jeudi 18 avril 2024

Une "guerre psychologique" contre les Gilets jaunes ?

 L’historien Jérémy Rubenstein a consacré un excellent ouvrage[1] à la « doctrine de la guerre révolutionnaire », doctrine contre-insurrectionnelle née au sein de l’armée française pour le maintien de l’ordre colonial, qui a été très influente. Deux éléments centraux de cette doctrine sont nés durant la Seconde Guerre mondiale : les commandos et la guerre psychologique. « La notion de "guerre psychologique" est déjà très présente avant le début de la guerre. L’expression est utilisée dès 1920 en Grande-Bretagne et le concept circule à travers le monde sous des appellations légèrement différentes selon les pays. Ainsi, en Allemagne, Hitler parle de "guerre mentale", tandis que la notion de "guerre de l’esprit" s’impose au Japon. Instrument central de cette guerre, la propagande intéresse alors les acteurs les plus divers : politiques, journalistes, universitaires, militaires, publicistes, etc. (…) Avec ces idéologies tranchées et la matérialité du terrain médiatique, les éléments pour l’affrontement des propagandes sont présents durant toutes les années 1930. La guerre psychologique ne se réduit toutefois pas à la seule propagande, elle dispose d’un arsenal plus vaste de méthodes d’intoxication : rumeurs, illusions d’optique, confusions sonores, etc. »[2]. Il s’agit donc en vérité de toute forme d’endoctrinement ou de « lavage de cerveau ».

Rubenstein parle à raison de la « justice comme arme centrale de la guerre psychologique » : « La contre-insurrection est productrice de droit au moins dans deux sens. D’une part, elle ne se déploie pas totalement hors d’un cadre légal, elle le change : que ce soit pour brider la brutalité ou pour donner un contour légal à des exactions qui sont la forme d’intervention de fait des forces militaires, les législateurs accompagnent la contre-insurrection, en général par un état d’exception. D’autre part, les tenants de la contre-insurrection considèrent le droit comme une arme psychologique, si bien qu’ils préconisent un usage de la force dans un cadre reconnu comme légitime. Pour eux, une intervention militaire doit être conçue à l’aune de son objectif fondamental de conquête des cœurs et des esprits ; et ce qui permettait de faire accepter la brutalité serait justement son caractère licite ». Dans une moindre mesure, on a vu ces deux principes appliqués en France contre les Gilets Jaunes, le cadre légal s’étant un peu élargi dès avant le mouvement par l’adoption de lois exceptionnelles liées à l’État d’urgence, puis élargies encore un peu plus durant les premiers Actes, lorsqu’on a demandé aux juges de laisser les manifestants en garde-à-vue durant tout le samedi (pour éviter qu’ils retournent manifester) ou en exigeant des peines plus lourdes que de coutume. 

En second lieu, le jugement des GJ s’est aussi donné pour objectif « la conquête des cœurs et des esprits », jolie formule pour évoquer la domination symbolique et sa violence exercée par les agents de l’État… Jérémy Rubenstein pense que « l’expérience a montré qu’en pratique, la "justice" conçue comme arme psychologique devient une non-justice ou la simple proclamation d’un arbitraire (…) : la justice est vidée de sa substance pour n’en garder que les aspects ayant des impacts psychologiques immédiats – en l’occurrence la terreur – sur la population, afin de la tenir ». Mais au lieu de conclure que l’on « vide » la justice de « sa substance », ne pourrait-on pas soutenir au contraire que le « juge est nu », autrement dit, qu’apparaît au grand jour ce qui est habituellement dissimulé, à savoir l’action de la Justice réduite à sa fonction politique fondamentale qui est de discipliner les prévenus et mettre en garde la population contre toute velléité de défier l’État ? 

Comme l’explique très bien Mattéo Giouse : « Les discours moraux des magistrats sur le contexte et les peines prononcées (…) visent, tant par leur diffusion médiatique que par l’audience en elle-même, à dissuader l’ensemble des Gilets jaunes de se rendre aux manifestations et à l’interdire formellement aux prévenus. En cela, la réponse pénale constitue le prolongement du traitement policier de la contestation sociale. Pour reprendre les mots d’un procureur en début d’audience où 7 prévenus GJ ont été jugés, il s’agissait d’une "audience à message". Là où ce dernier y voit un message judiciaire s’adressant à des "délinquants", l’étude des caractéristiques de ces procès spécifiques révèle des discours moraux fondés sur la conservation de l’ordre public et social, et une forme de réponse politique envers les manifestants »[3]. Par « réponse politique », il faut entendre ici violence symbolique, qui fait ici coup double : l’assimilation de la contestation politique à la délinquance[4] ; la condamnation implicite (et qui doit être admise par tous) de la délinquance, c’est-à-dire du non-respect de la Loi. En d’autres termes, ceux qui prennent symboliquement le plus de coups, ce sont les plus pauvres (tout en bas de la hiérarchie sociale) et ceux (parfois les mêmes) qui ont affaire à la Justice (délinquants/militants)[5]. Ils subissent ainsi différentes formes de sévices corporels (coups, enfermement en prison, etc.) et de stigmatisations (enfermement dans une catégorie sociale ou morale connotée négativement, comme « casseur » ou « délinquant », les parias actuels de l’État).

 


 

[Ce petit texte devait figurer en annexe du chapitre 5 ("Mythes inégalitaires [ou la méconnaissance du pouvoir symbolique]") de mon livre Combattre la domination. De la démystification à l'émancipation (en libre téléchargement sur z-library)]
 



[1] Jérémy Rubenstein, Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022.

[2] Citations suivantes, ibid., p. 44-45 & p. 263-264.

[3] Mattéo Giouse, « Le jugement des Gilets jaunes en comparution immédiate : moraliser, punir et démobiliser », dans Sophie Béroud et al. (dir.), Sur le terrain avec les Gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, PUL, 2022, p. 237.

[4] Les militants politiques ont parfois obtenu la reconnaissance de leur statut spécifique et ont eu des droits et des conditions de détention un peu moins dégradantes. Il y a une considération meilleure pour ces prévenus et on retrouve souvent dans les déclarations des militants le désir de ne pas être traités comme de simples « délinquants », contribuant ainsi à la délégitimation des actes « délinquants ».

[5] Dans tous les cas, on applique la Loi au détriment de la justice (sociale), tous étant en effet victimes d’un système social qui ne leur permet pas de vivre dignement et les contraint de braver la Loi pour réparer cette injustice sociale.

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