 prévenus GJ ont été jugés, il s’agissait d’une "audience à
message". Là où ce dernier y voit un message judiciaire s’adressant à des
"délinquants", l’étude des caractéristiques de ces procès spécifiques
révèle des discours moraux fondés sur la conservation de l’ordre public et
social, et une forme de réponse politique envers les manifestants ».
Par « réponse politique », il faut entendre ici violence symbolique,
qui fait ici coup double : l’assimilation de la contestation politique à
la délinquance ; la condamnation
implicite (et qui doit être admise par tous) de la délinquance, c’est-à-dire du
non-respect de la Loi. En d’autres termes, ceux qui prennent symboliquement le
plus de coups, ce sont les plus pauvres (tout en bas de la hiérarchie sociale)
et ceux (parfois les mêmes) qui ont affaire à la Justice
(délinquants/militants). Ils
subissent ainsi différentes formes de sévices corporels (coups, enfermement en
prison, etc.) et de stigmatisations (enfermement dans une catégorie sociale ou
morale connotée négativement, comme « casseur »
ou « délinquant », les parias actuels de l’État).
[Ce petit texte devait figurer en annexe du chapitre 5 ("Mythes inégalitaires [ou la méconnaissance du pouvoir symbolique]") de mon livre Combattre la domination. De la démystification à l'émancipation (en libre téléchargement sur z-library)]